La paysannerie sous le joug du capital01/01/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La paysannerie sous le joug du capital

Cela fait maintenant plus de vingt ans que, pendant l'été 1953 et pour la première fois depuis la fameuse révolte des vignerons du Midi en 1907, la paysannerie a fait, directement et avec violence, irruption sur la scène politique.

Les barrages qui avaient alors couvert les routes du Gard ou de l'Hérault, devaient créer une tradition. A l'effarement du politicien bourgeois moyen, élu grâce aux votes des campagnes, les paysans, dont il vantait la pondération et l'amour de l'ordre lors des discours de comice agricole, ne cessaient plus de démentir leur réputation, en enrichissant au fil des ans leur arsenal d'actions de formes nouvelles et généralement peu respectueuses de l'ordre.

Des actions limitées contre un accapareur de terres, contre un industriel de l'alimentation ou contre un propriétaire foncier, aux brusques flambées de colère dont se souviennent plus d'un préfet, voire plus d'un ministre, en passant par des manifestations massives et spectaculaires, les paysans ne laissent plus guère passer une année sans attirer l'attention sur leurs problèmes et sur leurs revendications.

Revendications fort diverses, souvent variables d'une région à l'autre, d'une catégorie à l'autre, d'un genre de production à l'autre. Revendications parfois contradictoires, parfois inspirées aux petits paysans par ceux dont les intérêts ne sont pas en réalité les leurs, parfois enrobées dans des formulations réactionnaires. Mais au-delà de la diversité des revendications ou de leur formulation, se manifeste une classe sociale, encore nombreuse en France, qui vit de son travail et que le capitalisme accule à une situation de plus en plus difficile.

Toutes ces luttes se déroulent sur une même toile de fond. Depuis la guerre et après un demi-siècle d'immobilisme protégé, l'agriculture est engagée dans un mouvement d'intégration accélérée dans le système de production capitaliste. Mouvement qui renforce les diverses formes de mainmise du capital sur les exploitations paysannes et qui écrase impitoyablement les paysans.

L'accélération de l'exode rural en est la conséquence la plus tangible : l'effectif des agriculteurs baisse au rythme annuel de 120 000 personnes, de sorte qu'entre 1968 et 1975, près du quart de ceux qui vivaient du travail de la terre auront quitté cette activité. Mais ce n'est pas la seule manifestation de l'évolution amorcée après la guerre et qui s'est accélérée depuis. La productivité accrue dont témoigne à sa manière l'exode rural ne s'est pas traduite par une amélioration des conditions d'existence de la grande majorité de ceux qui restent à la terre. La « course à la modernisation » imposée à ceux qui tentent de s'accrocher à leur terre, si elle demande beaucoup de sacrifices aux paysans qui y sont engagés, n'améliore, ni ne stabilise leurs ressources. Elle ne rend même pas les travaux agricoles moins pénibles : débarrassés de certaines tâches pénibles, les paysans découvrent les cadences et la sujétion à la machine.

Alors, acculés à la misère par le jeu conjugué du marché qu'ils ne contrôlent pas, des gros capitaux qui les écrasent et de l'État qui sert ces derniers, les paysans laissent périodiquement éclater leur colère. Souvent pour s'apercevoir que leur action même lorsqu'elle est efficace, ne profite pas de la même manière à chacun d'entre eux, ou même qu'elle ne profite même pas du tout aux plus pauvres.

De surcroît, au nom de l'unité du monde paysan, les organisations traditionnelles du style F.S.N.E.A. ou CNJA contribuent à canaliser et à récupérer la colère des petits paysans, pour en faire un moyen de pression sur l'État pour le compte des capitalistes de l'agriculture.

Est-ce donc inévitable ? Si la classe ouvrière avait des organisations dignes de ce nom, elle pourrait offrir des perspectives aux luttes des paysans et elle est certainement la seule à pouvoir le faire. L'intrusion plus directe du capital dans les campagnes met les paysans plus directement en contact -donc les y oppose plus directement avec la classe capitaliste. Même de manière spontanée, bien des luttes paysannes ont'tendance à prendre un caractère plus clairement dirigé contre la classe bourgeoise et contre son État, que dans le passé.

Cela se reflète jusque dans certains slogans avancés pendant les manifestations, jusque dans la sympathie manifestée par certains milieux de jeunes agriculteurs pour les idées gauchisantes, jusque dans l'apparition au sein du syndicalisme paysan officiel de courants, marginaux certes, mais qui mettent l'accent sur la solidarité avec les travailleurs.

Seulement, cet anti-capitalisme diffus ne peut dépasser certaines limites. Il peut même être détourné, canalisé par des démagogues vers une politique d'extrême droite. Les paysans travailleurs ne peuvent être gagnés à la lutte commune aux côtés de la classe ouvrière contre la bourgeoisie que si le mouvement ouvrier est capable d'appuyer la lutte des petits paysans contre la dégradation de leurs conditions d'existence. C'est objectivement possible, parce que l'ennemi est le même et parce que l'amélioration des conditions d'existence des petits paysans ne va nullement à l'encontre des intérêts des travailleurs. Encore faut-il que cette possibilité puisse se concrétiser.

Les révolutionnaires ne sont évidemment pas de taille à suppléer à la carence des organisations traditionnelles de la classe ouvrière dans ce domaine. Ils peuvent cependant, en se référant à la classe ouvrière, tenir un langage dans lequel le petit paysan exploité par le capital puisse trouver une réponse à ses préoccupations.

Et dans ce domaine, être communiste révolutionnaire ne consiste certes pas à répéter, citation d'Engels à l'appui, que l'exploitation individuelle est condamnée à disparaître par le progrès technique et par l'industrialisation de l'agriculture, et que, par voie de conséquence, il ne reste aux paysans qu'à se faire une raison.

Ce qui est en cause, ce n'est pas la façon dont, sous le socialisme, l'utilisation des moyens techniques les plus modernes et les plus révolutionnaires convaincra les paysans de la supériorité de l'exploitation collective sur l'exploitation individuelle, avant de libérer complètement ceux qui travaillent la terre de toute sujétion propre au mode de vie paysan. Ce qui est en cause, c'est que, tout en étant parfaitement incapable de révolutionner la production agricole de la même manière qu'il a révolutionné la production industrielle, le grand capital préfère, de manière générale, exploiter les paysans en tant que tels. Lorsque les paysans se battent contre les conséquences de cette exploitation, le rôle des révolutionnaires est de montrer comment ce combat peut s'associer à la lutte de la classe ouvrière pour son émancipation et non point de s'en détourner avec dédain.

Quelle forme revêt l'exploitation des paysans par la classe capitaliste ? Quelles modifications subit cette exploitation du fait de l'évolution actuelle de l'agriculture ? Voilà ce qu'il s'agit d'examiner.

Paysannerie : une catégorie sociale divisée en classes

L'évolution économique des vingt dernières années n'a pas touché de la même manière l'ensemble de cette vaste catégorie fourre-tout sur laquelle les sociologues bourgeois collent l'étiquette « d'agriculteurs ».

Être agriculteur, d'après les manuels scolaires, c'est tirer ses revenus de la production agricole. Etiquette commune destinée à dissimuler le fait que ces revenus ne sont pas de même nature. Sans compter ceux qui tirent leur revenu de la simple possession du sol, sous forme de rente foncière, on retrouve dans l'agriculture les mêmes classes sociales que dans l'industrie.

Il y a d'un côté les quelque 400 000 ouvriers agricoles permanents auxquels viennent s'ajouter les travailleurs saisonniers. Ce prolétariat agricole vivant exclusivement ou essentiellement de son salaire, ne se différencie du restant du prolétariat dont il fait intégralement partie, que par une exploitation plus éhontée et par des conditions de travail et de salaire plus mauvaises.

De l'autre côté, il y a les capitalistes de l'agriculture, propriétaires du sol ou non, qui « font de l'argent » avec du blé ou de la betterave comme d'autres de leurs semblables « font de l'argent » avec des voitures ou des machines à laver, qui ont investi leurs capitaux dans l'agriculture avec la volonté de réaliser le taux moyen du profit.

Entre les deux, la masse hétérogène de la petite bourgeoisie agraire, possédant en général ses moyens de production et les faisant fonctionner elle même, avec éventuellement un ou deux salariés, non point pour accumuler du capital, mais simplement pour vivre de son propre travail.

La France demeure un pays de petites exploitations paysannes où la majeure part de la production agricole est le fait de cette masse de paysans petits et moyens.

86 % des quelque 1 552 000 exploitations agricoles n'emploient aucune main-d'oeuvre salariée et fonctionnent uniquement avec le travail de l'exploitant ou des membres de sa famille. 13 % emploient un ou deux ouvriers. 1 100 entreprises agricoles seulement, c'est à dire à peine 0,6 % du total des exploitations, emploient en permanence plus de 15 salariés.

Deux aspects caractérisent l'occupation du sol : la prédominance relative du faire valoir direct, où le propriétaire est en même temps celui qui met sa terre en valeur, et la prédominance des exploitations de taille relativement réduite, dispersées de surcroît entre plusieurs parcelles.

52 % de la surface agricole sont en faire valoir direct, ce qui représente les deux tiers environ de l'ensemble des exploitations, généralement petites ou moyennes.

Le fermage - où l'exploitant paie un loyer pour sa terre - représente environ 44 % de la surface agricole et concerne 32 % des exploitations. C'est le mode de faire valoir dominant pour les exploitations de type capitaliste. Il est particulièrement répandu dans le Nord et le Bassin Parisien où sont concentrées la plupart des grandes fermes productrices de céréales. Mais dans certaines régions, la Bretagne en particulier, il est également répandu parmi les petits paysans.

Enfin, le métayage - où l'exploitant partage sa récolte avec le propriétaire du sol - survivance d'une époque révolue où il constitua le mode d'exploitation dominant parmi les petits paysans, n'occupe plus que 4 % environ du sol et un pourcentage légèrement inférieur du nombre des exploitations. Il est en rapide régression. Mais dans la mesure où c'est le propriétaire de la terre qui se charge de tout ou partie des investissements (bâtiments, machines, voire cheptel) contre une partie de la récolte, c'est cependant souvent le seul moyen pour un ouvrier agricole de devenir exploitant, en particulier dans les régions pauvres du Centre.

Un problème vital: celui de la terre

Il ressort de cette évolution une stabilité relativement grande du faire valoir direct. Une fraction majoritaire des paysans petits et moyens possède le sol sur lequel elle travaille.

Mais cette constatation très générale masque le caractère aigu du problème foncier, et ce que cela coûte aux paysans. Pour ceux qui, fermiers ou métayers, doivent payer la location du sol qu'ils travaillent sur leur revenu ; mais aussi pour ceux qui, propriétaires, doivent payer cher l'accession à la propriété ou même le simple maintien sur la propriété héritée.

Pour le paysan, la terre est un outil de travail indispensable. Pour d'autres catégories sociales, elle est au contraire une source de rente ou, plus simplement, un refuge pour leur argent. Mais le prix est le même pour tous, et dans la concurrence pour posséder ce bien qui n'existe qu'en quantité limitée, ils participent tous au même titre, ou presque. Car l'intervention étatique et légale pour exercer en faveur des paysans un certain droit de préemption - notamment par l'intermédiaire des Sociétés d'Aménagement Foncier et d'Etablissement Rural (SAFER), créées en 1960 pour contrôler et orienter le marché foncier en faveur des paysans, ainsi que pour favoriser les aménagements parcellaires et les agrandissements de surface - est peu efficace et ne joue que sur un dixième environ des transactions foncières ; sans compter qu'elle favorise plutôt les paysans aisés que les paysans pauvres.

On estime (cf étude de la Documentation Française), à l'heure actuelle, que la propriété du sol cultivé est dispersée entre environ 4 millions de propriétaires ! Ainsi donc, le nombre de propriétaires non exploitants est plus grand que celui des propriétaires exploitants. Situation qui n'est pas près de cesser puisque dans le quart encore des transactions foncières, l'acquéreur n'est pas agriculteur. Et que dans les trois quarts restant, il y a toute une partie des transactions, peut-être même la partie dominante, où l'acheteur n'est pas un petit paysan mais une entreprise capitaliste de l'agriculture. Et de toute façon, ces transactions ne jouent que sur une fraction faible du territoire agricole.

Et c'est bien un des premiers problèmes du jeune exploitant : trouver dans ces conditions de la terre disponible. Sous forme d'achat, ou sous forme de location, mais en trouver. L'étude de la Documentation Française déjà citée, estime, d'après une enquête sur le tiers des départements, que le nombre de fils de paysans arrivant en âge de s'installer et désirant le faire, est sept fois supérieur aux possibilités d'acquisition de terres. Et on ne parle pas des paysans qui cherchent à acquérir de la terre pour agrandir une exploitation trop petite et non viable.

En quête de terre, les paysans se heurtent à la fois à la concurrence des plus puissants d'entre eux qui cumulent, et à la concurrence des marchands de bestiaux, notaires, ou autres bourgeois citadins en quête de placement. D'où le nombre de luttes, d'actions collectives dont la presse ne rapporte que quelques échos lointains, à la fois contre les « cumulards » de l'agriculture, et contre les placeurs non-agricoles d'argent. (On se souvient notamment de l'occupation des propriétés de Jean Gabin pour obliger l'acteur, non pas à vendre, mais seulement à affermer une partie des quelque 260 hectares qu'il possédait).

Mais le problème ne se pose pas seulement pour ceux qui n'ont pas trouvé où s'installer, mais également pour ceux qui ont trouvé. L'acquisition de la terre grève gravement le budget du petit paysan. Or, le prix de la terre est en constante augmentation. On a estimé le taux d'augmentation du prix de la terre agricole à près de 7 % en moyenne au milieu des années soixante, années de relative stabilité des prix. Le prix moyen par hectare était de l'ordre de 5 300 F à la même période, prix moyen cachant évidemment une forte diversité de situations en fonction des régions, en fonction de la nature du sol, etc... Et en tenant compte que si l'on prend la même moyenne, il faut 20 hectares pour faire une exploitation viable. Ce prix moyen donne cependant une idée des dépenses que doivent engager les petits paysans qui aspirent au faire valoir direct, simplement pour avoir le droit de commencer à produire. Le poids de la dépense foncière écrase la paysannerie.

Le problème n'épargne même pas ceux dont les parents avaient déjà possédé une terre en exploitation. Car, outre les droits d'héritage, le jeune exploitant doit verser des soultes (dédommagement des autres héritiers) importantes aux autres ayants-droits.

Le prix de la terre influe évidemment sur le loyer du fermage également. En outre, malgré quelques assouplissements récents, le droit français consacre essentiellement les droits du propriétaire du sol et ignore ou presque ceux du paysan travailleur exploitant. Ainsi donc se pose pour le paysan locataire non seulement le problème du prix de location, mais également la menace de la reprise des terres par le propriétaire.

En fait, la propriété privée des terres enserre les petits paysans dans un noed coulant. Ce problème ne pourra pas trouver de solution dans le cadre de l'économie capitaliste.

Mais les travailleurs doivent être du côté des petits paysans en lutte pour le droit à la terre contre les cumulards de toutes sortes, car ce droit exprime en fait le droit au travail. Et de façon générale, les points de revendications sur lesquels le mouvement ouvrier apporte un soutien traditionnel aux paysans, tel que la terre à celui qui la cultive, ainsi que l'annulation de toute dette de petits paysans pour acquisition des terres, gardent leur entière validité.

La faible étendue des exploitations constitue une autre caractéristique fondamentale de l'agriculture en France.

Bien sûr, l'étendue est une notion relative qui dépend de la qualité du sol, de la nature de la culture, etc...

Pour une même surface, le revenu d'un vignoble d'appellation contrôlée est supérieur à celui d'une culture maraîchère ; celui-ci est à son tour supérieur à celui d'une culture herbagère ou céréalière, les différences peuvent atteindre des proportions de un à dix, voire plus. Néanmoins, une exploitation de moins de vingt hectares est encore une petite exploitation. Or, en 1970 encore, près de 60 % des exploitations occupant 25 % de la surface agricole en France, étaient inférieures à cette taille. (Et près de 27 % des exploitations occupaient moins de 5 hectares !).

A lautre bout de l'échelle, 1,9 % seulement des exploitations occupant 15 % de la surface agricole française, dépassaient les 100 hectares.

Des structures archaïque maintenues par les capitalistes de l'industrie et de l'agriculture

Bien sûr, parmi les quelque 2,5 % d'exploitations qui disparaissent tous les ans, les plus petites sont de loin majoritaires. Du fait de l'intégration des exploitations disparues dans de plus grandes, la surface moyenne des exploitations augmente de façon continue. De 1955 à 1967 par exemple, soit en douze ans, elle est passée de 14 hectares à 19, il est cependant évident que le mouvement de concentration qui, dans l'industrie, avait naguère conduit à la naissance d'entreprises gigantesques, ne se produit pas dans l'agriculture.

La part de la surface agricole utile occupée par des exploitations de plus de 100 hectares après des décennies de stagnation, voire de recul, a certes recommencé à s'accroître depuis 1955. Elle est passée en 15 ans de 10 % à 15 %. Mais cette progression de la concentration est relativement modérée par rapport à l'évolution d'autres données de l'économie agricole durant la même période.

La lenteur de la concentration des terres n'est qu'un des aspects de la lenteur de la concentration des capitaux directement investis dans la production agricole. Même dans les secteurs d'activité agricole où l'accroissement de l'échelle de la production est moins directement liée à l'accroissement de la surface, tels que l'élevage à l'aide d'aliments industriels, la concentration directe des capitaux est relativement modérée. C'est ainsi par exemple que l'élevage ne connaît qu'un nombre faible de grandes entreprises capitalistes.

D'une part, les capitaux ne se précipitent pas dans l'agriculture - et n'y restent pas s'ils s'y accumulent - au point de conduire à des entreprises agricoles gigantesques. D'autre part, les petites exploitations, malgré toutes leurs difficultés, résistent et la quantité de terres étant limitée, freinent l'introduction des capitaux dans l'agriculture, du moins sous forme de création de grandes entreprises capitalistes agricoles.

Il y a là une raison économique majeure. Pour que l'investissement dans l'agriculture soit rentable pour un capitaliste, il faut que ces capitaux puissent lui rapporter non seulement le taux de profit moyen -sinon, il placerait ses capitaux ailleurs mais également la rente foncière qu'il doit abandonner au propriétaire foncier. Par contre, pour le petit paysan propriétaire, la limite inférieure du revenu susceptible de le faire rester à la terre, est le salaire qu'il s'attribue à lui-même, salaire généralement très faible.

Ainsi, compte tenu du prix de location de la terre, de nombreuses cultures ne sont pas rentables pour les capitalistes et sont délaissées par eux, alors que les paysans y trouvent encore de quoi vivre.

Les capitaux qui s'investissent directement dans l'agriculture, se limitent pour l'essentiel à certains types de culture, tels que le blé, la betterave en Beauce, en Brie, dans le Nord, tel que le riz en Camargue, cultures où la mécanisation et la production « industrielle » est poussée très loin; ainsi que, avec le développement de la consommation de fruits et de légumes, dans la production à grande échelle de ces produits. Ils s'investissent encore, mais pour des raisons différentes, dans les vignobles de crus célèbres. Ils font quelques incursions dans certains types d'élevage.

Par contre, d'une manière générale, l'élevage en particulier la production laitière et de la viande bovine, est laissée pour l'essentiel aux petits exploitants. Comme leur est laissée une partie importante de la production maraîchère. La mainmise du capital sur ces productions, comme on verra, aura trouvé d'autres chemins que celui de la production directe.

Bien entendu, la spécialisation n'est pas absolue. Nombre de petits exploitants continuent à produire des céréales, surtout dans les régions pauvres où le rendement par hectare est faible. Néanmoins, pour un nombre croissant de petits exploitants, la production laitière est la principale source de revenus.

Le maintien de la petite exploitation réserve par ailleurs des avantages aux grandes. C'est au nom de la défense de la petite agriculture que les plus gros se font les chauds partisans de la fixation des prix à un niveau tel qu'ils permettent aux petits de survivre. Seulement, étant donné les écarts de productivité, de tels prix assurent aux plus gros des surprofits substantiels.

Enfin, le maintien d'un grand nombre de petites exploitations a été pendant longtemps dû à une volonté politique. La petite exploitation paysanne a bénéficié pendant près de trois quarts de siècle, d'une relative protection de la part des gouvernements successifs. Voyant dans une paysannerie stable un contrepoids à la classe ouvrière, les hommes politiques de la bourgeoisie avaient mené depuis Jules Méline, ministre de l'agriculture de Jules Ferry, une politique protectionniste, destinée à mettre la production agricole hors de l'atteinte de la concurrence internationale.

En résumé donc, pour des raisons diverses, l'ensemble de la bourgeoisie avait trouvé son compte dans le maintien d'une agriculture aux structures archaïques et aux conditions de production arriérées. Le tournant engagé au lendemain de la guerre a trouvé l'agriculture dans cet état-là. En fait, ce tournant vers l'industrialisation s'adaptera lui-même aux structures antérieures et en portera la marque. L'intégration accélérée du monde paysan dans le monde capitaliste se fera en France, dans le moule des structures existantes. Si elle coûtera cher à la paysannerie, elle ne se traduira pas par une véritable modernisation de l'agriculture.

La mécanisation de l'agriculture et ses conséquences

Au lendemain de la guerre, la crise du ravitaillement et le besoin de l'industrie de trouver de nouveaux débouchés, ont donné une poussée puissante à l'intégration des paysans dans les mécanismes du marché. D'une part, la part de l'autoconsommation paysanne a fléchi, et une fraction prépondérante de la production même des exploitations les plus petites fut orientée vers le marché. D'autre part, la production pour le marché favorisait la propagation des moyens de production plus modernes : mécanisation de l'exploitation, utilisation croissante d'engrais artificiels ou d'aliments pour bétail, produits par l'industrie. Une fois le mouvement engagé, il suivait sa propre logique. L'utilisation de machines conduisit à un accroissement de la productivité et de la production - mais en même temps, elle l'exigeait. Il fallait impérativement amortir le prix de la machine, donc produire et commercialiser davantage.

Une partie de la paysannerie, la plus pauvre, était lâchée par la course à la modernisation. Elle était condamnée à végéter dans une misère noire avant d'être contrainte à un exode inévitable. Une autre partie a tenté de jouer le jeu de la modernisation. Modernisation est d'ailleurs un bien grand mot, de même qu'industrialisation. Car « l'industrialisation » consistait à tenter d'adapter les moyens fournis par l'industrie aux structures archaïques existantes, souvent en dépit du bon sens. L'équipement accéléré des campagnes françaises en tracteurs en constitue, entre autres, une illustration frappante. Les fabricants de tracteurs installés en France, les Massey-Ferguson et autres International Harvester, se feront une spécialité de la fabrication de tracteurs miniatures, adaptés à la taille minuscule des exploitations françaises. Mais, sur des exploitations trop petites, subdivisées de surcroît en parcelles, ces petits tracteurs sont mal et sous employés.

De manière générale, l'industrie capitaliste à la recherche de marchés a considérablement élargi (dans les campagnes) l'utilisation des moyens créés par le progrès technique et scientifique. Ce n'est pas seulement le parc de machines agricoles qui a enregistré un bond spectaculaire, avec, pour ne citer que cet exemple là, la multiplication du nombre des tracteurs par dix en moins de vingt ans. La consommation d'engrais a été multipliée par cinq pendant le même laps de temps. Les progrès de la biologie ont permis la sélection d'hybrides à haut rendement, pour certains produits, ils ont permis l'extension de la zone de culture pour d'autres. Dans l'élevage, outre l'introduction large de procédés mécaniques pour certaines opérations - traite pour les vaches, voire alimentation et nettoyage mécanisés pour les porcs ou les poulets dits industriels - on a assisté à une accélération considérable de l'utilisation des aliments de bétail.

Toutes ces méthodes nouvelles imprimeront une accélération brutale à l'évolution auparavant très lente de la productivité du travail agricole. L'agriculture produit plus et en valeur et en quantité, sur une surface constante, et surtout, avec un nombre de paysans sans cesse moindre.

Seulement, ce progrès technique, coulé dans le moule de structures archaïques, a conduit à un formidable gaspillage économique.

Malgré le retard de l'agriculture sur l'industrie, on a pu parier de sur-mécanisation de l'agriculture, car, de fait, ni la mécanisation, ni l'extension forcée des produits du genre aliment de bétail, ne correspondaient nécessairement à quelque chose dans le cadre des structures agricoles existantes, si ce n'est justement à la volonté des groupes industriels producteurs d'élargir leur marché. Et le financement de ce gaspillage était imposé aux paysans.

Les statistiques parlant de l'agriculture en général, les seules existantes, valent ce qu'elles valent car elles masquent justement les différenciations à l'intérieur de la paysannerie. Néanmoins, certaines indications de la comptabilité nationale sont caractéristiques : les sommes consacrées par l'agriculture à l'achat de moyens de production à l'industrie augmentent à un taux annuel deux fois plus important que les recettes de l'agriculture. Cela signifie que l'équipement de l'agriculture s'accroît ? Oui, certainement. Mais c'est seulement un aspect des choses. L'autre, c'est que cet équipement, dont l'achat s'impose aux paysans, est utilisé dans des conditions de rentabilité insuffisante, du fait notamment de la dispersion des terres. Les paysans dépensent de plus en plus pour leur équipement sans que leur revenu augmente en proportion.

Autrement dit, ce qui est un gaspillage au niveau de la société, est un vol des paysans par les capitalistes industriels.

De 1955 à 1970, l'achat courant de produits industriels par les paysans (engrais, carburants, aliments de bétail) a triplé.

Et, au rythme de cette évolution, s'est accrue également la dépendance des paysans vis-à-vis du marché d'une part, vis-à-vis des fabricants de machines, d'engrais, d'aliments de bétail d'autre part.

Mais aussi, vis-à-vis des organismes de crédit.

Contraints à participer à la course à la modernisation, les paysans s'endettent.

L'endettement des paysans n'est certes pas un phénomène nouveau. Sa source traditionnelle principale était l'achat de la terre pour ceux qui agrandissaient leur exploitation, ou plus généralement encore, la nécessité pour ceux qui reprenaient l'exploitation d'un parent mort, de verser aux autres héritiers une soulte (pratique qui oblige chaque génération de paysans à racheter en partie la terre de la génération précédente). Mais à cette source traditionnelle d'endettement qui demeure, s'en ajoute désormais une autre, l'endettement pour s'équiper.

L'évolution des prêts du Crédit Agricole, qui représente environ deux tiers des prêts à l'agriculture, est significative à cet égard. De 1953 à 1968, c'est-à-dire en quinze ans, les prêts à court et moyen terme du Crédit Agricole ont été multipliés par quatorze. Et pourtant, il s'agit de prêts sélectifs, auxquels seuls les paysans ayant déjà un certain crédit, ont accès. Les autres, les plus petits, empruntent où ils peuvent, généralement auprès des intermédiaires, marchands de bestiaux et autres, et à des taux élevés.

Ce développement sans précédent des emprunts des paysans exprime le fait que la mécanisation de l'agriculture et l'augmentation de la productivité qui en résulte, a été financé pour l'essentiel par les paysans eux-mêmes, au prix d'un endettement considérable. Mais cet accroissement de la productivité n'a pas bénéficié, ou peu, aux paysans eux-mêmes. Le surplus produit a été très largement écrémé par les capitalistes des industries agricoles ou alimentaires, et par ceux du transport et de la distribution. Car la même évolution qui conduisait vers une productivité accrue, renforçait la mainmise du capital sur les paysans, et rendait de plus en plus difficile la résistance de ceux-ci à ce que une partie importante de la valeur qu'ils ont créée ne soit drainée vers les possesseurs de capitaux.

Les multiples formes de dépendance a l'égard du capital

La dépendance des petits paysans à l'égard de ceux qui, en aval, rachetaient, commercialisaient ou transformaient leurs produits, n'est certes pas une chose nouvelle.

Les marchands ou les fabricants qui servent d'intermédiaires entre un grand nombre de producteurs dispersés et les consommateurs, occupent une position qui leur a permis de tous temps de dominer la paysannerie et de drainer à leur profil une partie de la valeur créée par le travail des paysans. (Certaines des tâches accomplies par ces intermédiaires - transport, conditionnement et, bien sûr, transformation - sont des tâches nécessaires à la réalisation des marchandises d'origine agricole, et, comme telles, elles ajoutent de la valeur. Ce n'est évidemment pas de cela qu'il s'agit, mais bien de ce qui est prélevé sur la valeur produite par le paysan à la faveur d'une position dominante). Les maquignons, les spéculateurs qui rachètent au moment où les prix sont au plus bas, pour stocker lorsqu'ils sont au plus haut, constituent le prototype traditionnel des parasites du travail paysan. Aujourd'hui, ils ne sont plus les plus importants, ni les plus nuisibles.

Du simple fait que les paysans commercialisent aujourd'hui la quasi totalité de leur production, leur dépendance s'est accrue.

Elle a également considérablement changé de nature.

Il y a une bonne vingtaine d'années encore, la majeure partie de la production agricole commercialisée était directement destinée au marché de consommation, vers lesquels l'acheminait une chaîne de petits intermédiaires. La part qui, avant d'atteindre les consommateurs, était d'abord transformée, l'était pour l'essentiel par des petites entreprises familiales, généralement locales (boulangeries, petites entreprises de salaison, fromageries artisanales, etc ... ).

Aujourd'hui, la tendance est complètement renversée. Un puissant secteur capitaliste s'est développé, lié à l'agriculture en amont ou en aval, la dominant complètement, et drainant vers lui une partie importante de la valeur créée par les travailleurs des campagnes.

Si les capitaux ont boudé la production agricole proprement dite, ils ont par contre envahi les secteurs liés à l'agriculture, d'où ils peuvent dominer la production agricole, sans être obligés de supporter les inconvénients propres à ce type de production.

Ces secteurs à partir desquels le capital domine la paysannerie sont schématiquement de trois sortes :

1- Les industries agricoles et alimentaires, qui s'intercalent de plus en plus entre les paysans producteurs et le commerce. Contrairement à ce qui se passait il y a seulement vingt ans, l'agriculture travaille aujourd'hui pour près des deux tiers de sa production pour les industries alimentaires. Autrement dit, le paysan vend l'essentiel de sa production aux capitalistes industriels.

Un certain nombre d'opérations jadis effectuées par les paysans eux-mêmes - transformation du lait en fromage ou beurre, fumage du jambon, etc. - ou par les petits commerçants distributeurs - mise en bouteille, ensachage, étiquetage, etc. - sont aujourd'hui réalisées par les industries alimentaires. Et surtout se sont considérablement développées au cours des dernières années les opérations qui ont toujours été du ressort de l'industrie - ou encore de l'artisanat - telles que les conserveries, la fabrication des plats cuisinés, surgelés ; des produits plus sophistiqués à partir du lait (crèmes glacées, yaourts aux fruits, produits amylacés) et bien d'autres encore.

Ces derniers secteurs surtout, dont le marché est en pleine expansion, où les investissements de capitaux sont particulièrement rentables, ont connu une puissante tendance à la concentration. Naguère dispersée, et aujourd'hui encore refuge d'un grand nombre de petits capitaux, l'industrie alimentaire est cependant désormais dominée par deux douzaines de grandes sociétés, drainant vers elles 26 % du chiffre d'affaires d'une branche industrielle dont le chiffre d'affaires global est le double de celui des industries chimiques ou métallurgiques et le quadruple de celui de l'automobile.

Dans le classement des 500 premières entreprises françaises, il y en a 70 de l'industrie alimentaire. Entreprises ou sociétés qui s'appellent Gervais-Danone, Perrier-Sapiem-Genvrain, Panzani, Rivoire et Carret, Lesieur, Beghin ou Milliat-Frères, derrière lesquels on trouve parfois les plus puissants groupes industriels ou financiers français (tel le groupe Rothschild qui, par l'intermédiaire de la Générale Alimentaire est fortement implanté dans la chaîne du froid, la transformation de la viande ou les produits de luxe), ou encore, étrangers, tels que Nestlé, Unilever, le groupe Goldsmith-Guinzbourg, etc...

Voilà les puissances capitalistes à qui les petits paysans ont à faire lorsqu'ils vendent aux industries alimentaires.

Les laudateurs des vertus du principe de l'offre et de la demande et des sacro-saintes lois du marché auraient du mal à expliquer comment l'égalité entre acheteur et vendeur peut s'établir dans ces conditions. Quel peut être le poids du petit paysan obligé d'écouler son lait le jour même de la traite, face à un acheteur comme Danone ? Et celui du petit éleveur de porcs face à Olida ? D'un maraîcher face aux grandes conserveries ?

2- Le deuxième secteur à partir duquel le capital domine l'agriculture est celui, en amont, des fabricants de machines agricoles, des fabricants d'engrais ou d'aliments de bétail.

Ces industries ont connu également un développement vertigineux, ainsi qu'un puissant mouvement de concentration, au cours des dernières années. L'industrie du machinisme agricole, naguère pépinière de petites fabriques régionales, est aujourd'hui dominée par quatre sociétés (Massey-Ferguson, Renault, International Harvester, S.O.M.E.C.A.), dont trois dépendent de trusts internationaux.

Concentration plus grande encore, et bien plus ancienne, dans les branches chimiques qui fournissent les engrais azotés ou potassiques.

Les industries de l'aliment de bétail connaissent un développement plus récent, mais fulgurant. Développement qui n'est qu'en son début, car si on estime qu'en France le quart environ du bétail est nourri aux aliments artificiels, le pourcentage est de 80 % aux Pays-Bas. Outre les firmes internationales (Duquesne-Purina, Unilever, Cargill), on retrouve derrière les quelques grandes sociétés qui émergent dans cette branche bien souvent les mêmes capitaux que ceux qui dominent dans l'industrie alimentaire : Lesieur qui contrôle les aliments composés Lesieur et Sodeva, ainsi que des sociétés de commerce et de fabrication de tourteaux et de farine de poissons Eurosoja à Nantes ou Omaoi au Maroc ; le groupe Rothschild qui contrôle Sanders, premier fabricant français d'aliment de bétail ; le groupe Perrier et bien d'autres encore.

Ainsi donc, ce sont souvent les mêmes capitaux qui enserrent le paysan des deux côtés, en amont comme en aval. Profitant de leur position de domination et, pour certains produits, de monopole, ils peuvent imposer aux paysans des prix élevés pour les fournitures, tout en maintenant des prix bas pour le rachat de produits agricoles.

Souvent d'ailleurs, le lien entre la domination en amont et en aval est immédiat et direct.

C'est ainsi que, pour développer leur vente d'aliments de bétail, les capitalistes de ce secteur ont poussé à l'établissement de contrats d'élevage avec les paysans, notamment dans l'aviculture et l'élevage de porcs ou de veaux, stipulant l'obligation pour le paysan d'achat d'aliments industriels, en échange du rachat et de la commercialisation des animaux ainsi élevés par le groupe capitaliste de l'alimentation. Nous reviendrons sur la façon dont les petits paysans qui avaient accepté de tels contrats sont exploités jusqu'à la limite par les capitalistes de ce secteur.

Il est seulement à remarquer que, par l'utilisation judicieuse de ce type de contrats, comme par une politique de dumping pendant toute une période, les industriels de l'alimentation de bétail sont parvenus à rendre l'élevage de bétail dans une large mesure - voire, pour certains élevages, totalement - dépendants de l'industrie des aliments de bétail. Cette situation une fois créée, il a suffi aux capitalistes du secteur de ramasser le bénéfice du monopole ainsi acquis, en cessant le dumping et en augmentant leurs prix.

Le résultat des manoeuvres conjuguées des deux secteurs capitalistes qui dominent l'agriculture est l'aggravation des termes de cet « échange inégal » qui existe entre l'industrie capitaliste et l'agriculture paysanne. Cette aggravation - qui indique l'aggravation de l'exploitation des paysans par le capital ressort de façon frappante de ces chiffres, publiés par le mensuel des « paysans-travailleurs », Vent d'Ouest :

Pour payer un tracteur, il fallait en 1972 quelque 2 900 kg de viande - il en faut en 1974 quelque 4 350 kg. Pour payer une tonne d'azote, il fallait 700 litres de lait en 1973 et 900 litres en 1974.

Et en l'espace de deux ans, il aura fallu doubler le nombre de veaux vendus pour payer la même quantité de la farine utilisée pour leur alimentation ! Et enfin, si un litre d'huile se payait pour l'équivalent de 6 litres et 1/2 de lait en 1973, il faut aujourd'hui 12 litres de lait !

3- Il existe cependant encore un troisième secteur où le capital domine les paysans, notamment ceux dont la production est commercialisée auprès des consommateurs sans transformation industrielle notable : le secteur du commerce de gros et du stockage. L'introduction des capitaux est particulièrement importante pour les produits périssables pour lesquels les problèmes de transport rapide ou éventuellement du stockage sont aigus. Ces opérations exigent des capitaux que les petits paysans n'ont pas. Mais la même nécessité qui appelle les possesseurs de capitaux dans ce secteur, les met d'emblée en position de dominer les paysans producteurs et de leur imposer des conditions de prix et de contingent acheté qui conviennent aux capitalistes.

Pour partie, les capitalistes de ce secteur se contentent de dominer les opérations intermédiaires entre les petits paysans et les petits commerçants. Mais avec la mainmise croissante des groupes capitalistes sur le commerce de détail, avec l'extension du commerce intégré, c'est souvent la même grosse société de commerce (style Prisunic, Monoprix, Paridoc, Carrefour, etc... ) qui achète directement aux paysans et qui prélève donc sa prébende, et empoche seule cette différence qui va parfois de 1 à 5 entre le prix à la production et la prix à la consommation.

Voilà donc les trois secteurs principaux par l'intermédiaire desquels le capital industriel domine l'agriculture.

A partir de cette mainmise croissante a commencé il y a une dizaine d'années - pour certains produits en tout cas - une évolution vers l'intégration totale dans une entreprise capitaliste, par la transformation des paysans producteurs en main-d'oeuvre salariée dépendant d'une entreprise alimentaire. C'est ce qui semblait se dessiner notamment dans l'évolution des liens entre groupes capitalistes de l'alimentation du bétail, et paysans spécialisés dans l'élevage des poulets.

Il semblerait que cette tendance marque le pas. Toujours pour les mêmes raisons fondamentales. En laissant le paysan « libre » et possesseur total ou partiel de ses moyens de production, le capitaliste de l'industrie lui laisse la charge de l'achat de la terre ou du paiement de la rente foncière ; il lui laisse en grande partie la charge des investissements et rejette sur lui une grande partie des aléas du marché.

Alors, le paysan libre parce que maître de sa terre et de ses instruments - même lorsqu'il en est maître, ce qui souvent n'est pas le cas - n'existe que dans l'imagerie stupide ou intéressée des laudateurs du système. Sa terre, ses instruments, enchaînent au contraire le paysan au capital et le contraignent à travailler dans des conditions qui le mettent parfois au niveau des ouvriers les plus mal payés de l'industrie.

Formellement indépendants, donc en général maîtres de leurs produits, les paysans sont obligés de les vendre pour vivre. Leur exploitation et leur domination par le capital ne sont pas directes et immédiates. Elles s'imposent au travers du marché et du jeu des prix. Vue la diversité de la production agricole, la diversité des conditions de commercialisation, ce jeu des prix revêt des formes diverses par secteurs. Il en résulte une certaine diversité dans les problèmes qui se posent aux petits paysans, dans les revendications qui en résultent, comme dans les propositions que les travailleurs peuvent avancer pour soutenir la lutte des petits paysans pour la défense de leur niveau de vie. Il importe donc d'examiner à quelles difficultés concrètes se heurtent les paysans pauvres pour vendre leurs produits.

Lorsque le producteur de lait ne touche pas le smic...

Le prix du lait est probablement le prix qui intéresse le plus la majorité des petits paysans. Avec la production de la viande bovine à laquelle elle est naturellement liée, la production laitière constitue une production essentielle pour une grande partie de la petite et de la moyenne paysannerie ; celle qui est censée lui assurer un revenu à peu près stable. C'est la production par excellence des petits, au point que les troupeaux laitiers de moins de dix bêtes constituent 70 % des élevages et 42 % du nombre des vaches. Les élevages de plus de vingt laitières ne représentent qu'une part minime de la production.

Soit dit en passant, ces chiffres illustrent le fait que les capitaux - pour les raisons générales citées ci-dessus ne s'intéressent guère à ce type d'élevage. En tous les cas, ni Gervais-Danone, ni Genvrain n'ont jamais manifesté la moindre intention de pousser à l'intégration en amont, en tentant de constituer leurs propres troupeaux.

Pourquoi le feraient-ils ? Puisqu'aussi bien le fait de ne pas posséder directement les troupeaux de vaches n'empêche pas la domination totale sur les producteurs de lait. Et puis, la rentabilité des capitaux est autrement plus grande dans la fabrication du yaourt, du fromage frais ou autres produits laitiers élaborés que dans l'élevage des vaches. Alors, autant laisser aux paysans et les risques inhérents à l'élevage - épidémies, soins, etc. - et le financement du capital foncier.

Il est évident que les simples lois du marché ne laissent au petit agriculteur aucune chance de peser sur les prix face aux laiteries qui ramassent leur lait tous les jours. Le prix à la production qui doit à la fois rémunérer leur travail, rembourser leurs investissements (bâtiments, trayeuse, etc... ) et leurs dépenses en alimentation de bétail, leur est entièrement imposé.

Malgré leur indépendance juridique, ils sont traités comme le seraient des ouvriers à domicile qui, de surcroît, devraient financer de leur poche les investissements qui les lient à ceux qui les exploitent. Des ouvriers à domicile qui seraient fort mal payés. Vent d'Ouest, journal du courant paysan-travailleur, avait calculé pour janvier 73 que, dans la région de la Mayenne, sur une petite exploitation paysanne, le prix de revient du lait d'une qualité type aurait été de 71 à 72 centimes par litre, si l'éleveur avait rémunéré ses propres heures de travail au tarif du S.M.IC Au même moment, les laiteries ramassaient le lait pour 59 ou 60 centimes ! Le prix de revient, calculé sur la base du S.M.IC, était donc supérieur de 11 centimes au prix réellement touché. L'année précédente, l'écart en défaveur de l'éleveur existait déjà, mais n'était que de 7 centimes.

Qu'est-ce que cela signifie ? Que le petit éleveur, non seulement ne touche aucun profit pour son capital, ni la rente foncière, mais qu'il ne peut même pas s'accorder le salaire horaire d'un smicard !

Pourtant, pas plus que dans la nature, rien ne se perd en économie. La part de la valeur correspondant à la plus-value ou à la rente foncière ne s'est pas évaporée, elle est drainée vers les sociétés laitières.

Ce sont évidemment les plus petits éleveurs qui sont les plus exploités. Pas seulement parce que, en tout état de cause, leurs possibilités de s'équiper correctement - mécanisation de la traite, choix dans la qualité du bétail, etc. - sont plus limitées, leur productivité moindre et par conséquent leur prix de revient supérieur. Mais parce que, de surcroît, les laiteries les défavorisent systématiquement. Par le biais des primes de quantité, accordées à ceux qui livrent des quantités supérieures a un certain seuil. Par la révision périodique des grilles de qualité - il y a plusieurs prix du lait, en fonction de certains critères de qualité, notamment de la quantité de matières grasses contenues - faisant passer de temps en temps tel producteur dans la qualité inférieure, en abaissant le prix d'achat en conséquence, alors que la laiterie fait de ce lait les mêmes produits qu'avant, et les vend au même prix aux consommateurs.

Les producteurs de lait doivent livrer une bataille perpétuelle aux laiteries pour maintenir leur pouvoir d'achat. Car si le prix du lait à la production augmente très lentement lorsqu'il ne diminue pas, les dépenses des paysans en aliments de bétail, en frais généraux (électricité, fuel, etc... ) ne cessent d'augmenter. Il n'est pas étonnant que le secteur laitier connaisse périodiquement des luttes, parfois violentes, opposant les producteurs aux laiteries. (il faut dire ici que, dans la plupart des cas, la lutte est menée indifféremment contre les sociétés laitières privées et contre les coopératives. Ces dernières, créées à l'origine par les paysans, leur échappent en général. La coopérative laitière qui commercialise par exemple des yaourts sous la marque Yoplait ne se distingue guère de Gervais-Danone sur le plan de ses relations avec les paysans).

Grèves de livraison du lait, blocage de camions des sociétés de ramassage de lait, occupation de laiteries, les producteurs de lait sont amenés à lutter de manière permanente. Leurs revendications concernent d'une part la suppression de primes qui défavorisent les petits - telles les primes à la quantité livrée - , d'autre part et surtout, la garantie d'un certain pouvoir d'achat, par une garantie des prix.

La dépendance par rapport aux laiteries apparaît tellement proche d'une sorte de salariat déguisé que, outre la formulation du « lait payé au prix de revient », apparaît parfois celle de « garantie d'un salaire minimum pour les heures de travail effectif ». Quelle que soit la formulation, il est parfaitement légitime que les petits paysans producteurs de lait exigent un prix à la production qui rembourse leurs dépenses et qui leur assure une rémunération de leur travail équivalente à ce que touchent les travailleurs de l'industrie.

Par ailleurs, il est indispensable, surtout dans une période d'inflation galopante, que ces prix à la production soient indexés sur l'évolution générale des prix. L'échelle mobile des prix à la production serait l'équivalent naturel de l'échelle mobile des salaires. Et les travailleurs n'ont pas plus à perdre à ce que les prix à la production versés aux paysans par les sociétés laitières soient indexés, que les petits paysans n'ont à perdre à l'échelle mobile des salaires. Car pas plus que les hausses de salaires ne sont responsables de la hausse du prix des produits industriels, les hausses de prix du lait à la production ne sont responsables de la hausse des produits laitiers à la consommation.

Car si le prix du lait à la consommation est réglementé - ce qui, déjà, fait pousser des cris d'orfraie aux sociétés laitières - le prix de la plupart des produits élaborés ne l'est nullement. Or ce sont précisément ces produits qui assurent des bénéfices plantureux à ces sociétés. Alors, que les industriels du lait augmentent le prix d'achat du lait à la production en puisant dans leurs bénéfices, sans le répercuter sur le consommateur !

Le long chemin du boeuf entre le producteur et le consommateur

La longueur des circuits de la viande du producteur au consommateur, et le nombre d'intermédiaires qui prélèvent leur péage à chaque passage, est désormais proverbiale. Le résultat est ce que l'on sait. Le paysan touche des sommes ridicules pour l'animal qui lui a coûté quantité d'efforts, alors que les prix à la consommation atteignent des sommes astronomiques.

Question importante pour les petits paysans en France, l'essentiel de la viande bovine vendue est un sous-produit de l'élevage laitier et intéresse essentiellement les petits et les moyens paysans pour lesquels la vente de veaux ou encore de vaches de réforme constitue un revenu important.

Or, qu'il s'agisse du circuit dit « vif » (celui où l'animal circule vivant et est abattu sur le lieu de consommation) ou du circuit dit « mort » (animal abattu près du lieu d'élevage) - il s'agit des principaux, mais pas des seuls circuits de la viande - celle-ci continue, comme aux temps les plus reculés, à passer par une cascade d'intermédiaires où s'agitent, parallèlement ou successivement, courtiers, marchands de bestiaux, bouchers expéditeurs en gros, commissionnaires, chevillards, meneurs de viande, jusqu'au boucher détaillant.

Structure archaïque où l'on retrouve des intermédiaires hérités d'un autre âge, comme ces marchands de bestiaux qui achètent « à l'estime » le veau unique ou la vache réformée du petit paysan.

Mais si ces structures archaïques où s'agitent un grand nombre de tout petits possesseurs de capitaux montre une résistance étonnante aux tentatives de modernisation, c'est que les gros capitaux qui se sont introduits dans ce secteur et qui sont parvenus à concentrer sous leur égide plusieurs de ces opérations intermédiaires, y trouvent intérêt. Là encore, pour une raison tout à fait banale : les profits d'une multitude de petits intermédiaires assurent le surprofit des gros.

Les chaînes de distribution capitalistes (Carrefour, Casino, Printemps-Prisunic) qui, en quelques années ont accaparé 15 % du marché de la viande au détail et qui négocient directement avec les abattoirs industriels ou avec les groupements de producteurs, vendent leur viande à un prix sensiblement identique à celui de la viande qui est passée par une multitude d'intermédiaires.

De la même manière, la concentration des opérations intermédiaires à partir des abattoirs privés - où à partir de sociétés spécialisées dans les opérations de gros ou l'import-export - ne réduit en rien les prix à la consommation. Elle pèse par contre encore plus fort sur les prix de production car ces sociétés capitalistes imposent aux paysans-producteurs des conditions de paiement qui les arrangent, tels par exemple des délais de paiement à dix semaines, de sorte que, en revendant la viande avant ce délai, le capitaliste n'a même pas à se donner la peine d'avancer de l'argent dans l'opération d'achat.

Les prix à la production sont tellement en-dessous de la valeur réelle de la viande que les capitalistes de l'agriculture - ceux par exemple du .Bassin Parisien - qui pourtant pourraient produire de la viande dans des conditions de rentabilité bien supérieures à celles des petits paysans, sont plus que réservés à l'égard de la production de la viande.

En raison des prélèvements des intermédiaires ils ne pourraient réaliser qu'un profit largement inférieur à celui réalisable par le blé ou la betterave, voire pas de profit du tout.

Alléger ce circuit de la viande serait de l'intérêt des travailleurs-consommateurs, comme de l'intérêt des paysans-producteurs.

Si cela ne se fait pas, ce n'est pas en raison de la complexité technique du problème comme le prétend l'État lorsque, de temps à autre, il se penche sur le « circuit de la viande ».

Il faut exiger l'ouverture des livres de compte des sociétés commerciales du secteur. Il faut que les travailleurs contrôlent leurs prix et leurs profits. Ces sociétés capitalistes réalisent des bénéfices tels, qu'il serait immédiatement possible, en prélevant sur leurs surprofits, de diminuer dans une proportion importante les prix à la consommation, tout en augmentant les prix à la production.

Et il suffirait d'agir uniquement sur les gros intermédiaires capitalistes. Eux, ils ont su raccourcir les circuits - mais à leur profit. Ces gros intermédiaires contrôlés par les travailleurs, le problème posé par les petits parasites se résoudra de lui-même, car il faudra bien qu'ils s'alignent.

Un tel contrôle résoudra le problème posé aux paysans par les importations de viande. Une des revendications principales des petits producteurs de viande est l'interdiction de toute importation. Cette revendication, appuyée elle aussi par des actions d'éclat dont l'été dernier a été riche - interception des camions transportant de la viande importée, ventes sauvages etc. - est parfois formulée d'une façon nationaliste, volontiers reprise par la droite... ou par le PCF

Il n'en reste pas moins que, pour les groupements capitalistes du commerce du gros ou pour les fabricants de salaisons industrielles ou de conserves du genre Olida, ces achats à l'étranger de viande à plus bas prix à la production qu'en France, ne visent pas à servir les intérêts des consommateurs, mais à peser sur le prix à la production des paysans.

Le contrôle des travailleurs sur ces sociétés signifierait le contrôle par les travailleurs du bien fondé de telles importations et leur interdiction éventuelle, surtout en une période où le commerce extérieur est déficitaire. S'il n'y a pas assez de devises, au point que le gouvernement veut restreindre la consommation de certains produits indispensables importés, pourquoi, en effet, autoriser Olida à puiser dans les réserves de devises simplement pour augmenter un peu plus ses profits et peser sur le prix à la production des paysans ?

Sur cette question, les petits paysans sont d'autant plus enragés qu'un des principaux importateurs de viande est une grande société de gros dont le président n'est autre que... le vice-président de la FNSEA et le président de la Fédération Nationale Bovine. Il y a là toute la contradiction du syndicalisme corporatiste paysan...

L'intégration capitaliste et ses limites

C'est dans l'aviculture que s'est dessiné en premier le processus d'intégration de l'exploitation paysanne à l'entreprise capitaliste, et c'est encore dans ce secteur que l'évolution a été le plus loin, sans aller cependant, même là, jusqu'à l'intégration totale.

Compte tenu du degré de développement technique, du degré de connaissance génétique ou de contrôle des processus biologiques qui sous-tendent toute production agricole, c'est l'aviculture qui avait le plus de raisons d'intéresser les capitalistes.

Les volailles sont les seules à être produites à l'heure actuelle dans leur quasi-intégralité en utilisant des aliments composés fabriqués en usine. Du fait de l'utilisation de ces aliments, comme du fait d'une sélection génétique permettant la meilleure rentabilisation entre la quantité d'aliment utilisé et le poids de viande obtenue, les dépenses nécessaires pour « fabriquer » un poulet, comme le temps nécessaire à la fabrication, ont été réduits. Par ailleurs, il s'agit d'animaux faciles à élever en grande série.

Il est donc relativement facile d'industrialiser ce type d'élevage. Dans un élevage agricole moderne, un seul travailleur suffit pour élever 100 000 poulets.

Cette industrialisation de l'aviculture est un sous-produit de la lutte de l'industrie des aliments composés pour conquérir de nouveaux débouchés. Au début, ce fut essentiellement pour s'assurer des débouchés pour leurs produits, que les capitalistes de ces secteurs avaient poussé les paysans sur la voie de la production avec les méthodes industrielles. Mais, en fixant la variété de poulets à élever, la technique alimentaire à utiliser, puis en contrôlant de plus en plus la production elle-même et en se chargeant de l'abattage et de la commercialisation des produits, les sociétés d'alimentation du bétail ont fini par prendre, dans les faits, le contrôle des exploitations qui se livrent à ce type de production.

L'exploitation agricole est dès lors intégrée économiquement au groupe industriel, sans l'être cependant juridiquement.

Car, même dans ce secteur, les capitalistes préfèrent en général passer par les structures existantes, laissant la propriété formelle, sinon de l'ensemble des équipements de l'exploitation, du moins du sol, aux petits paysans, se contentant de les exploiter tels quels.

Pas seulement en raison du problème du sol mais aussi parce que, dans nombre de cas, le contrat d'élevage stipule que la société intégratrice vend aux paysans l'aliment au prix du marché, et rachète la volaille produite également au prix du marché. Seulement, le prix de l'aliment de bétail soumis au monopole d'un nombre restreint de grandes sociétés, augmente de façon régulière, tandis que celui du poulet fluctue en fonction du marché, avec même, pendant longtemps, une tendance à la baisse à plus long terme, du fait justement de l'industrialisation. Ainsi, les variations des prix affectent surtout le petit paysan.

Certes, tous les contrats ne sont pas aussi draconiens, et parfois, certaines formes de partage de risques sont prévues. Il n'en reste pas moins que ce type de contrat, s'il assure une certaine garantie de débouché aux petits paysans, ne lui garantit pas un revenu correct et régulier, et même pas la certitude d'être payé au moins pour son travail.

Dans l'élevage des porcs, où les méthodes de production industrielles commencent également à pénétrer, quoique à un degré moindre que dans l'aviculture ; ou bien encore dans l'élevage des veaux qui, quant à lui, est encore tout à fait artisanal, la production sous contrat est également fort répandue. Là encore pour les mêmes raisons : il s'agit dans les deux cas d'élevages faisant largement appel aux aliments industriels. Les contrats lient par conséquent en général l'éleveur aux firmes d'aliments de bétail. C'est ainsi par exemple que 80 % des veaux de boucherie sont le fait d'agriculteurs liés par contrat à des firmes.

A partir de l'établissement du contrat, combien de paysans connaissent un scénario identique : encouragés par la sécurité du débouché, ils investissent, qui en poulailler, qui en étable ou en équipement sanitaire. En s'endettant dans bien des cas, et auprès de la firme contractante souvent.

Puis, le prix de l'aliment de bétail augmente au-delà du prévu. (L'an passé en particulier, avec la crise du soja, cette augmentation a été considérable). Le prix de la viande baisse. Le jeu conjugué des prix et de l'endettement peut conduire à ce que l'éleveur ne touche pas un sou pour son travail ! On cite ainsi le cas de ce paysan qui avait engraissé 1 375 porcs en deux ans pour le compte d'une société à laquelle il était lié par contrat, sans avoir touché un seul centime. Les tribunaux traitent de multiples cas où des sociétés contractantes poursuivent des paysans pour dettes, tout simplement parce que, soit en raison des aléas du marché, soit en raison des aléas de la production même - maladies d'animaux, etc. - la production du paysan contractant était déficitaire. On en' arrive aux cas ahurissants de paysans éleveurs obligés de travailler en usine pour éponger les déficits d'un élevage sous contrat...

Il s'agit, là encore, des lois du marché, disent les sociétés intégratrices. Seulement, ces lois favorisent toujours les mêmes.

Il est difficile de savoir que représentent parmi les paysans des courants tels que celui des paysans-travailleurs, qui revendiquent des contrats garantissant le salaire correspondant au travail de l'éleveur. La revendication mérite en tous les cas d'être soutenue. Les sociétés contractantes transforment les éleveurs en véritables travailleurs à domicile : qu'elle leur garantisse au moins un salaire minimum ! Et en tous les cas, il faut que les contrats soient indexés sur l'évolution générale des prix et qu'en aucun cas le prix à la production ne puisse évoluer moins vite que les prix des aliments de bétail nécessaires à leur fabrication !

Lorsqu'on brûle les artichauts

Le marché des fruits et des légumes frais est celui où la mévente et les effondrements brutaux de cours sont les plus fréquents.

On dira que cela tient à la nature de ces produits hautement périssables : il suffit de quelques jours de chaleur pendant la saison pour que les légumes ou les fruits de toute une région arrivent à maturation en même temps. L'offre montant brutalement, les cours s'effondrent... Il s'agit une fois de plus des lois immuables du marché.

Seulement, ni la mévente, ni l'effondrement des cours ne se produisent au niveau de la consommation, mais toujours au niveau de la production.

Ce n'est jamais sur le marché de consommation que se manifestent ces fameuses crises de surproduction, mais toujours sur le marché à la production.

C'est que, entre les deux, prennent position les intermédiaires capitalistes du négoce : expéditeurs, grossistes ou centrales d'achat du commerce intégré.

Or, en cas de production particulièrement abondante, ni les uns, ni les autres n'ont envie d'augmenter leurs achats en conséquence. D'abord, pour ne pas prendre eux-mêmes en charge le risque d'une mévente à la consommation. Et d'une manière générale, parce que, même si un abaissement du prix à la consommation pouvait augmenter le volume de fruits et de légumes vendus, et donc même si les capitalistes du commerce pouvaient maintenir leur profit global en vendant plus en compensation de la réduction de leurs marges bénéficiaires, cela ne les intéresse pas. Ils préfèrent réaliser le même profit avec moins de produits vendus, avec donc moins de frais de transport, moins de manipulations, moins de surface de vente occupée. Dussent en souffrir, d'une part les consommateurs, qui paient les fruits et les légumes aussi cher, que la récolte soit abondante ou non, d'autre part les paysans producteurs qui ne parviennent pas à vendre une partie de leurs produits.

Malgré la fiction de l'égalité devant les lois du marché, les paysans producteurs ne peuvent rien contre les capitalistes du négoce qui, du fait de leurs capitaux qui leur permettent de disposer d'installations de stockage et de transports auxquels les paysans ne peuvent avoir accès que par leur intermédiaire, du fait de leur: situation stratégique entre un grand nombre de producteurs et un grand nombre de consommateurs, sont en position de force.

Les petits paysans tentent, certes, d'échapper à cette emprise par l'intermédiaire de leurs coopératives qui avaient soulevé bien des espoirs à leurs débuts. Mais elles ne sont guère parvenues à desserrer l'étau qui enserre les petits producteurs de légumes et de fruits frais.

Les petites coopératives qui ne sont pas de taille à assurer le collectage, le transport et la commercialisation complète des produits de leurs adhérents se heurtent, simplement à un étage plus haut que le paysan individuel, aux mêmes intermédiaires capitalistes et dans des conditions à peine meilleures. Les plus grandes, inévitablement dominées par les plus grands producteurs, soumises aux mêmes impératifs de profit que leurs concurrents privés, échappent au contrôle des petits producteurs.

Perdants si la récolte est abondante, non gagnants si elle ne l'est pas, car, de toute façon, la distribution capitaliste ne répercute guère à la production les hausses à la consommation consécutives à une pénurie, les petits paysans ne peuvent pas grand'chose sur le plan économique.

En respectant les lois du marché, personne ne peut obliger les capitalistes de la distribution à acheter des produits qu'ils n'ont pas envie d'acheter lorsque la récolte est trop abondante.

Pourtant, il est de l'intérêt des travailleurs consommateurs comme des paysans producteurs, que la récolte soit acheminée. Comme il est de l'intérêt de toute la société que cesse le révoltant gaspillage de la destruction des récoltes, alors que les besoins sont loin d'être satisfaits.

Alors, il faut imposer que tout ce réseau d'intermédiaires capitalistes, qui va de l'expéditeur local ou régional aux grandes surfaces, en passant par les grossistes, les commissionnaires de Rungis, et les sociétés de transport, soit obligé de transporter et de vendre sans bénéfice les produits agricoles excédentaires au moment de la saison.

Il n'y a aucune raison que ces sociétés imposent aux petits paysans les risques de la mévente, au détriment également des intérêts des consommateurs.

Coopération : une solution ?

N'y a-t-il pas quand même un moyen d'assouplir l'emprise du capital en brisant l'isolement du paysan par la coopération ? Par la coopération pour l'achat et éventuellement pour l'utilisation des instruments de production afin d'en faciliter l'acquisition et d'en rentabiliser l'usage ? Par la coopération encore pour l'écoulement des produits ?

Il fut un temps où bien des illusions couraient parmi les paysans à l'égard des coopératives, par ailleurs coqueluches d'une partie de la gauche qui y voyait une manière d'ébauche de socialisme dans les campagnes.

Sans doute, la coopération volontaire sera l'étape par laquelle passera l'agriculture future dans son évolution de l'agriculture familiale vers l'agriculture socialisée. Sans doute, l'utilisation collective des instruments de production est infiniment plus rationnelle, et pas seulement du point de vue de la rentabilité capitaliste, mais aussi du point de vue de la rentabilité sociale et humaine, que l'utilisation individuelle. Sans doute enfin, même telles qu'elles sont, certaines formes de coopération donnent aux paysans des possibilités qu'ils n'auraient pas autrement.

Cependant, s'intégrant dans un système capitaliste dont toutes les structures favorisent les possesseurs de capitaux et qui, donc, défavorisent les petits paysans, toute coopérative est engagée, dès sa création, dans un mouvement qui, ou bien la rend inefficace, voire l'élimine, ou bien au contraire, en la rendant efficace, l'éloigne de plus en plus des intérêts des paysans adhérents.

A ne regarder que les statistiques, les coopératives de vente - qui collectent, stockent, éventuellement transforment et transportent, et en tous les cas commercialisent les produits de leurs adhérents - se portent très bien. Pour nombre de produits, elles occupent même une part prépondérante dans toute une partie des opérations décrites ci-dessus, et dépassent donc le secteur privé.

C'est ainsi que, dans les activités de commercialisation des produits agricoles, la part de la coopération a été en 1972 de l'ordre de 6 % seulement pour la viande, mais près de 25 % pour les oefs plus de 30 % pour les fruits et légumes frais, de l'ordre de 40 % pour le vin commercialisé, de l'ordre de 50 % pour les produits laitiers, plus de 60 % pour les céréales et les oléagineux en général, et près de 80% en particulier pour le blé. Par ailleurs, les coopératives prennent une part non négligeable dans la production de certains produits transformés.

Seulement, cette seule énumération laisse deviner le caractère hétéroclite de la composition de cet ensemble regroupé sous la même dénomination de coopérative. Il y a bien sûr les petits regroupements de paysans associés pour vendre leurs produits. Il y a de puissantes entreprises capitalistes. Il y a des organismes qui sont de simples agences de vente des entreprises capitalistes céréalières ou encore d'autres qui, au contraire, servent simplement de courtiers chargés de collecter la production de petits céréaliers dispersés pour le compte de grands fabricants d'aliments de bétail.

Le propre des coopératives est théoriquement de ne collecter que les produits des adhérents et de les vendre dans les meilleures conditions dans l'intérêt de ceux-ci. La direction est, théoriquement, toujours contrôlée par les adhérents suivant, du moins à l'origine, le principe : « un homme, une voix ». Mais même tant que la coopérative ne regroupe qu'un nombre limité de paysans qui exercent réellement leur droit de contrôle, c'est tout naturellement que les intérêts des plus puissants coopérateurs sont mieux défendus et leurs opinions plus déterminantes que celles des adhérents les plus pauvres.

Dans les conditions de la concurrence capitaliste, c'est tout aussi naturellement que les coopératives ont tendance à ne plus rendre compte a leurs adhérents - comment, rendre publiques, sous peine de perdre des débouchés, certaines pratiques exigées par les acheteurs : dessous de table, ristournes, braderies publicitaires, etc. - et à s'élever progressivement au-dessus d'eux. La recherche d'une « efficacité » plus grande, au sens capitaliste du terme, fait le reste. Pour conquérir des débouchés, il faut tenter d'abaisser les prix, ce qui se fait inéluctablement sur les mêmes bases que pour les entreprises privées du même genre : c'est-à-dire au détriment des ouvriers de la coopérative, mais aussi, au détriment des petits adhérents. En tous les cas, c'est à ce prix-là que les coopératives qui ont réussi à s'introduire dans les secteurs les plus rentables de la commercialisation ou de la transformation, ont réussi à le faire.

C'est ainsi que, à partir du mouvement coopératif, ont émergé de puissantes entreprises capitalistes.

Si, sur les quelque 7 000 coopératives qui existent en France, plus d'un tiers ont une activité trop faible ou trop irrégulière pour employer des salariés permanents, 120 grandes coopératives emploient plus de cent ouvriers, brassent des chiffres d'affaires considérables, et exploitent le travail de milliers de paysans qui ne les contrôlent ni de près, ni de loin.

Quant aux petites coopératives, elles ont globalement leur utilité pour le bon fonctionnement du secteur capitaliste lié à l'agriculture, dans la mesure où elles assurent la collecte même dans les conditions les moins rentables du point de vue capitaliste.

La coopération est de plus en plus une fiction juridique. Même cette fiction est en passe de disparaître avec des lois récemment votées qui rendent désormais possible la participation du capital coopératif dans les entreprises privées ; qui remettent en cause - même sur le plan juridique - le principe « un homme, une voix » en prévoyant la participation des adhérents en fonction de leur apport de capital ; et avec la création des formes de regroupement dérivées des coopératives, autorisant l'adhésion de membres qui n'ont rien à voir avec le paysan producteur, si ce n'est qu'ils parasitent son travail : industriels de l'alimentation, négociants, etc...

Quant aux « Coopératives d'Utilisation du Matériel Agricole » (CUMA), qui regroupent au total environ 400 000 exploitants, si elles rendent possible l'accès de petits paysans à du matériel qu'ils ne pourraient pas s'acheter à titre individuel - moissonneuses-batteuses, ou même tracteurs - elles ont, pour cette raison précisément, de gros avantages pour les fabricants de matériel agricole. Pour des raisons évidentes, elles élargissent les débouchés de ces derniers.

Le mouvement coopératif n'a pas empêché le capital de mettre la main sur la paysannerie, mais, en quelque sorte, a mis de l'huile dans les rouages du fonctionnement du système capitaliste.

La coopération ne pourrait trouver sa véritable signification qu'à partir du moment où la recherche du profit ne sera plus le moteur essentiel de l'économie.

Un soutien étatique qui profite aux riches

Le revenu du paysan travailleur ne dépend pas de son travail, mais des prix auxquels il parvient à vendre ses produits. Aussi l'évolution du marché et des prix qui s'y déterminent ont de tout temps été au centre de ses préoccupations, et plus encore aujourd'hui que dans le passé, dans la mesure où l'essentiel de sa production est commercialisée.

Pour des raisons politiques ou économiques, l'État intervient sur ce marché et sur ces prix depuis longtemps déjà. Il a commencé, comme nous l'avons vu, par l'intermédiaire d'une politique douanière protectionniste, cherchant à mettre l'agriculture française à l'abri de la concurrence étrangère. Aujourd'hui, il intervient de façon multiforme, à travers tout un jeu de primes, de soutien de cours, de réglementation de la production ou de la mise sur le marché, etc...

La forme d'intervention de l'État s'est donc beaucoup modifiée au cours des décennies passées. Deux aspects sont cependant restés constants.

D'une part, cette intervention se traduit et s'est toujours traduite, du point de vue de la société, par un énorme gaspillage. D'autre part, son intervention n'a jamais été socialement neutre.

Il ne pouvait pas en être autrement, dans la mesure où l'État prétendait et prétend « protéger » ou encore, comme on le dit aujourd'hui, « soutenir » et « organiser » le marché agricole. Car, derrière le marché en général, il y a des relations, des rapports sociaux basés sur l'inégalité.

Inégalité d'abord entre producteurs agricoles. La politique protectionniste menée à partir de Méline, par exemple, si elle a permis de maintenir le prix des produits agricoles à un certain niveau, en les préservant de la concurrence des prix agricoles étrangers plus bas, et si, de ce fait, elle a assuré aux petits paysans le minimum misérable susceptible de les faire rester à la terre, avait par contre assuré, de façon totalement artificielle et au détriment des consommateurs, des profits considérables aux gros agrariens du blé et de la betterave.

Inégalité ensuite entre les producteurs paysans et les capitalistes de l'industrie, du négoce ou encore les intermédiaires parasites de toutes sortes.

Sur le marché, l'offre des paysans n'est pas confrontée à la demande des consommateurs. Entre les deux s'intercalent des intermédiaires. En réalité, il n'y a pas un marché de produits agricoles, mais deux. Sur le premier sont confrontés un grand nombre de producteurs paysans à un petit nombre d'intermédiaires, en position de dicter leurs conditions. Sur le second, ces mêmes intermédiaires dictent de la même manière leurs conditions à un grand nombre de consommateurs.

Dans la mesure où elle ne touche pas à l'inégalité fondamentale qui se cache derrière l'abstraction d'un « marché agricole », l'intervention de l'État pour soutenir ce marché profite en premier lieu, et parfois exclusivement, aux parasites non-agricoles du travail des paysans (en plus, évidemment, des agrariens capitalistes déjà mentionnés).

Avant la Deuxième Guerre mondiale, à l'exception de la production du blé, l'État n'est guère intervenu contre les effondrements périodiques des cours, autrement que par des réglementations ou des interventions malthusiennes.

Du début du siècle date par exemple la stricte réglementation de la production vinicole, restée en vigueur dans ses grandes lignes jusqu'à présent, réglementation contrôlant sévèrement les surfaces plantées, accordant lors de périodes de production abondante, des primes pour l'arrachage de certains vignobles, etc...

Lors de l'effondrement des prix des années trente s'est pratiquée pour la première fois à grande échelle la destruction massive de certains produits agricoles, la dénaturation d'autres. La folie destructrice capitaliste s'est alors emparée du monde entier ; de cette époque datent les images honteuses de locomotives où l'on brûle du café, de blé brûlé, de bétail massacré et rendu inconsommable, dans un monde pourtant affamé.

Depuis, les États, et en particulier l'État français, ont affiné leurs méthodes. Aux interventions circonstancielles et catastrophiques se succédèrent des interventions régulières, progressivement codifiées, systématisées, sous la dénomination globale « d'organisation des marchés agricoles ».

Le but déclaré de cette organisation des marchés est de régulariser les cours, prévenir l'effondrement des prix en intervenant, par des moyens étatiques, sur la quantité produite comme sur les prix.

Il n'est évidemment pas question de s'aventurer dans la jungle des réglementations et des techniques.

Disons seulement que, tentant de contrôler le marché tout en respectant les lois ; prétendant aider les paysans tout en se refusant à toucher aux gros intérêts qui parasitent leur travail, l'État a substitué au gaspillage social de la mévente en cas de surproduction, le, gaspillage social « préventif » d'une politique malthusienne (sans d'ailleurs que le second empêche toujours le premier). L'argent public est utilisé pour des soutiens de prix qui profitent peu, voire pas du tout, aux petits paysans.

Du gaspillage des forces productives...

L'intervention malthusienne de l'État consiste à tenter de soutenir les cours en limitant l'offre de produits agricoles.

Au niveau de la production pour commencer. Par des interdictions dans certains cas : ainsi, on l'a vu, la plantation de vignobles est strictement réglementée. Par des incitations poussant les paysans à abandonner certains types de production, et à s'adonner à d'autres. Des primes de non-livraison avaient ainsi été accordées en 1969 aux paysans possesseurs de vaches laitières qui auraient consenti à ne plus livrer de lait et à reconvertir leur bétail dans la production de viande. Pour équilibrer la production des fruits, l'État a joué sur une gamme de primes, les unes à la plantation, les autres au contraire à l'arrachage, afin de reconvertir la production d'un secteur à l'autre.

Le marché étant ce qu'il est, cette politique a non seulement conduit à un gaspillage évident, elle a simplement créé la pénurie là où il y avait abondance, et abondance là où il y avait pénurie. Combien de fois le même paysan, encouragé à planter une année, était incité à arracher la même plante quelques années plus tard ?

Ce malthusianisme étatique se manifeste aussi au niveau de la commercialisation, un des aspects essentiels de l'intervention de l'État consistant à limiter l'offre par le retrait du marché de biens déjà produits.

Retrait définitif lorsqu'il s'agit de la destruction du produit. Retrait sous forme de dénaturation lorsqu'on rend impropres à la consommation humaine des produits consommables. Ou encore, retrait provisoire, lorsque l'État favorise le stockage d'un produit surabondant.

Les destructions de produits ne sont que partiellement financées par l'État. Car dans la plupart des cas, les lois du marché suffisent, et ce sont les petits paysans qui financent de leurs peines inutiles cette forme de malthusianisme.

Destructions qui jouent sur des quantités parfois considérables puisqu'en 1968 par exemple, année de bonne récolte - ou de mauvaise commercialisation - 2000 tonnes de tomates, 19000 tonnes de choux-fleurs, 21 000 tonnes de pommes, 61 000 tonnes de poires et 85 000 tonnes de pêches étaient « retirées » de la sorte du marché

L'État dépense aussi de fortes sommes pour financer le stockage. Ce financement du stockage aide tous les paysans, dit-on, puisqu'il permet de maintenir les cours. Seulement, à qui va l'argent ainsi versé ? Une partie de la politique de stockage consiste à verser des primes et des garanties à ceux qui acceptent de stocker leurs produits. Mais qui a les équipements adéquats ? Les plus gros des agriculteurs, ou plus généralement encore, les intermédiaires capitalistes. Ce sont les mêmes, soit dit en passant, qui sont exportateurs. Or, pour une grande partie des produits agricoles, les prix mondiaux sont inférieurs aux prix français. Pour favoriser les exportations - toujours dans le but prétendu de réduire l'offre intérieure - l'État paie la différence ! Une manière de subventionner l'exportateur. Et ce sont encore ceux-là qui pourront par la suite vendre leurs produits à bon prix lorsque les cours remonteront.

... au gaspillage de l'argent public

Mais le volet le plus important, le plus connu, de la politique de l'État, est son intervention pour soutenir directement certains prix agricoles. A suivre superficiellement la presse et la propagande officielle, l'agriculture bénéficie de prix garantis fixés en début de chaque campagne agricole, et dès que la loi de l'offre et de la demande fait baisser le prix en-dessous d'un certain prix minimum, l'État intervient en achetant à ce prix minimum tous les produits qui n'ont pas trouvé d'acquéreur. D'ailleurs, bon nombre de manifestations paysannes ont lieu précisément pour peser dans le sens de l'augmentation de ces prix agricoles.

De fait, des sommes considérables - plus du quart du budget de l'agriculture - sont consacrées à ces interventions de soutien des prix. Mais à qui ce soutien profite-t-il ? A qui garantit-on un prix d'achat minimum ?

D'abord, en tout état de cause, l'intervention de l'État est fort différente suivant la nature du produit : très grande pour certains, presque nulle pour d'autres. Et c'est déjà significatif, puisqu'on sait que certains types de produits sont le fait de grands producteurs capitalistes, tandis que d'autres sont réservés aux plus petits.

Évidemment, le produit qui a bénéficié en premier d'une « organisation du marché », et qui continue à bénéficier du soutien étatique le plus complet est le blé.

A la suite d'un effondrement des cours consécutif à un accroissement de la productivité, l'État avait créé en 1936 un Office National du Blé, devenu ultérieurement Office National Interprofessionnel des Céréales. Cet office avait - du moins jusqu'en 1957 où le Marché Commun modifia quelque peu les choses - le monopole de l'achat et de la vente des céréales. Il achète donc l'intégralité de la production et la revend aux utilisateurs, et il finance, aux frais de l'État, les exportations sur un marché international où généralement les prix sont plus bas qu'en France.

Ainsi donc, les producteurs de céréales jouissent d'une garantie totale de leurs prix, à un niveau nettement supérieur aux prix mondiaux, et ceci aux frais des contribuables. Seulement, la production des céréales est, avec celle des betteraves, également fortement protégée, celle où domine la production capitaliste. Sous le nom de soutien à l'agriculture, c'est en fait une subvention à la classe capitaliste.

Certes, les petits paysans producteurs bénéficient également de ce soutien de prix. C'est d'ailleurs ce que les gros agrariens mettent en avant lorsqu'ils réclament des hausses sur les prix céréaliers. Seulement, cette aide étatique n'est pas soumise à un quota maximum. Autrement dit, le petit paysan qui livre quelques dizaines de quintaux touche la même subvention par quintal que le gros livreur qui livre des milliers de quintaux. Pour le premier, il s'agit donc d'une somme dérisoire, d'un petit complément de revenu. Pour le second, il s'agit de sommes énormes.

Les chiffres sont éloquents. En une année comme celle de 1969, sur les 6 318 millions de F dépensés par l'État pour soutenir les cours - donc sur cette fameuse somme que l'État présente comme une nécessaire générosité de la collectivité destinée à aider les paysans - 3 116 millions ont été consacrés à trois productions, celle des céréales, celle des betteraves et celle des oléagineux du genre colza, c'est-à-dire à des productions où domine l'agriculture capitaliste. Autre donnée qui exprime la même chose : l'aide de l'État correspond à 45,8 % du, prix de production des betteraves sucrières, mais à 0,44 % de celui du vin, 1 % de celui du porc, moins de 1 % de celui des volailles et des oefs Il s'agit dune année donnée, les pourcentages peuvent varier, mais pas le décalage fondamental !

Il est à noter d'ailleurs que si certains secteurs de la production agricole sont rentables, du point de vue capitaliste, c'est-à-dire s'ils sont susceptibles de dégager, outre le taux moyen de profit, la rente foncière, c'est essentiellement, sinon exclusivement en raison de ce soutien étatique, et de ces hauts prix à la production financés par le budget.

Il est également à noter que les petits paysans ne sont pas seulement lésés parce qu'ils ne touchent pas une aide qu'on prétend leur accorder alors qu'en réalité on l'accorde aux capitalistes de l'agriculture ; ils sont également lésés car, en tant qu'éleveurs de bétail, ils constituent la principale clientèle pour certains types de céréales. En raison du maintien du prix des céréales à un haut niveau par l'aide étatique, ils paient donc plus cher l'alimentation de leur bétail.

Le soutien de l'État est nettement moindre pour les produits qui intéressent de bien plus près les petits paysans.

Il est quasiment nul pour les produits qui, pourtant, font vivre la quasi totalité des petits paysans de l'Ouest ou du Midi, tels que les fruits et légumes, les porcs ou encore la volaille.

Dans d'autres secteurs où l'État prétend « garantir » un prix minimum, les choses méritent d'être regardées de plus près. Ainsi, l'État prétend assurer un prix minimum pour la viande bovine de qualité moyenne et supérieure de bêtes adultes. Autrement dit, un organisme financé par l'État, la Société Interprofessionnelle du Bétail et des Viandes, est chargé d'acheter et de stocker dès que les cours descendent en dessous d'un prix seuil.

Seulement, pour des raisons dites techniques, l'État intervient au niveau des carcasses et non au niveau des bêtes vivantes. Résultat : c'est le marchand de bestiaux ou le grossiste qui bénéficient d'une protection et nullement le petit paysan.

C'est la même chose en ce qui concerne la production laitière. Bien que l'État - et maintenant, les organismes du Marché Commun - fixent des prix indicatifs pour le lait, prix qui font l'objet de multiples tractations et négociations, bien que divers procédés d'intervention soient prévus, cette intervention ne concerne pas directement lés producteurs paysans. Le prix à la production, celui qui est versé au paysan lors du collectage par la laiterie, est toujours « librement » négocié entre l'usine laitière, et le petit paysan qui est bien obligé d'accepter le prix qui lui est versé par la société laitière, car il ne peut vendre nulle part ailleurs.

Par contre, les prix des produits intermédiaires fabriqués par les laiteries - notamment les produits faciles à stocker, tels que le lait en poudre ou le beurre - sont, eux, garantis. Là, si le marché baisse, la société laitière a toujours la possibilité de vendre ses produits au prix minimum garanti par les organismes d'intervention.

Ainsi donc, derrière la prétendue garantie des prix de la production agricole se cache une vaste escroquerie. Les petits paysans ne profitent des hausses des prix seuils ou des prix d'intervention que de façon indirecte, dans la mesure où les intermédiaires, couverts, sont plus disposés à acheter. Mais en fin de compte, les dépenses de l'État, loin d'aider le petit paysan, favorisent au contraire les parasites de son travail et ses pires ennemis.

Le Marché Commun a quelque peu compliqué et fignolé le schéma. C'est au niveau des instances du Marché Commun et dans le cadre d'une politique agricole commune, que l'on définit aujourd'hui, pour la campagne agricole à venir, les nombreuses sortes de prix qui servent de référence à l'intervention étatique. Si le vocabulaire s'est enrichi d'un charabia technique plus vaste, entre les prix d'intervention, les prix d'orientation, les prix de référence, les prix de retraite, et on en passe, si par ailleurs les dépenses étatiques sont aujourd'hui financées suivant un système de péréquation entre États européens, le système n'a pas changé quant au fond.

Si les céréaliers continuent à jouir d'une garantie de prix directe sur le produit non transformé, pour les autres produits, la garantie est largement théorique - « indicative » comme on le dit si élégamment- et, en tout état de cause, ou bien porte sur les produits transformés, ou bien n'est assurée qu'au niveau de la première commercialisation.

Un revenu en baisse constante

La propagande officielle ne tarit pas d'éloges sur les durs efforts des délégations françaises successives pour défendre les intérêts de l'agriculture française lors des nuits agitées de Bruxelles. Ce qui précède explique pourquoi, malgré les hausses de prix « arrachées à nos partenaires », les prix à la production réelle, ceux touchés par les paysans, n'ont guère augmenté, lorsqu'ils n'ont pas baissé.

La revue économique Entreprise estime de la sorte l'évolution de certains prix au 10 juillet des années 1972, 1973, 1974

1972 1973 1974

Viande bovine, kg vif 5,00 5,20 5,00

Veau, kg vif 6,45 7,35 7,35

Porc (classe 11) 4,90 6,30 5,10

Porcelet 5,30 7,20 5,30

Mouton (viande Rungis) 11,00 12,00 13,40

Poulet 3,40 4,20 3,20

Oeufs (Rungis) 16,501 7,801 5,70

Vin (degré hecto du Midi) 6,90 11,30 8,50

En 74 donc, sur cet ensemble de produits, une seule hausse (celle de la viande de mouton) mais par contre des baisses allant de 4% à 25%.

En même temps, la hausse générale des prix a été officiellement estimée de l'ordre de 16%.

L'année 1974 a donc vu le niveau de vie des agriculteurs non pas stagner, mais enregistrer une

baisse importante.

De façon générale, la petite paysannerie est une des principales victimes des périodes d'inflation,

Elle ne peut qu'être sensible à un programme visant le contrôle des prix industriels, comme elle ne peut qu'être sensible à toute proposition d'indexation des prix agricoles à la production sur l'évolution générale des prix.

Conclusion

Pour les technocrates du genre Mansholt et Cie, dont le fameux plan de réforme de l'agriculture européenne proposait la liquidation pure et simple de la classe paysanne et la sauvegarde des seules exploitations capitalistes rentables, les intérêts des paysans et les impératifs d'une agriculture rationnelle s'opposent. Ce n'est pas seulement cynique et inhumain, lorsqu'on envisage de favoriser la détérioration des conditions d'existence de millions de travailleurs de la terre pour les en chasser, mais c'est encore parfaitement stupide et contraire à la vérité. Car c'est le système capitaliste de production qui s'oppose à la fois aux intérêts des paysans, et à la rationalisation de l'agriculture.

Marx écrivait, il y a plus de cent ans déjà dans « Le Capital » : « La morale de l'histoire que l'on peut tirer aussi d'une étude de l'agriculture, c'est que le système capitaliste s'oppose à une agriculture rationnelle ou que l'agriculture rationnelle est incompatible avec le système capitaliste (bien qu'il favorise son développement technique) et qu'elle nécessite l'intervention du petit paysan qui travaille lui-même sa terre, ou le contrôle des producteurs associés » .

Sur le fond, les choses n'ont pas changé depuis. Non seulement le capitalisme n'a pas rendu l'agriculture rationnelle, mais il trouve de nombreux intérêts à ce que l'agriculture reste fondamentalement archaïque.

Un économiste conservateur du nom de Glenn-Jonson, écrivait lors d'un congrès consacré à ces problèmes : « Un cynique pourrait affirmer que l'exploitation familiale est une institution qui fonctionne pour entraîner les familles des exploitants à fournir une grande quantité de travail et de capitaux à un niveau de rendement inférieur à ce qui est normal, afin d'apporter à l'économie les produits agricoles à bas prix » .

Et encore, l'affirmation générale - quoique déjà passablement cynique en effet - du dit économiste dissimule un fait important. C'est que les bas prix de l'agriculture sont profitables à la classe capitaliste industrielle pour deux raisons :

-les bas prix des produits alimentaires abaissent le prix de la force de travail industrielle ;

-ils permettent un important transfert de la valeur du travail paysan au profit des industriels et des commerçants capitalistes qui s'intercalent entre les paysans et les consommateurs.

En fin de compte, la haute rentabilité des capitaux à la fois dans les grandes sociétés des industries agricoles et alimentaires, et dans les grandes sociétés commerciales intégrées ou spécialisées dans le gros, ne s'explique pas seulement par l'exploitation des travailleurs de ces secteurs, mais également par l'exploitation des paysans.

Le maintien du caractère hétéroclite de cet ensemble « agraro-alimentaire » qui produit, transforme et achemine les produits agricoles jusqu'au consommateur final, est tout à fait de l'intérêt des capitalistes. En se déchargeant sur les petits paysans du paiement de la rente foncière, comme des investissements en équipements agricoles en général moins rentables que dans l'industrie ; en parvenant à faire en sorte que, malgré ses dépenses considérables en terre et en équipements, les paysans produisent quand même à bas prix, les capitalistes « agraro-alimentaires » parviennent à s'assurer un taux de profit confortable.

Nous avons évoqué un certain nombre de revendications des petits paysans que les travailleurs révolutionnaires peuvent soutenir, ou encore, des propositions que les travailleurs peuvent faire à la petite et moyenne paysannerie.

Il en existe sans doute bien d'autres pour alléger l'exploitation des paysans par les capitalistes. Il en existe également d'autres pour alléger le poids que fait peser l'État de cette même classe capitaliste sur la paysannerie. Avec la classe ouvrière, c'est la paysannerie qui supporte le plus le lourd fardeau du financement, sous forme d'impôts, d'un appareil d'État coûteux que les producteurs trouvent contre eux dès qu'ils se heurtent à ceux qui exploitent ou parasitent leur travail.

Les travailleurs doivent soutenir également les aspirations des paysans pauvres à une vie plus libérée des multiples servitudes qui apparaissent liées à la nature de la production agricole, mais qui sont en fait liées à l'organisation sociale.

Mais, au-delà des revendications particulières, il y a autre chose. La paysannerie pauvre sera - et elle l'est déjà du fait de l'inflation - avec la classe ouvrière, la principale victime de la crise qui se prépare. Et dans le programme indispensable que la classe ouvrière devra mettre en avant pour éviter la catastrophe économique pour l'ensemble de la société, et ses conséquences pour les classes laborieuses, il y a une place pour la paysannerie travailleuse.

Donc, le problème n'est même pas que la classe capitaliste aurait entamé à sa façon - c'est-à-dire avec brutalité et au détriment des paysans - la rationalisation et la modernisation de l'agriculture, mais qu'elle impose, dans le cadre des structures existantes ou à peine modifiées, une exploitation accrue à la paysannerie travailleuse.

Et c'est précisément dans la lutte contre cette exploitation que les paysans pauvres doivent trouver la pleine et entière solidarité des travailleurs des villes.

Il ne s'agit pas de vanter, comme le font le PCF et les organisations paysannes qui lui sont liées, les vertus de la petite exploitation et de la petite propriété privée, ni de se battre pour faire rester les paysans à la terre. Il ne s'agit pas non plus, et encore une fois contrairement à ce que font ou disent certaines organisations révolutionnaires, de répéter que la disparition de la petite paysannerie devant la concentration capitaliste est dans l'ordre des choses du progrès économique sous le capitalisme, puisque, aussi bien, le capital n'est pas pressé de détruire la petite exploitation, occupé qu'il est à voler davantage ceux qui y travaillent.

Les petits paysans, tant qu'ils veulent le rester, ont droit à des conditions d'existence correctes. Et s'ils n'ont pas ces conditions d'existence, cela ne tient pas pour l'essentiel à eux-mêmes, au caractère dépassé de leur mode de production, mais à l'exploitation du capital.

Sans le contrôle des travailleurs sur l'industrie capitaliste, les paysans pauvres ne peuvent pas espérer obtenir le blocage des prix des produits industriels dont ils ont besoin.

Les paysans ne peuvent pas obtenir non plus que leurs prix de production soient augmentés et garantis par une échelle mobile, ni que l'écoulement de leur production leur soit assuré en toute circonstance, sans que l'intervention des travailleurs oblige les capitalistes de l'industrie et de la distribution à prélever sur leurs marges bénéficiaires pour assurer l'un comme l'autre.

Enfin, la collaboration des deux classes productrices est indispensable pour élaborer un plan de production rationnel, de l'industrie comme de l'agriculture, pour éviter par le temps de crise qui s'annonce, les énormes gaspillages propres au système de production capitaliste basé sur la recherche du profit au détriment du bien-être de tous.

Il y a, dans l'ensemble du programme des travailleurs, la base d'une entente solide entre la paysannerie travailleuse et la classe ouvrière.

Quant à l'agriculture, elle ne pourra devenir vraiment rationnelle que bien après la destruction de l'État bourgeois et la liquidation du système économique qu'il protège. Effectivement, le progrès de l'industrie, même sous l'égide du capitalisme, et le progrès technologique et scientifique lié au progrès industriel, ont créé les prémisses techniques d'un bouleversement total des méthodes de production agricoles. Les progrès de l'étude et de la maîtrise des processus biologiques, les recherches en génétique, la maîtrise du milieu naturel, comme d'ailleurs la possibilité de s'émanciper de plus en plus du milieu naturel pour la production de biens alimentaires, ne sont pourtant encore qu'à leurs débuts.

Avec le pouvoir des travailleurs, et avec lui seulement, rien ne s'opposera plus à ce que la société utilise pleinement les possibilités offertes par le progrès. Alors, mais alors seulement, il n'y aura progressivement plus de problème paysan, comme problème spécifique, comme d'ailleurs de problème écologique ou de pollution chimique, mais uniquement une société humaine, dont tous les membres seront égaux, disposeront de ses ressources et de ses forces au mieux des intérêts de la collectivité...

Partager