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La bourgeoisie française et les travailleurs émigrés
Le gouvernement français vient de prendre une série de mesures contre les travailleurs émigrés : arrêt de l'immigration des familles des travailleurs déjà en France, arrêt de la régularisation de la situation des travailleurs clandestins déjà entrés, incitation plus large des émigrés au départ par l'offre du « million » de centimes, non seulement aux chômeurs qui regagneraient leur pays, mais aussi aux titulaires d'un emploi, telles sont ces mesures pour l'essentiel.
Elles ont été ressenties avec inquiétude par la plupart des travailleurs émigrés. Ils se voient au travers d'elles désignés comme point de mire, à l'heure de la crise et du chômage qui ne cesse de croître en France. Les principales organisations syndicales, les journaux de gauche, ont présenté ces mesures comme significatives de la volonté de l'actuel gouvernement de chasser les émigrés.
La décision gouvernementale, par-delà son aspect économique, a un aspect politique évident. Ce ne sont pas les patrons qui réclament que l'on chasse les émigrés pour les remplacer par des travailleurs français. Et le Secrétaire d'État, Stoléru, ne répond pas à leurs préoccupations directes en édictant ces mesures. Il sait parfaitement que ce ne sont pas les travailleurs émigrés qui sont responsables du chômage et que leur départ ne supprimerait pas la crise. Mais, en tant que représentant du gouvernement, il faut bien, surtout à quelques mois des échéances électorales, qu'il ait des solutions à proposer face à la dégradation de la situation économique. Taper sur les travailleurs émigrés, c'est une façon de présenter ceux-ci comme responsables du chômage et de présenter leur expulsion comme une solution à portée de main au problème du chômage.
C'est de la démagogie de bas étage. Le dirigeant du Rassemblement pour la République, Chirac, s'en fait d'ailleurs le porte-parole depuis un certain temps déjà.
Le but de cette démagogie raciste est sans doute essentiellement électoral. Mais elle aurait des implications autrement plus graves si elle trouvait des oreilles complaisantes dans la classe ouvrière et si cette dernière acceptait que le gouvernement et la droite présentent les travailleurs émigrés comme responsables d'une des conséquences les plus dramatiques de la crise, le chômage, dressant de la sorte une partie de la classe ouvrière contre une autre. C'est, entre autres, la raison pour laquelle il est nécessaire de combattre toute tentative de démagogie dans ce sens, même si, justement, elle reste seulement de la démagogie non suivie d'actes.
Les mesures gouvernementales, pour menaçantes qu'elles soient pour les conditions d'existence des travailleurs émigrés, n'impliquent en effet pas pour autant que le gouvernement et le patronat aient l'intention et surtout la possibilité de chasser réellement les émigrés.
Les mesures stoléru se traduiront sans doute non seulement par un blocage complet de l'immigration - c'est le but officiellement recherché - mais même par un accroissement du nombre des expulsions. ne serait-ce que parce que des fonctionnaires zélés, racistes de surcroît, se sentent encouragés à aller au-delà et à forcer sur des mesures vexatoires (multiplicatioh des contrôles des papiers par exemple), qui sont autant d'incitations au départ.
Mais de là à se passer de la majorité des travailleurs émigrés, il y a une marge que, indépendamment même des luttes des travailleurs, le patronat et le gouvernement ne peuvent franchir actuellement.
er juillet 1975 avant d'être à nouveau interdite aujourd'hui. En 1975, il n'y eut d'ailleurs, selon le Secrétaire d'État Dijoud, que 10 000 entrées contre une moyenne de 150 000 les années précédentes.
En 1972 il y avait déjà eu une tentative de contrôle plus strict de l'immigration par la circulaire Marcellin-Fontanet. Elle liait la possession du titre de séjour à celle de la carte de travail, facilitait les expulsions arbitraires d'émigrés. Par exemple, perdre son travail pouvait se traduire par le non-renouvellement de sa carte et par l'interdiction de séjourner plus longtemps en France. A la suite de luttes de travailleurs émigrés, cette circulaire fut suspendue l'été 1973 et abrogée le 13 janvier 1975. Si ces mesures ne furent que plus ou moins appliquées, ou si elles furent tempérées par des ordres donnés d'en haut à l'administration, c'est parce que le besoin économique de main-d'oeuvre immigrée a continué, par-delà les textes, à se faire sentir.
Est-ce que les dernières mesures édictées, qui ne sont manifestement pas originales, vont cette fois se traduire par l'expulsion massive des émigrés ? Pour répondre à la question, il est nécessaire de considérer quel rôle les travailleurs émigrés jouent dans l'économie française, et de voir dans quelle mesure et à quelles conditions ils pourraient être remplacés par des travailleurs français.
er janvier 1977 de 4 200 000, sur lesquels on comptait 1 900 000 actifs. Ils représentent 11,3 % des salariés et 8 % de la population active. D'après des estimations datant de quelques années, ils se répartiraient à 40 % dans le bâtiment et les travaux publics, 20 % dans la métallurgie, 5 % dans les mines, 10 % dans l'agriculture et les forêts, et 14 % dans les divers. (Chiffres tirés de l'ouvrage Les travailleurs émigrés en France de Granotier).
Près des trois quarts des travailleurs émigrés sont des manoeuvres ou des OS Ce sont eux que l'on retrouve dans la sidérurgie, dans les fonderies, dans la chimie, sur les chantiers du bâtiment ou dans les mines, aux postes les plus dangereux et les plus insalubres ; dans certains secteurs de production, sur les chaînes de montage ou sur les chantiers, ils représentent près de la moitié, voire la majorité, des travailleurs.
Bien que ce soit eux les premiers licenciés, lorsqu'il y a un choix, il n'y a pas une plus grande proportion de chômeurs parmi les travailleurs émigrés que dans le reste de la population travailleuse. Au contraire, cette proportion est légèrement plus faible. Avec environ 100 000 chômeurs officiellement au 31 mars dernier, les chômeurs représentaient approximativement 5 % de la population émigrée, alors que le taux de chômage global était voisin de 6 % à ce même moment. Ce n'est pas pour rien : les travailleurs émigrés sont rarement en compétition avec les travailleurs autochtones pour les places auxquelles on les contraint.
Pendant les vingt ans qui ont précédé la crise, le nombre des immigrés en France n'a cessé de croître. Qu'on en juge :
Année Population totale Immigrés 1954 42 781 000 1 765 000 1962 46 459 000 2 169 000 1968 49 750 000 2 664 000 1975 52 658 000 4 128 000
fs24 (Chiffres tirés de l'ouvrage déjà cité)
L'expansion économique de la France de ces vingt dernières années, marquée par un fort développement industriel, n'aurait pu se faire sans l'apport des travailleurs émigrés. C'est en puisant dans le réservoir de main-d'oeuvre des pays sous-développés que la France a pu assurer son évolution. Elle y a eu recours plus que les autres pays européens, et depuis plus longtemps. D'une part à cause des guerres coloniales des années 50 et du début des années 60 qui mobilisaient une partie de sa jeunesse ; d'autre part parce que, par rapport aux principales économies européennes, la France était et reste un pays à forte proportion de population paysanne : 12 % de la population encore aujourd'hui, contre 6 % en RFA et 4 % en Grande-Bretagne.
Traditionnellement, le capitalisme, depuis le début, se procure la main-d'oeuvre industrielle par la ruine des petits paysans qui sont contraints d'aller chercher du travail à la ville. Or, en France, après la Commune, la grande peur de la bourgeoisie, a poussé celle-ci à une politique de protection de la petite propriété paysanne grâce au soutien de l'État, pour se faire un allié politique face à la classe ouvrière. Ce qui, par rapport à d'autres grands pays industriels d'Europe, a retardé l'accroissement du prolétariat industriel autochtone au détriment de la paysannerie.
De plus, la France est relativement moins peuplée que ses principaux voisins et rivaux. Comme elle a eu un taux de natalité inférieur, surtout entre les deux guerres mondiales, le recours à l'immigration s'est imposé comme une nécessité pour les capitalistes. D'ailleurs, la France a eu, à de nombreuses reprises, recours à la naturalisation des étrangers dans le seul but de pallier la faiblesse de son taux de natalité. Faire appel à la main-d'oeuvre immigrée lui fut facilité par le fait qu'elle avait encore il y a peu un empire colonial.
En fait, c'est à l'échelle internationale que le mouvement d'exode rural s'est fait. Ce sont les paysans marocains, algériens, maliens, etc. qui ont été chassés de leur campagne par le capitalisme et contraints à venir occuper les tâches les plus dangereuses et les plus dures de la production, progressivement délaissées par les ouvriers français depuis bientôt une génération, du moins dans les grandes villes industrielles.
Si les travailleurs émigrés étaient renvoyés dans leur pays, il faudrait pour les remplacer faire revenir les travailleurs français des dizaines d'années en arrière, et c'est là qu'est le problème crucial pour les patrons. La question ne se pose d'ailleurs pas exactement de la même façon pour les patrons que pour le gouvernement. Pour les premiers, le chômage actuel ne les gêne pas trop, au contraire même, puisqu'il leur permet de faire pression sur les conditions de travail, de salaires, et qu'il est un frein puissant à la lutte revendicative dans l'usine. Mais pour le gouvernement, le chômage pose un problème politique, ne serait-ce même qu'électoral, sans compter les possibilités de débordement dans la rue qu'il lui faut quand même prévoir. Ce qui arrangerait le gouvernement n'arrangerait pas forcément les patrons dans l'immédiat. Car ils ne pourraient se passer des travailleurs émigrés que si les travailleurs français venaient prendre leur place.
On pourrait objecter que l'Allemagne de l'Ouest ou la Suisse ayant renvoyé, depuis 1974, plusieurs centaines de milliers de travailleurs émigrés, on ne voit pas pourquoi cela ne serait pas possible en France. Remarquons d'abord qu'en tout état de cause, l'industrie allemande continue à employer plus de travailleurs émigrés encore que l'industrie française. Et si on y regarde d'un peu plus près, on peut voir certaines différences qui rendent la politique visant à substituer des travailleurs originaires du pays aux travailleurs émigrés plus difficile encore sans doute en France qu'en Allemagne.
En Allemagne de l'ouest par exemple, le recours à l'immigration est beaucoup plus récent. si en 1973, avant le renvoi massif de travailleurs dans leur pays d'origine, les émigrés représentaient 10,9 % de la population active, avec 2 345 000 - 3 600 000 avec leurs familles - ils n'étaient que 329 000 en 1960, 770 000 en 1963, 1 314000 en 1966 et à la suite d'une légère récession en 1967, ces chiffres régressèrent pour remonter dans le début des années 70.
La RFA a d'ailleurs bénéficié en matière de main-d'oeuvre des 10 millions d'Allemands de l'Est réfugiés, qui affluèrent jusqu'en 1960, date de la construction du mur de Berlin.
Ce sont ces « émigrés » de même langue et de même culture qui, étant les derniers arrivés et les plus démunis, ont été contraints d'accepter les travaux les plus durs et les plus dangereux. Mais de ce fait, ces tâches apparaissent moins dévalorisées que lorsqu'elles échoient dans leur quasi totalité à des communautés nationales différentes, lorsque la différence des conditions recoupe des différences de langues, de coutumes ou de couleur de peau.
Il y a aussi, en RFA comme en France, des secteurs de l'industrie, comme les chaînes de montage de l'automobile, où la main-d'oeuvre émigrée prédomine ; mais c'est relativement récent, trop pour que cela soit déjà devenu une tradition aussi solidement enracinée que cela peut l'être en France.
En Suisse, la situation est différente pour d'autres raisons. Il y a deux secteurs particuliers, l'hôtellerie et l'horlogerie, qui absorbent une proportion importante de travailleurs émigrés. Il y est plus facile de trouver des remplaçants autochtones que lorsqu'il s'agit des mines, des fonderies ou des chaînes d'automobiles.
Le fond du problème, c'est que la condition de l'ouvrier à la production semble aujourd'hui intolérable à la plupart des travailleurs français.
C'est un obstacle de taille. Un autre est l'absence de « mobilité » de la main-d'oeuvre autochtone, même de ceux qui sont en production. Les ouvriers de province qui se retrouvent au chômage dans les régions qui ne sont pas des grands centres industriels ne sont pas facilement déplaçables vers ces derniers, alors que c'est surtout là que sont les travailleurs émigrés. Une autre forme de l'absence de « mobilité », c'est le travail délimité strictement selon le sexe. Les femmes OS de l'industrie alimentaire, du textile ou de l'électronique par exemple, ne peuvent se retrouver ni dans les mines, ni sur les chantiers, ni dans la sidérurgie, c'est-à-dire là où sont la plupart des travailleurs émigrés. Quant aux jeunes chômeurs, s'il arrive que certains se risquent à venir s'embaucher en production, il n'est pas rare d'en voir certains s'enfuir presque aussitôt qu'ils réalisent, « sur le tas », à quel sort ils seront voués.
Pour accepter les cadences et l'abrutissement des tâches répétitives, pour mettre sa santé et sa vie en danger à son poste de travail, il faut y être condamné, il ne faut pas avoir la possibilité de faire un autre choix.
La condition d'ouvrier de production est déconsidérée au point que ceux qui gouvernent se sentent obligés de faire de la publicité pour le travail manuel, comme on a pu le voir lors d'une récente campagne gouvernementale. Et ce n'est pas sans raison. Le problème n'est pas une question de salaire. Car un ouvrier aux fonderies, dans l'automobile, gagne près du double d'un employé de banque débutant. Mais quel est le jeune qui choisirait d'échanger le porte-plume contre la louche de métal ?
Et même le jeune chômeur, tant qu'il peut, avec ou sans indemnités, avec l'aide de sa famille, être nourri et logé, quelles raisons le pousseraient vers cet enfer ? Il est d'autant moins prêt à accepter ce travail que même ses parents dans bien des cas ont déjà échappé à cette condition. Et quand ce n'est pas le cas, l'évolution récente, l'élévation du niveau culturel par la prolongation de la scolarité, ont préparé moralement à l'espoir d'un autre avenir et d'une autre position sociale.
Tant que les travailleurs français resteront dans un tel état d'esprit, tant qu'ils auront de tels réflexes, les patrons ne pourront pas les contraindre à prendre la place des émigrés. Ce qui fait accepter leur condition à ces derniers, c'est qu'ils y sont contraints tant économiquement que légalement.
Économiquement, car ils ont la plupart du temps leur travail comme unique ressource, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leur famille, celle-ci étant prise généralement au sens large. Le choix qu'ils ont se limite entre la misère (et parfois la famine) dans un pays sous-développé, ou la condition de « soutier » dans une « économie industriellement avancée ».
Et comme si cette pression ne suffisait pas déjà, viennent s'y ajouter des contraintes légales : ne pas avoir de travail, c'est s'exposer à l'expulsion, et c'est encore une raison supplémentaire qui pousse le travailleur émigré à accepter ce dont les travailleurs français ne veulent plus. C'est ce qui explique la plus grande « mobilité » de la main-d'oeuvre immigrée, mobilité à laquelle se refusent les autochtones. Même les ouvriers de province qui sont à la production, lorsque la seule usine du secteur ferme ou licencie, ont d'autres raisons de ne pas se déplacer. Soit qu'une partie de leur famille ait gardé une activité agricole, ou encore qu'ils possèdent une maison et un petit bout de jardin qui les aide à vivoter, et qui sont autant de raisons de ne pas se déplacer. Les seuls qui acceptent de se déplacer en dehors des travailleurs émigrés, ce sont ceux qui bénéficient d'une situation dans la hiérarchie capable de leur amener quelques privilèges, mais ce n'est pas pour se retrouver derrière un four ou à manier le marteau-piqueur.
Seule la contrainte peut dans ce système conduire les individus à assumer les tâches de production qui sont pourtant celles les plus nécessaires. Depuis le début, l'exploitation capitaliste s'est toujours accompagnée du travail forcé, même si cela s'est fait au nom de la « liberté du travail ». Que ce soit en ruinant les petits paysans et en les condamnant par la misère à se prolétariser, que ce soit en enfermant les vagabonds dans les Workhouses, ou aujourd'hui en exploitant les émigrés dans les usines modernes.
Si le gouvernement français veut obliger les travailleurs français à remplacer les travailleurs émigrés, il devra leur mener une véritable guerre pour les amener à une situation qui les y contraigne. Il lui faudra commencer par la suppression des indemnités de chômage, et par imposer une diminution considérable du niveau de vie de la classe ouvrière tout entière.
Cette guerre-là, à supposer que le gouvernement et les patrons se sentent obligés de la mener, serait loin d'être gagnée d'avance par eux. Alors, en attendant, ils peuvent bien se contenter de grandes campagnes publicitaires sur la « revalorisation du travail manuel », sur « d'enrichissement des tâches », ou sur l'amélioration des conditions de travail. Ils peuvent essayer de régler le problème avec des phrases. Mais si la crise s'approfondit, si le chômage continue d'augmenter, ils ne s'en contenteront pas et c'est la voie du conflit qu'ils choisiront sans nul doute.
Pour que la classe ouvrière n'en sorte pas vaincue, il lui faut prendre les devants. Et pour cela, il faut qu'elle sache préserver son unité. Il faut que les travailleurs français se retrouvent avec les travailleurs émigrés ensemble dans le même combat, contre le même ennemi.