La politique de l'impérialisme américain en Afrique01/09/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La politique de l'impérialisme américain en Afrique

D'un bout à l'autre du continent, l'Afrique est en crise, ouverte ou latente.

Il ne s'agit pas seulement de la situation explosive entretenue par la ségrégation raciale en Afrique du Sud ou en Rhodésie, deux pays où une minorité de Blancs s'accroche à une forme de domination particulièrement odieuse que l'impérialisme avait jugé utile d'abandonner ailleurs. C'est l'ensemble de l'Afrique qui offre l'image d'une juxtaposition de dictatures à l'équilibre instable, dressées souvent les unes contre les autres, travaillées de l'intérieur par des forces d'opposition multiples, parfois armées ; et le tout servant d'arène à la rivalité entre grandes puissances.

Le Zaïre de Mobutu était manifestement incapable de faire face à la révolte qui gagnait l'ex-Katanga, lorsqu'il reçut l'aide du Maroc soutenu par l'impérialisme français. De l'autre côté du continent, l'État éthiopien était menacé de désagrégation par la guerre d'indépendance de l'Érythrée, la révolte ouverte de plusieurs minorités ethniques avant qu'il s'engage avec la Somalie (bien que la Somalie prétende n'avoir engagé aucune force régulière aux côtés du FLSO, le « Front de Libération de la Somalie Occidentale » ) dans une guerre qui dès les premiers jours d'affrontement en Ogaden fit plusieurs milliers de morts, où des femmes, des enfants et des vieillards furent massacrés, où en quelques jours furent détruits des dizaines d'avions et de blindés. Au Tchad, au Cameroun, au Soudan, des guérillas permanentes s'opposent de longue date au pouvoir central. Cet été, les affrontements armés se sont succédé au Sahara, au Nord du Kenya, au Tibesti, sans oublier une véritable guerre dans le désert entre l'Égypte et la Libye. L'Angola d'Agostino Neto est aux prises avec les guérillas sur la majeure partie du territoire, dirigées par les mouvements nationalistes rivaux. La plupart des États africains sont en état de guerre froide, larvée ou franchement ouverte avec leurs voisins : l'Égypte avec la Libye, la Libye avec le Tchad, l'Angola avec le Zaïre, la Somalie avec l'Éthiopie et le Kenya, l'Éthiopie avec le Soudan, l'Ouganda avec le Kenya, etc...

Les raisons particulières de ce que la presse appelle, de façon générale, la « déstabilisation » de l'Afrique, sont multiples. Elles constituent chaque fois un mélange différent de rivalités politiques, de haines nationales ou tribales, d'oppositions d'intérêts économiques, voire d'ambitions personnelles. Mais derrière cette multiplicité de raisons particulières, il y a une raison générale. L'indépendance politique que les puissances coloniales avaient commencé à accorder à leurs anciennes colonies après la Deuxième Guerre mondiale, ne mettait pas fin à la dépendance économique de ces pays. Les pays impérialistes n'ont accepté de changer la forme de leur domination que pour mieux perpétuer le fond : continuer à tirer des profits et des matières premières des ex-colonies, les exploiter sans merci, directement ou par régimes « indépendants » interposés dont la caractéristique est d'être indépendants avant tout de leurs propres peuples. Les pays impérialistes européens n'ont accordé le plus tard possible que les seules concessions qui leur permettent de poursuivre plus longtemps et avec le maximum d'efficacité leur fructueux pillage, tout en léguant aux États indépendants des frontières complètement artificielles séparant en multiples tronçons des populations unies par des liens ethniques, culturels, économiques et religieux, tels les Somalies, pour ne prendre que l'exemple le plus actuel, répartis entre la Somalie actuelle, Djibouti, l'Est de l'Éthiopie, l'Ogaden et le Kenya septentrional.

Les peuples africains « indépendants » n'ont sans doute jamais connu un tel dénuement. L'Afrique d'aujourd'hui est un immense réservoir de misère et de révolte qui constitue un potentiel explosif énorme. Et cela ne peut que s'aggraver pendant cette période de crise économique mondiale que les pays sous-développés sont les premiers à payer et plus chèrement que quiconque. C'est cette situation qui est la cause fondamentale de l'instabilité profonde de l'Afrique qui couvait depuis près de vingt ans et qui prend depuis quelques années un caractère général. Et finalement, c'est avant tout la volonté des masses opprimées de se libérer, même si ces aspirations sont canalisées dans des conflits aux objectifs nationalistes, qui bouleverse les équilibres politiques soigneusement échafaudés par l'impérialisme.

L'équilibre politique de l'Afrique post-coloniale n'a jamais été qu'un château de cartes, La lutte de libération nationale des peuples du Mozambique et d'Angola en aboutissant à l'effondrement du dernier empire colonial d'Afrique, a engagé de façon irréversible cette déstabilisation. Celle-ci risque d'être désormais une donnée permanente transformant l'Afrique en un vaste champ de bataille où non seulement se mènent les luttes de libération aux conséquences incalculables contre les dernières formes de domination coloniale comme en Afrique du Sud, mais où s'affrontent aussi les différents appareils d'États nationalistes indépendants qu'ils prennent ou pas appui sur les aspirations nationales de différentes minorités opprimées. Ces conflits sont en outre amplifiés et ont tendance à prendre des dimensions internationales par la seule existence de la rivalité militaire entre les deux Grands, l'URSS et les États-Unis, qui arment directement ou par États interposés tel ou tel camp. Mais les rapports de forces réels ne se décident que sur le terrain ; aussi les chances de l'emporter (ou de s'effondrer) de tel ou tel État belligérant (ou de tel mouvement nationaliste) amènent-elles les deux grandes puissances (et les États-Unis en premier lieu) à de fréquentes révisions d'alliances comme viennent de le montrer les spectaculaires renversements d'alliances de ces derniers mois et dernières semaines dans la corne de l'Afrique.

Les choix de l'impérialisme américain

Le contexte international de la politique américaine en Afrique est celui de la détente. La grande leçon est toujours celle du Vietnam où l'engagement direct des États-Unis a été finalement désastreux, avant tout sur le plan politique. En Afrique, les États-Unis ne sont pas prêts à rééditer la même erreur et à s'enliser dans un conflit local. On a pu le vérifier il y a un an et demi vis-à-vis de la guerre d'Angola où le gouvernement américain finit par lâcher le FNLA, laissa Neto prendre le pouvoir et entreprit même de faire pression sur l'Afrique du Sud pour qu'elle dégage les troupes qu'elles avait envoyées au Sud de l'Angola aux côtés de Sawimbi. Les États-Unis choisirent alors de refuser l'escalade et de désinternationaliser un conflit qui l'était déjà trop.

Aujourd'hui les États-Unis veulent se préserver le maximum de possibilités en Afrique en ne se bouchant aucune voie qui viserait à maintenir leur influence politique en composant avec des régimes nationalistes, quels qu'ils soient, pourvu qu'ils aient une assise sociale relativement stable.

A vrai dire, cette politique n'est pas nouvelle. A chaque fois que le gouvernement des USA l'a estimé nécessaire, il s'est démarqué des formes surannées de domination coloniale en s'offrant le luxe à différentes reprises après la Seconde Guerre mondiale d'intervenir comme puissance « anti-coloniale », pour la bonne raison que les formes de domination coloniale préservent d'autres privilèges que ceux de l'impérialisme américain. Aujourd'hui, la révolte des Noirs d'Afrique australe a commencé et les USA ne sont pas prêts à s'enliser auprès de régimes qui ne sont pas les plus aptes désormais à assurer la stabilité politique en Afrique, ni même les meilleurs garants des profits impérialistes.

La politique de Carter en Afrique consiste à se réserver, dans les différents points chauds, toutes les cartes possibles : laissant tomber les régimes au bord de l'effondrement, cherchant de nouveaux interlocuteurs valables quand c'est possible, fussent-ils des nationalistes en butte aux actuels tenants des régimes les plus haïs mais les plus fidèles à l'impérialisme américain, et surtout en évitant de s'enliser auprès de partenaires fidèles mais impuissants.

Au zaïre, l'art de laisser les impuissances de second rang se salir les mains

L'attitude du gouvernement américain lors des affrontements dans le Shaba au printemps dernier au Zaïre fut assez significatif : bien sûr, les États-Unis avaient intérêt au maintien du statu quo au Zaïre. Mais le gouvernement US considérait que si Mobutu « n'arrive pas à stopper deux mille Katangais, nous n'avons pas à lui envoyer des fusiliers marins pour l'y aider » comme le déclarait son représentant Andrew Young qui ajoutait avec un certain flegme : « Nous ne devons pas céder à la paranoïa parce qu'il y a quelques communistes, même quelques milliers de communistes » au Zaïre.

En effet, le régime déliquescent et discrédité de Mobutu n'est pas forcément le plus apte aujourd'hui à préserver la stabilité des profits des compagnies minières du Shaba. Et le département de la défense américain pouvait juger raisonnablement qu'il n'était pas très rentable de gaspiller de l'argent à entretenir une armée qui a bénéficié depuis des années de 50 %. de toute l'aide militaire des USA à l'Afrique (ayant pris le relais de l'Éthiopie dans le rôle de première puissance militaire pro-occidentale en Afrique) et qui se révélait incapable de tenir tête à quelques milliers de guérilleros.

Dans l'immédiat il s'agissait bien sûr de préserver la stabilité du Zaïre. C'est pourquoi le gouvernement américain a tacitement béni l'intervention française et marocaine, en se réservant de ne pas lui donner l'absolution au cas où elle tournerait au désastre. Et puisque les USA disposaient en la personne de Giscard d'Estaing d'un gendarme bénévole et empressé, pourquoi s'en priver ? Comme l'écrivait un journaliste américain dans Newsweek du 25 avril dernier, « si le Maroc et la France échouent, Carter devra prendre la décision de savoir s'il peut continuer à s'en remettre aux Marocains et à Giscard comme fers de lance de lOccident en Afrique ».

Un kissinger noir américain en afrique pour une diplomatie tous azimuts : andrew young

La politique actuelle des États-Unis en Afrique est symbolisée par son ambassadeur permanent à l'ONU et son diplomate vedette en Afrique, Andrew Young. C'est à ce Noir américain, ancien compagnon de Martin Luther King que Carter doit le ralliement de toute une partie de l'électorat Noir américain. On le surnomme « l''éclaireur » de la politique américaine en Afrique, celui à qui on ne donne pas exactement carte blanche, mais à qui on laisse dire ce qu'il veut. Il se déclare grand admirateur d'Agostino Neto, même si les États-Unis ont encore posé leur veto à la reconnaissance de la république populaire de l'Angola à l'ONU. Comble du paradoxe, c'est lui qu'on envoya en juin dernier comme l'un des porte-parole de la Maison Blanche pour négocier à Prétoria le réglement de l'affaire rhodésienne. Vorster dut recevoir ce Noir américain avec le statut de « blanc honoraire » pour lui éviter de tomber sous le coup des lois d'apartheid ! C'est en quelque sorte le représentant de la « real-politik » américaine, qui déclare calmement « qu'aucun gouvernement ne restera très longtemps communiste dans ces régions d'Afrique ».

Aux leaders nationalistes Noirs, Andrew Young prêche la politique de « non violence », les vertus de la négociation et la confiance dans les bonnes intentions américaines ; aux industriels blancs d'Afrique australe il explique patiemment que « les plus riches deviendront plus riches si les moins pauvres le sont un peu moins », tout en leur conseillant de favoriser la formation d'une petite bourgeoisie noire avec qui il sera avantageux de s'entendre. Le 23 mai dernier, Carter déclarait dans une université américaine : « Il n'y a aucun doute dans mon esprit que bientôt, Andy Young deviendra un héros du Tiers Monde », ou plus exactement le monsieur bons offices auprès des leaders nationalistes africains prêts à une collaboration raisonnable avec l'impérialisme américain.

C'est lui qui est chargé de convaincre les leaders nationalistes Noirs de Rhodésie, N'Komo et Mugabe, d'accepter le plan de règlement anglo-américain d'un futur gouvernement rhodésien à majorité noire, mais c'est lui aussi qu'on charge, lors de la « conférence mondiale de l'action contre l'apartheid » à Lagos, en août dernier, de refuser les sanctions économiques et politiques obligatoires contre l'Afrique du Sud, au moment où le gouvernement raciste d'Afrique du Sud fait adopter un projet de révision constitutionnelle prévue pour le début 1978 qui consolide plus que jamais la politique d'apartheid...

L'occasion pour l'urss d'offrir ses services mais une marge de manoeuvre étroite

Si l'Afrique n'est pas « déstabilisée » de façon circonstancielle, par le seul hasard du jeu des coups d'États réussis ou ratés, par les maladresses ou les ambitions de dirigeants, par les rancunes tribales, elle ne l'est pas non plus, malgré ce qu'en prétend la droite, par l'intervention diplomatique de l'URSS dans la région.

La ligne de partage des États africains qui bénéficient de l'aide militaire et financière de l'URSS et des USA est effectivement très mouvante. Mais il ne faut pas prendre les faits pour la cause. Et les journalistes de droite ont beau s'alarmer d'un « nouveau Yalta » en Afrique, il ne s'agit justement pas de cela. Le temps du partage du monde en zones d'influences militaires rigides est révolu précisément parce que les États-Unis ont abandonné leur vieille politique de containment. Dans le contexte de la politique de « détente » les rapports de forces des deux puissances dans les différents points chauds du globe et en Afrique en particulier sont susceptibles d'être remis constamment en cause ; aucune position n'est acquise, en particulier en ce qui concerne l'URSS. Et cette dernière en est réduite en réalité à tenter de se forger des alliés (et dans l'affaire l'URSS est surtout alliée pour deux en fournissant armes et devises sans aucune garantie de fidélité politique et militaire en retour) auprès de tout État africain qui perd ou fait mine de dédaigner un tant soit peu les bonnes grâces de l'impérialisme.

C'est l'instabilité de l'équilibre politique en Afrique qui lui en donne la possibilité. Mais la marge de manœuvre de la diplomatie russe est étroite et surtout dépendante d'une part des choix politiques de l'impérialisme américain, d'autre part du jeu de balance entre les deux Grands des États africains eux-mêmes. Et dans l'affaire c'est plutôt l'URSS qui propose et les États africains qui disposent. Et ces derniers déterminent leurs choix du moment en fonction de l'attitude des États-Unis à leur égard. L'URSS est donc réduite à offrir ses services partout où il y a une brèche possible. La nouveauté relative de la situation en Afrique est que ces brèches existent de plus en plus.

Les choix de Moscou font royalement fi des appartenances « idéologiques » affichés ou pas des différents États. Il suffit que les États-Unis prennent d'une façon ou d'une autre des distances par rapport à un État africain pour que la diplomatie soviétique s'empresse de faire des offres de services... et d'armement à l'intéressé délaissé. C'est ainsi qu'en mars dernier, l'Agence Tass volait au secours du Maréchal Amin Dada qualifié de « progressiste » au moment où Carter s'en démarquait au nom du « respect des droits de l'homme ». De la même façon, au moment même où les États-Unis lâchaient ouvertement l'Éthiopie, bloquaient les livraisons d'armes et que Mengistu faisait massacrer un millier d'étudiants, les représentants éthiopiens étaient reçus en héros en Bulgarie et en URSS.

La politique des états africains : au plus offrant

Évidemment, c'est l'existence de la rivalité entre les deux Grands qui permet aux différents États africains une certaine marge de manœuvre et leur donne la possibilité de s'approvisionner en armes et en subsides chez un partenaire quand l'autre les lâche. Mais les États alignés sur l'Union Soviétique n'ont jamais hésité à renverser leur alliance quand les États-Unis s'y montrèrent prêts, comme ce fut le cas de l'Égypte de Sadate ou du Soudan de Nemeiry. L'expérience égyptienne d'ailleurs a incité la diplomatie américaine à considérer qu'elle pouvait laisser filer la ligne sans trop de danger en ce qui concerne certains pays. Tout ne peut-il pas se passer, en effet, comme si en fin de parcours les États-Unis allaient récupérer les États africains que l'URSS aurait approvisionnés en armes et tout à fait accessoirement en « idéologie » ?

En réalité, les chefs d'États africains les plus expérimentés ont toujours su diversifier leurs sources d'approvisionnement en armes, cela fait d'ailleurs partie de leur jeu entre les deux Grands. La politique d'Haïlé Sélassié à cet égard fut assez nuancée et bien que le Négus représentât le fer de lance de l'Occident en Afrique, il sut toujours préserver une diplomatie tous azimuts. Il prit toujours soin de se démarquer de « l'impérialisme », affirma officiellement des positions favorables aux luttes d'émancipation en Algérie, en Rhodésie, en Afrique du Sud et au Vietnam. En juin 1959, Haïlé Sélassié était reçu en grande pompe à Moscou où il retourna de la même façon en 1967 et en 1970 et reconnut la Chine populaire.

Si cette attitude de l'Éthiopie fut assez démonstrative de la marge que peuvent avoir les régimes africains entre les deux Grands, l'attitude des « Républiques démocratiques populaires » en Afrique, alliées officielles de l'URSS, ne l'est pas moins. Quant aux mouvements de libération nationaux, la plupart ont toujours exprimé leurs réserves vis-à-vis de l'allié soviétique. C'est le cas aujourd'hui, pour ne donner qu'un exemple, des chefs nationalistes noirs de Rhodésie. Joshya N'Komo, l'un des dirigeants de la guérilla noire rhodésienne sur les frontières du Botswana déclarait en mars 77 (cité par le Monde du 20-21 mars 77) que son mouvement de libération « n'a jamais été inspiré ou influencé par les États communistes », et d'ajouter pour bien donner la mesure de son pro-soviétisme récent : « Si les pays occidentaux nous croient inspirés par certains États dont nous pourrions devenir les marionnettes, qu'ils nous mettent à l'épreuve en nous apportant une aide massive, et ils verront que nous ne la refuserons pas ». De la même façon, Samora Machel au Mozambique prend soin de diversifier des sources d'approvisionnement d'armes (comme d'ailleurs Neto en Angola) et de faire des déclarations où il se démarque de l'URSS, au point qu'un diplomate occidental confiait à un journaliste du Nouvel Observateur : « il faut être aveugle et borné pour assimiler le Mozambique à un satellite soviétique ».

En fait, les chefs nationalistes les plus radicaux, ceux que l'on dit marxistes et qui ont mené la guerilla et la guerre de libération nationale contre le colonialisme portugais, sont prêts à se tourner vers les États-Unis, pour peu que ceux-ci veuillent bien miser sur eux. Et le gouvernement américain a l'air bien décidé à en tenir compte.

Les renversements d'alliances successifs dans la corne de l'afrique

Depuis le début de l'année 1977, on voyait se dessiner un premier renversement d'alliances spectaculaire dans cette région de l'Afrique : la Somalie liée à l'URSS par un traité d'amitié depuis 1974 qui lui permit de forger une des armées les mieux entraînées d'Afrique de quelque 30 000 hommes, soutenus par plusieurs dizaines de MIG et de bombardiers Iliouchine, répondait de plus en plus favorablement aux avances de l'Arabie Saoudite, pendant que l'Éthiopie, cet ancien bastion occidental en Afrique passait dans le camp de l'URSS.

Ce qu'on appela au printemps 77 « l'implantation de l'URSS » dans la corne de l'Afrique ne témoignait pas exactement d'une politique offensive de l'URSS, mais d'un choix préalable des États-Unis, qui venaient de lâcher depuis peu l'Éthiopie, en pleine crise sociale et politique, pour le Soudan.

En fait, dès 1974, les États-Unis modérèrent leur aide militaire à l'Éthiopie, en partie peut-être pour la raison que la base militaire américaine de Kagnew en Éthiopie, présentait beaucoup moins d'intérêt pour la stratégie militaire américaine depuis le développement des satellites espions (cette base est en cours d'évacuation depuis 1974), mais surtout parce que le gouvernement américain considérait sans doute que le régime éthiopien était beaucoup trop fragile et instable pour qu'on mise sérieusement dessus et qu'on y dépense des milliards de dollars en armement.

C'est cet abandon de l'Éthiopie par les États-Unis qui incita automatiquement l'URSS à lui faire des avances, et à considérer que l'alliance avec ce pays de 28 millions d'habitants avait peut-être plus d'avantages qu'avec la Somalie qui en compte au moins cinq fois moins et qui, surtout, semblait de plus en plus sensible aux offres sonnantes et trébuchantes de l'Arabie Saoudite.

De son côté, l'impérialisme américain par Soudan et Arabie Saoudite interposés entamait une cour assidue aux dirigeants somaliens : l'Arabie Saoudite se déclarait prête à consentir au président somalien, Syad Barre, une importante aide financière, pour peu qu'il relâche ses liens privilégiés avec Moscou. En juillet dernier, la Somalie réussissait à obtenir au terme d'un voyage dans le Golfe persique le soutien financier des États pétroliers et l'ouverture des marchés d'armes occidentaux. L'URSS officialisait alors ce renversement d'alliances à la veille de l'engagement militaire de la Somalie en Ogaden, en retirant ses experts de Somalie. Fin juillet, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne assuraient qu'ils étaient disposés à fournir des armes à la Somalie. Il s'ensuivit au mois d'août une guerre déclarée et très meurtrière en Ogaden où, comme en Angola il y a deux ans, les deux grandes puissances auraient été en situation de s'affronter par peuples interposés au moyen d'armements lourds. Crainte de la création d'un nouveau foyer de tension international, de la possibilité d'un enlisement militaire ? Refus d'une escalade militaire à terme inévitable ? Constatation que l'Éthiopie avec ses quelque 30 millions d'habitants pouvait malgré tout soutenir au nord en Érythrée, comme au sud-est en Ogaden, une guerre d'usure ? Crainte du succès du projet somalien de réunification du peuple somali en une seule nation aux dépens du Kenya et de l'Éthiopie ? Toujours est-il que début septembre, le gouvernement américain procédait à une brutale volte-face et provoquait l'amorce d'un nouveau renversement d'alliances. Washington, Paris et Londres annonçaient qu'ils ne renforceraient pas le dispositif militaire de Mogadiscio « tant que durerait la guerre somalo-éthiopienne en Ogoden ». Dans le même temps le régime de Mengistu Haïlé Mariam en Éthiopie renouait avec le gouvernement américain et se serait déclaré prêt « à rentrer au bercail occidental » après avoir chassé de son gouvernement l'aile qui se disait modiste et se posait en idéologue de la « révolution éthiopienne », libéré des prisons ,les « réactionnaires » et armé des propriétaires fonciers amharas.

Il reste que la guerre d'Ogaden continue, que le peuple somoli qui mène une lutte de libération depuis près de 80 ans, y met sans doute tous ses espoirs, pendant que les deux grandes puissances jouent un leu hypocrite et sanglant en essayant de réajuster au mieux de leurs intérêts leur influence respective dans cette région de l'Afrique, tout en voulant y maintenir le statu-quo, entretenant ainsi une guerre d'usure terriblement meurtrière tout en veillant à ce qu'aucun des deux camps ne gagne.

En afrique australe : désamorcer une situation explosive et ménager toutes les possibilités

Le bastion occidental que représentait l'Afrique du Sud et qui semblait ne devoir jamais être ébranlé, est menacé de l'intérieur. Les masses opprimées n'acceptent plus l'oppression nationale sous sa forme la plus ignoble, l'apartheid. Sur le principe, l'impérialisme américain sait que pour défendre ses intérêts fondamentaux, c'est-à-dire l'exploitation des travailleurs des pays africains et le pillage de leurs richesses minières, il pourrait aussi bien s'appuyer sur des dirigeants nationalistes africains que sur les Vorster ou les Ion Smith. Mais il ne s'agit justement pas de principes. Tout le problème en Afrique australe réside dans la façon dont on pourrait passer des gouvernements racistes minoritaires actuels à des gouvernements à majorité noire. Pour la majorité noire opprimée il est évident que la voie la plus économique, la moins coûteuse et la seule réaliste, ne peut être que la voie de la lutte révolutionnaire contre le régime d'apartheid. Pour la diplomatie américaine le problème est bien évidemment inverse. Être capable en général de miser sur des régimes nationalistes noirs en Afrique est une chose. Être pressé d'en finir avec l'oppression odieuse des régimes d'apartheid qui ont pour base sociale la population blanche, en est une autre. En Afrique australe, les régimes racistes disposent d'une base de masse de petits Blancs de 270 000 personnes en Rhodésie, de 4 millions de personnes en Afrique du Sud, et il faut composer avec eux. Car si le gouvernement américain est prêt à traiter avec des dirigeants nationalistes noirs, il n'est par contre pas prêt à favoriser une défaite des Blancs avec toutes les conséquences politiques et économiques que cela entraîne. C'est pourquoi toute la politique américaine dans cette région se présente comme un mélange savant de marchandages hypocrites avec les régimes racistes de Smith et Vorster et d'assurances verbales aux nationalistes noirs.

Le principal marchandage consiste à distinguer très nettement le règlement du problème rhodésien de celui de l'Afrique du Sud.

Il y a un an le plan Kissinger pour l'Afrique australe visait en effet à donner un sursis à la « forteresse du monde libre » qu'est censé symboliser le gouvernement de Vorster en Afrique du Sud en lui aménageant la neutralité des pays environnants. Et pour assurer ce sursis au régime d'apartheid de Vorster, les États-Unis sont prêts à sacrifier les minorités blanches de Rhodésie et de Namibie aux nationalistes noirs. En échange, le gouvernement d'Afrique du Sud devrait faire pression dans ce sens sur le régime de Ion Smith de Rhodésie. Mais si les États-Unis ont choisi de miser sur la fin du régime blanc de Rhodésie, ils n'ont pas choisi de le laisser liquider « n'importe comment ». Quitte à ce que le gouvernement de Smith tombe, autant qu'il tombe à droite qu'à gauche, c'est-à-dire aux mains de nationalistes noirs modérés plutôt qu'aux mains de nationalistes plus radicaux appuyés sur une lutte de guérilla. Un État noir stable en Rhodésie, ayant de bonnes relations avec les puissances occidentales, serait en quelque sorte l'État tampon garant de la stabilité dans cette région du monde. Cela signifierait la neutralisation de la révolte noire en Rhodésie et en Namibie dont l'exemple peut être si contagieux pour l'Afrique du Sud.

Mais jusqu'à présent, la division et les rivalités entre les différents mouvements nationalistes noirs du Zimbabwe (dénomination des nationalistes noirs pour la Rhodésie) ont empêché de trouver un interlocuteur unique avec qui négocier. Et le gouvernement américain, qui a tiré les leçons de l'Angola, ne misera pas sur un mouvement nationaliste contre un autre au risque que ce soit l'autre qui en définitive se révèle le plus fort sur le terrain. A l'heure actuelle, même si Joshua N'Komo (le leader des guérillas aux frontières du Bostwana et de Zambie connu pour sa modération, même s'il affiche récemment ses sympathies pro-soviétiques), et Robert Mugabe (le leader des guérillas aux frontières du Mozambique), se sont unis dans un « front patriotique », leurs rivalités demeurent, et chacun reste candidat au leadership d'un futur gouvernement nationaliste noir. C'est en partie la raison pour laquelle le gouvernement américain cherche une autre solution de rechange possible en misant sur l'évêque très modéré Abel Muzorewa qui lui ne dispose d'aucune force armée, n'a pas mené la lutte de guérilla, mais bénéficie par contre d'une popularité indéniable parmi les Noirs de Rhodésie, et qui serait peut-être susceptible de remporter la victoire électorale lors d'élections organisées sous le patronage anglo-américain selon le principe « d'un homme, une voix ».

er septembre dernier (c'est le septième plan de règlement en un an) semble ouvrir la voie à une telle solution « de la troisième force », tout en ménageant les intérêts de 270 000 Blancs. Bien sûr, ce plan peut avorter comme les précédents, et Smith continuer la politique suicidaire de la minorité blanche. Mais le plan anglo-américain a ménagé d'importantes garanties à la minorité blanche dont la principale, outre un important soutien financier, est de ne pas prévoir le démantèlement de toutes les forces armées rhodésiennes actuelles, en assurant le maintien de certaines unités, notamment la police.

Le fait nouveau est que le Front Patriotique (de N'Komo et Mugabe) semble prêt à lâcher du lest, puisqu'il n'avance plus comme condition préalable au règlement le démantèlement total de l'armée rhodésienne et que pour la première fois l'un de leurs porte-parole a déclaré que « les propositions anglo-américaines peuvent servir de base à la négociation ». La pression des États africains « de première ligne » qui soutiennent matériellement les forces de guérilla (Zambie, Tanzanie, Bostwana, Angola, Mozambique) soumis eux-mêmes aux pressions diplomatiques des puissances occidentales, ont peut-être incité les nationalistes à modérer leurs exigences. Les auteurs de ce dernier plan de règlement, le ministre britannique David Owen et Andrew Young pour les États-Unis, y prévoient d'une part l'organisation par un commissaire nommé par Londres d'élections dont ils espèrent que les vainqueurs seront les personnalités noires très modérées qui n'ont pas participé à la lutte de guérilla, l'évêque Muzorewa ou le révérend Sithole, et d'autre part la formation sous le patronage anglo-américain d'une future armée zimbabwe à partir de l'armée rhodésienne actuelle, qui serait à même d'assurer la loyauté des militaires envers un éventuel gouvernement modéré.

Mais même si les leaders nationalistes des forces armées des guérillas, à la suite de Smith, ne repoussaient pas entièrement un tel plan, la politique américaine, qui vise à ménager les possibilités les plus avantageuses pour elle et les plus modérées, revient à tenter de résoudre la quadrature du cercle. Car on voit mal les leaders nationalistes démobiliser volontairement dans l'avenir leurs forces de guérillas au profit d'une troisième force ; et ce n'est pas gratuitement que le gouvernement américain lui-même craint en Rhodésie, au lendemain de la formation d'un gouvernement indépendant à majorité noire, une situation à l'angolaise inaugurant une longue guerre entre nationalistes rivaux. Mais après tout, le craint-il vraiment ?

En tout état de cause, le « règlement » du problème rhodésien risque de durer ; et ce ne sera pas forcément pour déplaire à la diplomatie américaine qui tient avant toute chose à ménager aux quelque 270 000 Blancs rhodésiens une solution honorable.

Vis-à-vis de l'Afrique du Sud de Vorster, le gouvernement américain est encore moins pressé s'il est possible. De la même façon que c'est la révolte des jeunes de Soweto qui amena les États-Unis à réviser leur attitude à l'égard de l'Afrique du Sud, de la même façon aujourd'hui ce sera la lutte de libération des Noirs sud-africains qui déterminera les délais de la fin du régime d'apartheid. Les États-Unis pour leur part se contenteront de « négocier » avec des nationalistes noirs modérés comme Buthelezi, sans renoncer pour autant à garder des liens militaires et économiques (qu'ils ont toujours entretenus) avec le régime de Vorster, et tout en veillant à ne pas se compromettre publiquement avec un régime condamné par tous les États du Tiers-Monde.

Il reste que la voie sinueuse de la politique extérieure américaine pour en finir le plus lentement possible avec les régimes aux formes de domination coloniale surannées, sera la plus douloureuse pour les masses opprimées africaines.

Mais la situation objective en Afrique du Sud est quotidiennement explosive. La situation est devenue irréversible et il n'est pas facile de la désamorcer. Inévitablement, l'éveil des Noirs d'Afrique du Sud entraînera dans la lutte des couches de plus en plus larges de la population. Seulement, dans quelle direction ira cette lutte ? Si ce sont des nationalistes comme cela a été le cas jusqu'à présent qui impriment leurs objectifs aux combats des masses africaines, il se passera ce qui se fait partout aujourd'hui en Afrique. Même sur le plan de la question nationale, en résolvant peut-être un problème, ils en créeront dix autres.

L'impérialisme américain a certes une politique pour l'Afrique : elle vise à enrayer toute explosion révolutionnaire, à maintenir les intérêts fondamentaux de l'impérialisme en misant, quand il le juge possible, sur les dirigeants nationalistes. Par contre, le nationalisme n'est pas une politique pour les masses africaines opprimées, mois bien plutôt, en donnant des limites étroites à leur révolte, le meilleur moyen de dilapider leur potentiel révolutionnaire en futures guerres fratricides.

Il y a un autre choix, et tout particulièrement en Afrique du Sud où la classe ouvrière noire est numériquement très nombreuse et sur qui repose tout le potentiel économique du pays. Le choix d'une politique prolétarienne autonome, indépendante de toutes les ambitions des leaders nationalistes. Mais ce choix ne peut pas s'inscrire dans la réalité spontanément. La lutte nationaliste ne s'est jamais transformée d'elle-même, inconsciemment, en lutte prolétarienne. Et ce choix ne pourra devenir une réalité politique nouvelle qu'à partir du moment où il sera représenté par des hommes distincts des leaders nationalistes et conscients de l'être.

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