Italie. la crise de l'extrême-gauche01/04/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Italie. la crise de l'extrême-gauche

Les organisations d'extrême-gauche italiennes qui, lors des élections législatives de juin 1976, avaient constitué le cartel « Democrazia Proletaria », sont entrées, de leur propre aveu, depuis plusieurs mois, dans une période de crise et de remises en question. Cette crise s'est d'abord manifestée, au lendemain des élections de juin 1976, par un courant d'autocritique à la tête de ces organisations, au vu des résultats électoraux qu'elles estimaient décevants, obtenus par leurs listes communes. Puis le congrès de Lotta Continua, en novembre 1976, a vu l'éclatement de fait de l'organisation, en particulier sous la poussée du mouvement féministe. Le congrès du PDUP, en mars 1977, puis celui d'Avanguardia Operaia, ont vu la scission de ces deux organisations, en vue de nouveaux regroupements : la minorité du PDUP affirmant son intention de rejoindre la majorité d'Avanguardia Operaia, et vice-versa.

On est bien loin de l'accomplissement de « l'unité des révolutionnaires » qui, selon les promoteurs de « Democrazîa Proletaria », devait couronner cette initiative électorale, et préparer l'émergence du parti révolutionnaire en Italie. Les déchirements des organisations composant « Democrazia Proletaria » illustrent à tout le moins la désorientation de celles-ci et de leurs militants. Un autre symptôme de cette désorientation, et même d'un certain désespoir, a été l'irruption sur la scène politique, au cours des manifestations étudiantes des mois de février et mars, des groupes se réclamant de « l'autonomie ouvrière ». Ces groupes, prônant l'affrontement systématique avec la police, professent en fait une idéologie spontanéiste, anarchisante, et reflètent l'absence de perspective d'une partie de la jeunesse, influencée par l'extrême-gauche.

La situation politique

C'est tout d'abord à l'ensemble de la situation politique italienne que cette crise d'une partie importante de l'extrême-gauche doit être rapportée. Celle-ci reste dominée aujourd'hui par la politique d'austérité et la violente offensive anti-ouvrière déclenchée par le gouvernement Andreotti, avec le soutien ouvert du Parti Communiste Italien.

Les gouvernants italiens affirment ouvertement la nécessité, pour rétablir l'équilibre financier du pays, de faire payer tous les frais de la crise aux travailleurs. Pour cela, ils ont cherché - et obtenu - la collaboration du Parti Communiste et des organisations syndicales. Et ceux-ci, à travers des attitudes diverses, convergent pour approuver la nécessité de l'austérité, au nom de « l'intérêt national ».

En quelques mois d'austérité, le PCI s'est profondément engagé dans cette défense ouverte des intérêts de la bourgeoisie, et cela bien qu'il ne participe pas directement au gouvernement. Une nouvelle occasion lui en a été donnée face aux manifestations étudiantes du début de l'année 1977. Celles-ci exprimaient, plus que les revendications corporatives des étudiants, la révolte d'une partie de la jeunesse contre l'avenir de chômage ou de sous-emploi que lui réserve la société italienne d'aujourd'hui. Face à ces manifestations, le PC s'est comporté avant tout en parti d'ordre, prenant le parti de la police, au nom de « l'ordre démocratique », lors des affrontements violents entre celle-ci et les étudiants. Craignant la sympathie dl'une partie des travailleurs pour les étudiants en révolte contre l'austérité, le PCI s'est employé à dresser, entre les travailleurs et les étudiants, un véritable « cordon sanitaire », et à opposer les uns et les autres en invoquant la « provocation ».

Quant aux dirigeants des organisations syndicales, ils se sont affirmés, dès le début, d'accord sur le principe de l'austérité et de sacrifices, tout en émettant des réserves sur certaines mesures préconisées par le gouvernement. En fait, les négociations qu'ils ont entamées avec les représentants gouvernementaux ont été pour eux le moyen de faire durer les choses, de mener un simulacre de résistance et d'épuiser les tentatives de riposte ouvrière dans des journées d'action et des débrayages sans portée. Ces négociations n'auront finalement que préparé la grande reculade qu'a été, à la fin du mois de mars, l'acceptation par les dirigeants syndicaux des atteintes portées au système d'échelle mobile des salaires.

Grâce à l'appui du PCI et des organisations syndicales, les premiers mois du gouvernement Andreotti et de sa politique d'austérité se soldent donc, pour celui-ci, par des succès. Le gouvernement démocrate-chrétien a pu porter d'importantes attaques anti-ouvrières, sans réactions d'envergure de la part des travailleurs.

Le PCI, bien qu'absent du gouvernement, assume en effet toute la responsabilité de la politique d'austérité dans la classe ouvrière, et auprès de la jeunesse en lutte. Et le gouvernement Andreotti, ainsi que les principaux hommes politiques de la droite, peuvent espérer que cette politique du PCI se traduise finalement par une démoralisation et une démobilisation des travailleurs. Ils peuvent espérer qu'ainsi seront créées les conditions d'un recours à des solutions politiques plus à droite grâce à la constitution d'une majorité parlementaire de droite, ou même par un coup d'État réactionnaire.

Pour l'instant, le problème immédiat reste celui de l'appui du PCI à la politique d'austérité, et des contreparties politiques que celui-ci réclame de la Démocratie-Chrétienne. Après neuf mois d'austérité, le PCI estime en effet avoir suffisamment démontré sa loyauté à la bourgeoisie pour être payé de retour, par exemple sous forme de portefeuilles ministériels qui lui permettraient de justifier, auprès de ses militants, son soutien à l'austérité, au nom du soutien aux « camarades ministres ».

Mais, quelle que soit la réponse que recevront finalement les demandes du PCI, le cadre général de la situation politique italienne reste fixé : la participation du PCI aux entreprises réactionnaires et anti-ouvrières de la bourgeoisie, préparant peut-être, sur le plan politique, un retour de balancier à droite. C'est en tout cas une situation grosse de difficultés et de dangers pour la classe ouvrière. Elle peut se traduire, sans doute, par une prise de conscience de celle-ci, ou d'une fraction de celle-ci, de la véritable politique menée par le PCI. Mais elle peut se traduire aussi par la démoralisation et le découragement parmi les travailleurs. C'est le calcul que fait ouvertement la droite et dont le PCI, par sa politique, est complice. Et c'est là que la politique menée par l'extrême-gauche prend toute son importance.

Les dirigeants de « Democrazia Proletaria » ont été déçus de leur résultat électoral : 1,5 % des suffrages. Et, bien que celui-ci ne soit pas négligeable, on peut penser qu'il juge, en effet, dans une certaine mesure, la campagne électorale elle-même, et que celle-ci, en voulant se faire plus PCI que le PCI lui-même, a en fait incité les électeurs qu'elle a influencés... à voter PCI et non « Democrazia Proletaria ». Mais il y a plus : dans la déception qui a suivi les résultats électoraux, le fait que la gauche n'ait pas obtenu la majorité parlementaire présentée comme à portée de la main, semble avoir joué un rôle au moins aussi important que les faibles résultats de « Democrazia Proletaria » (le pourcentage total des voix de gauche est d'environ 47 % des votants). La désillusion apparaissait ainsi comme le résultat logique d'une politique encore plus électoraliste que celle des partis de gauche !

Mais les « réorientations » et les remises en cause qui se sont alors fait jour dans les organisations composant « Democrazia Proletaria » ne sont nullement une rupture avec leur politique opportuniste. Elles en sont au contraire la continuation.

La scission du pdup et de avanguardia operaia

Ces deux organisations avaient élaboré, avant les élections de juin 1976, un projet d'unité organique. Celui-ci cachait mal, en fait, une profonde division à leur tête, qui se fit jour au lendemain de ces élections et s'est traduite, finalement, par une double scission.

Le PDUP (Parti d'Unité Prolétarienne pour le Communisme) est issu de la fusion d'un courant issu du PSIUP (Parti Socialiste Italien d'Unité Prolétarienne, scission de gauche du Parti Socialiste), avec le courant du Manifesto, constitué autour d'un groupe de dirigeants du PCI exclus de celui-ci en 1969. La scission qui vient de se produire correspond, grosso-modo, à la séparation de ces deux courants, et donc à un constat d'échec quant à cette fusion.

L'Organisation Communiste Avanguardia Operaia, organisation à l'idéologie inspirée du maoïsme, comparable à l'Organisation Communiste des Travailleurs en France, a scissionné entre une majorité, gardant son soutien à la direction sortante, et une minorité, prête à rejoindre le courant Manifesto du PDUP.

Ainsi, à l'issue de ce processus, on devrait se retrouver face à deux organisations - l'une regroupant la majorité du PDUP avec la minorité d' Avanguardia Operaia, l'autre regroupant la majorité d'Avanguardia Operaia avec la minorité du PDUP. Mais sur quelles bases politiques ?

En fait, c'est de toute évidence sur les bases politiques du Manifesto que la première organisation, issue de la majorité du PDUP, se formera. Ces bases politiques sont ouvertement réformistes. Le Manifesto, plus qu'un pôle révolutionnaire indépendant, se veut la gauche du PCI, et base toute sa politique sur les tentatives d'influencer les courants de gauche à l'intérieur de celui-ci, afin d'imposer un « toumant au PCI ». Il s'agit en fait de convaincre le PCI qu'il doit par exemple s'orienter sur un « gouvemement des gauches » plutôt que sur un compromis avec la Dérnocratie-Chrétienne. Pour les dirigeants du Manifesto, une telle politique de la part du PCI permettrait de commencer à « sortir du système » et inaugurerait un processus graduel de « passage au socialisme ». Et, dans la logique de cette politique, les dirigeants du Manifesto vont jusqu'à abandonner la critique du PCI pour son soutien à la politique d'austérité, qu'ils en viennent à justifier !

On le voit, le langage du Manifesto n'a en fait rien à voir avec celui d'une organisation révolutionnaire. Il s'agit de celui d'une organisation réformiste de gauche, et sa politique est ouvertement celle d'un groupe de pression à la gauche du PCI. Le résultat de la scission sera sans doute que le langage ambigu de l'ex-PDUP, issu de la nécessité de concilier à l'intérieur de celui-ci deux tendances, fera place à ce langage réformiste clair : on peut dire en tout cas, dans ces conditions, que les dirigeants du Manifesto, après avoir maintenu une certaine ambiguïté, rejoignent aujourd'hui tout simplement les partis de gauche traditionnels, d'une façon tout à fait analogue à l'évolution, en France, du PSU vers l'Union de la gauche.

Quant à la seconde organisation, regroupée autour de la majorité d'Avanguardia Operaia, ses dirigeants affirment vouloir constituer un « nouveau parti de la gauche révolutionnaire », qui reprendra le sigle de « Democrazia Proletaria ». Mais tout en critiquant le suivisme du Manifesto à l'égard du PCI, la nouvelle organisation ne semble nullement rompre avec la politique qui fut celle d'Avanguardia Operaia. C'est ainsi que, sur le plan politique, elle continue à mettre en avant l'objectif du « gouvernement des gauches », et de la chute du gouvernement Andreotti. Surtout, si l'on peut parler dans le cas du PDUP de groupe de pression sur la gauche du PCI, on peut parler dans le cas d'Avanguardia Operaia de groupe de pression sur les organisations syndicales. Si la direction d'Avanguardia Operaia critique aujourd'hui le PCI, c'est pour mieux mettre en valeur la politique des directions syndicales, qu'elle présente comme les seules forces s'étant opposéesà la politique d'austérité du gouvernement Andreotti.

Le congres de lotta continua

Lotta Continua, la troisième organisation importante ayant constitué le cartel « Democrazia Proletaria », est quant à elle une organisation spontanéiste. Il n'est pas surprenant, par conséquent, de la voir s'adapter, en fait, aux vents dominants. Dans la campagne électorale de juin 1976, Lotta Continua a adhéré, elle aussi, à la perspective du « gouvernement des gauches » ouvrant « la transition au socialisme ». Elle n'a pas abandonné aujourd'hui cette perspective, attribuant les défauts de sa campagne électorale aux ambiguïtés des deux autres organisations. Tout en reconnaissant que l'objectif d'un « gouvernement des gauches » est aujourd'hui peu réaliste, elle continue à assigner aux luttes comme premier objectif : le renversement du gouvernement Andreotti.

Mais le fait le plus important est l'éclatement, lors du congrès de novembre 1976, d'une série d'oppositions, émanant des femmes de l'organisation, des ouvriers, et... du service d'ordre, chacun revendiquant son autonomie au sein de l'organisation et y ajoutant une remise en cause du militantisme lui-même, revendiquant une « nouvelle façon de faire de la politique ». Spontanéisme oblige, la direction de Lotta Continua s'est alors inclinée. Lotta Continua s'est en fait, de son propre aveu, dissoute dans « le mouvement » : le mouvement féministe, puis le mouvement étudiant. Une grande partie des militants de Lotta Continua semblent aujourd'hui, tout en continuant à se reconnaître plus ou moins comme membres de ce courant, être en fait des militants féministes, ou étudiants, ou des membres des groupes « d'Autonomie Ouvrière » qui, tout en prônant la violence systématique contre la police, n'ont en fait aucune politique réelle. Dans ces conditions, Lotta Continua apparaît aujourd'hui plus comme un vague courant d'opinion regroupé autour d'un journal que comme une organisation révolutionnaire.

Quel bilan ?

Le bilan que l'on peut tirer aujourd'hui du courant de remises en question qui a traversé ces trois organisations de l'extrême-gauche italienne n'est donc guère encourageant. Il s'agit en fait d'une adaptation soit à la gauche du PCI ou du mouvement syndical, soit au « mouvement » tout court, C'est-à-dire en fait à tous les courants dominants. Aucune des trois organisations n'apparaît aujourd'hui capable, par elle-même, d'avoir une politique révolutionnaire claire et conséquente. Et, en cela, elles ne font que continuer dans la logique de ce qui fut leur politique lors des élections de juin 1976.

Car dans la situation que connaît l'Italie, aujourd'hui - et que la France connaîtra peut-être dans un an - où l'on voit un parti communiste se faire le meilleur soutien de la politique d'austérité anti-ouvrière du gouvernement, le problème n'est pas, indépendamment de l'état d'esprit et des souhaits de la classe ouvrière, de rechercher à tout prix des « mots d'ordre » politiques sensés ouvrir une issue, comme « Ie gouvernement des gauches », ou « battre la DémocratieChrétienne », ou « Ia chute du gouvernement Andreotti ». Le rôle d'une organisation révolutionnaire n'est pas de susciter des illusions parmi les travailleurs, à l'aide de tels mots d'ordre. Il est au contraire d'avertir clairement les travailleurs de la politique réelle des partis de gauche et du fait que, s'ils parviennent au pouvoir, ce sera pour mener la politique de la bourgeoisie. Le rôle d'une organisation révolutionnaire est de dire aux travailleurs la vérité, toute la vérité. Il est de leur dire qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, sur leurs luttes, sur le rapport de forces qu'ils pourront imposer contre la bourgeoisie, mais qu'ils ne peuvent attendre aucun miracle d'un résultat électoral. Elle doit être de les prévenir non seulement contre la politique des partis de gauche, et en particulier en Italie du PCI, mais aussi contre la politique des organisations syndicales, et des bureaucrates syndicaux, fussent-ils de « gauche », dans l'appareil syndical.

Le comportement des organisations d'extrême-gauche italiennes s'est montré aux antipodes d'une telle attitude, et pas seulement dans l'épisode électoral de juin 1976. Celui-ci n'a été que le révélateur d'un opportunisme foncier de ces organisations. Cet opportunisme se traduit politiquement par la recherche de succédanés et de mots d'ordre censés ouvrir la voie du socialisme et de la révolution comme par miracle, par un développement quasi automatique de la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière, sans qu'il soit besoin, pour cela, de combattre les illusions qu'elle peut avoir dans les organisations existantes. Dans la pratique, cet opportunisme se traduit par une adaptation aux courants existant dans le PCI, dans les organisations syndicales, ou aux courants en vogue dans la petite bourgeoisie, dont on espère, chaque fois, qu'ils permettront de construire le parti révolutionnaire. Mais le résultat le plus clair est que ces organisations abandonnent toute politique révolutionnaire propre, et toute perspective de construction d'une direction révolutionnaire qui soit en mesure, un jour, de jouer un rôle autonome et de constituer une alternative aux partis réformistes.

C'est ce que montre aujourd'hui l'évolution des trois organisations italiennes. Celles-ci, surgies au lendemain de mai 1968, exprimaient les tendances révolutionnaires d'une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle, et, dans une certaine mesure, les tendances de gauche au sein de l'appareil syndical. Mais la situation est aujourd'hui plus difficile. Il s'agit non plus de compter sur un développement autonome des « mouvements », mais de mener une politique révolutionnaire claire face à une offensive anti-ouvrière de la bourgeoisie. Et c'est cette situation qui révèle aujourd'hui l'incapacité politique de ces organisations.

Sans doute, ces organisations n'ont pas à l'heure actuelle de responsabilités politiques devant la classe ouvrière, qu'elles n'influencent que marginalement. Mais leur incapacité à mener une réelle politique révolutionnaire se traduit dans l'immédiat par la démoralisation et la désorientation d'un grand nombre de leurs militants, à l'heure où une véritable organisation révolutionnaire aurait un rôle important à jouer.

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