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International Socialism et la révolution permanente

Un numéro spécial (N° 61) de la revue International Socialism, publié en Grande-Bretagne par le groupe révolutionnaire du même nom, a repris cet été un article de Tony Cliff, datant d'une dizaine d'années, intitulé « La Révolution Permanente » . Dans cet article Cliff estime que l'apparition de régimes comme ceux de la Chine Populaire ou de Cuba a infligé un démenti cinglant à la conception de Trotsky qui devient de ce fait en grande partie inadéquate.

Analysant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le développement de la lutte dans les pays du Tiers Monde, Cliff écrit :

« Nous serons contraints de rejeter une bonne partie (de la théorie de la Révolution Permanente) . Mais si le résultat nous prouve la validité d'un ensemble d'idées différant assez sensiblement de celles de Trotsky, cet ensemble n'en est pas moins fortement basé sur les idées de celui-ci » .

Et le fait que Cliff en vienne à rejeter presque en totalité la conception de la Révolution permanente laisse déjà fortement sceptique sur la validité de la méthode d'analyse qu'il utilise et qui l'amène à estimer que l'ensemble des idées nouvelles qu'il va nous livrer est basé sur celles de Trotsky.

 

Une intelligentsia supra-sociale

 

Une des erreurs fondamentales que Cliff croit discerner chez Trotsky est le rôle que ce dernier aurait attribué, d'après Cliff, à l'intelligentsia révolutionnaire. Cliff écrit que les forces de l'intelligentsia révolutionnaire « qui d'après la théorie de Trotsky devraient mener à une révolution socialiste, à une révolution des travailleurs, peuvent aboutir, en l'absence du prolétariat en tant que sujet révolutionnaire, à son opposé, le capitalisme d'État ».

S'appuyant sur les exemples de la. Chine de Mao Tsé Toung et de Cuba de Fidel Castro, Cliff estime que, dans ces pays, entre la bourgeoisie tard venue dont « Ia nature timorée et conservatrice... est une loi absolue » et le prolétariat qui n'a pas bougé, c'est-à-dire entre le maintien de la domination de la bourgeoisie et la révolution socialiste, les intellectuels en tant que couche sociale ont su découvrir une troisième voie : celle d'un État capable à la fois d'accomplir un certain nombre de réformes démocratiques bourgeoises (notamment la réforme agraire) et de façonner, à coups de nationalisations, une société nouvelle : le « capitalisme d'État ». Cliff dénomme le processus qui a abouti à ce résultat une « révolution permanente déformée et capitaliste d'État ». Et il conclut ainsi :

« De la même façon que les révolutions de 1905 et 1917 en Russie et que celle de 1925-27 en Chine étaient des démonstrations classiques de la théorie de Trotsky, l'ascension au pouvoir de Mao et celle de Castro sont des démonstrations classiques, les plus pures et les plus achevées de la « Révolution Permanente Déformée ». Les autres révolutions coloniales - Ghana, Inde, Égypte, Indonésie, Algérie, etc... - sont des déviations de la même norme... Et, malgré le fait que l'Inde de Néhru, le Ghana de Nkrumah ou l'Algérie de Ben Bella dévient plus ou moins de cette norme de « révolution permanente déformée », c'est encore en partant de cette norme qu'ils peuvent être le mieux saisis ».

Notons tout d'abord que pour parvenir à donner quelque consistance à sa théorie, Cliff interprète d'une façon plus que libre, pour ne pas dire totalement erronée, les conceptions de Trotsky concernant l'intelligentsia en général, et celle du Tiers Monde en particulier.

Trotsky n'a jamais écrit que l'intelligentsia, en tant que telle, pouvait mener les travailleurs à la révolution socialiste. Il a même écrit rigoureusement le contraire. Dans son article « Les intellectuels et le socialisme » paru en 1910, il démontrait l'impossibilité pour l'ensemble de l'intelligentsia, en tant que couche sociale, de rejoindre le camp du prolétariat. Trotsky notait dans ce texte que l'intelligentsia, liée par toutes les fibres de son existence aux classes dirigeantes, devenait partie intégrante de celles-ci et que seule une infime minorité des intellectuels était capable de trahir sa classe d'origine pour se ranger sur les positions du prolétariat.

Quant à l'intelligentsia radicale des pays sous-développés, celle qui s'intitule facilement « socialiste » ou « marxiste » et qui n'hésite pas à prêcher la violence pour chasser les impérialistes étrangers, Trotsky (et avant lui, l'Internationale Communiste à son 2e congrès) l'a toujours considérée non comme une couche sociale ayant fait siennes les idées du prolétariat révolutionnaire, mais comme une fraction particulière de la petite bourgeoisie urbaine assurant une liaison entre la bourgeoisie urbaine proprement dite et la petite bourgeoisie des campagnes (la paysannerie et plus particulièrement ses couches aisées).

On est donc très loin de la conception que Cliff tente d'attribuer à Trotsky.

Mais, pour Cliff, qu'est-ce que l'intelligentsia ? Quel est son rôle ? Quelle classe sociale représente-t-elle ?

En fait, tout au long de son développement, Cliff se garde obstinément de caractériser la nature de classe précise de l'intelligentsia avant qu'elle ne s'empare des rênes de l'État « capitaliste d'État ». Si le lecteur apprend par exemple que cette intelligentsia est très sensible au retard technologique de son peuple, à l'archaïsme des moyens de production de son pays et à la misère régnante, cela est sensé lui suffire pour comprendre pourquoi cette intelligentsia est attirée vers le « capitalisme d'État » comme remède à tous ces maux.

En suivant le raisonnement de Cliff, et bien qu'encore une fois il soit extrêmement peu explicite sur cet aspect du problème, on croit comprendre que cette intelligentsia ne représente ni la bourgeoisie, puisque ce que Cliff appelle la « loi absolue » de sa nature conservatrice et timorée l'aurait empêchée de prendre la tête de cette « révolution permanente déformée », ni le prolétariat puisque l'auteur admet que cette intelligentsia ne s'est pas rangée à ses .côtés. Qu'est-ce donc sinon une troisième classe non prévue par Marx et qui a un rôle historique à accomplir, celui de créer des « États capitalistes d'État ». En fait, Cliff emprunte la voie suivie par Schachtrnan avant lui, c'est-à-dire celle qui conduit à découvrir finalement l'existence d'une nouvelle classe historique que l'on peut indifféremment appeler « la classe collectiviste bureaucratique » ou « Ia classe capitaliste d'État bureaucratique ». Il le fait seulement plus timidement et avec moins de franchise. Et, s'il se garde bien de parler de « classe », il oppose l'intelligentsia à la bourgeoisie et au prolétariat et le « capitalisme d'État » aux États créés par la bourgeoisie ou l'impérialisme, ce qui revient finalement au même.

Pour les marxistes, l'intelligentsia est partie intégrante de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire de la bourgeoisie. Mao et Castro, tant par leur politique que par les forces sociales sur lesquelles ils se sont appuyées, sont des dirigeants bourgeois. Et les États qu'ils dirigent, quel que soit le degré de nationalisation auquel est parvenue l'industrie, sont des États bourgeois. Et l'hostilité de l'impérialisme à leur égard, attitude qui peut d'ailleurs évoluer comme on le voit actuellement dans les nouveaux rapports entre la Chine de Mao et les USA de Nixon, ne change rien à leur nature.

Ce que Cliff n'explique jamais, c'est comment une fraction de la bourgeoisie a pu donner naissance à un État « capitaliste d'État » qu'il ne qualifie jamais de bourgeois, c'est-à-dire qui serait socialement différent d'un État bourgeois.

Pour échapper à cette contradiction, Cliff préfère, en matière sociale, avoir recours à des explications qui s'apparentent aux miracles bibliques. En effet, l'intelligentsia qu'il nous décrit se tient finalement en équilibre au-dessus des classes sociales et peut, indifféremment, choisir de mener la société soit à la révolution socialiste, soit au « capitalisme d'État », soit à un régime bourgeois. Heureuse intelligentsia qui est capable, par la seule force de sa volonté, de déterminer la nature de classe de la société qu'elle veut bâtir.

En fait, la conception de Cliff n'est pas très nouvelle. Il y a longtemps qu'au sein du mouvement trotskyste Michel Pablo et ses amis ont défendu l'ineptie selon laquelle la nature de classe de l'État dans les pays sous-développés dépendait, pour l'essentiel, non des rapports de classe nationaux et internationaux, mais du type de rapports de production que les classes dirigeantes de ces dits-États choisissaient de défendre. C'est-à-dire qu'alors, pour ces camarades, le travail des révolutionnaires consiste logiquement à influencer ces couches dirigeantes socialement « neutres » pour les inciter à construire des « États ouvriers ». C'est d'ailleurs cette théorie à peine édulcorée que nous resservent aujourd'hui les théoriciens du Secrétariat Unifié en prétendant qu'à l'origine, la nature « ouvrière » des États chinois, cubain ou nord-vietnamien résidait non dans les classes sociales qui les avaient créés (en l'absence de toute intervention consciente du prolétariat en tant que tel) mais dans la capacité des dirigeants de ces États de se conduire en vrais « marxistes ».

Et toute la théorie de Cliff de la « Révolution Permanente déformée » part d'un raisonnement similaire, pour aboutir à un résultat symétrique, l'intelligentsia, chez lui, choisissant le « capitalisme d'État » plutôt que « l'État ouvrier déformé ».

 

La négation du rôle révolutionnaire du prolétariat

 

L'autre erreur de taille que Cliff pense avoir découvert chez Trotsky est le rôle que ce dernier attribuait au prolétariat dans sa conception de la Révolution Permanente. D'après Cliff, dans le Tiers Monde, « Ie caractère révolutionnaire de la jeune classe ouvrière n'est ni absolu, ni inévitable » et « une fois que la nature constamment révolutionnaire de la classe ouvrière -clé de voûte de la théorie de Trotsky devient suspecte, c'est toute la structure (de sa théorie de la Révolution permanente) qui tombe en morceaux ».

En fait, en mettant en cause le caractère historiquement révolutionnaire du prolétariat, ce n'est pas seulement la théorie de la révolution permanente que Cliff déchire en lambeaux mais le marxisme lui-même. Car, pour les marxistes, la classe ouvrière n'existe qu'en tant que classe internationale et, par rapport à son rôle historique, les différences nationales ou continentales de ses différentes parties ne sont que secondaires. Et la plupart des arguments que Cliff avance pour nier le caractère « constamment révolutionnaire » du prolétariat du Tiers Monde (absence de la scène politique, contrôle des organisations ouvrières par des bureaucrates d'origine bourgeoise, etc ... ) seraient tout aussi valables en ce qui concerne le prolétariat des pays capitalistes avancés comme les USA, l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Italie ou le Japon.

Et, avec une telle logique, il devrait non seulement nier également le rôle révolutionnaire du prolétariat des pays économiquement avancés mais aussi constater, par là-même, l'inutilité pour les socialistes de travailler en son sein.

Car on ne peut remettre en cause le caractère historiquement révolutionnaire d'une fraction de la classe ouvrière internationale sans remettre en question le rôle de la classe ouvrière dans son ensemble.

Cliff ne va pas jusque-là. Il considère même que le rôle du prolétariat dans les États « capitalistes d'État » est de renverser leur propre classe dirigeante. Mais une telle affirmation ressemble plus au coup de chapeau poli que l'on donne à la tradition qu'à une conclusion qui s'intégrerait logiquement dans son analyse. Car, si ce qu'il affirme est vrai, à savoir que le prolétariat n'est pas vraiment révolutionnaire et que l'intelligentsia de ces pays est par contre capable de mener à bien, contre la bourgeoisie couarde et conservatrice, un certain nombre de réformes démocratiques bourgeoises, on ne voit pas pourquoi, dans ces pays, les révolutionnaires interviendraient au nom du prolétariat, et se placeraient sur son terrain. D'après ce raisonnement, il serait alors infiniment plus logique de leur part de se contenter d'être l'aile gauche de cette intelligentsia et de la soutenir « critiquement ». C'est d'ailleurs ce que font dans la pratique tous ceux qui se disent les émules de Mao Tsé-Toung, Castro ou Ho Chi Minh, ou qui les soutiennent sans la moindre critique politique.

En fait, malgré son apparence plus gauche, la théorie du « capitalisme d'État » appliquée aux pays du Tiers Monde aboutit à la même négation du rôle du prolétariat que la théorie des « États ouvriers déformés ».

 

Une incompréhension de la théorie de la révolution permanente

 

Enfin, pour conclure, disons que Cliff considère finalement la Révolution Permanente non pas comme une théorie capable d'éclairer l'avant-garde révolutionnaire sur ses tâches et son programme face à la paysannerie et aux classes bourgeoises et féodales des pays économiquement sous-développés, mais comme une simple description sociologique de l'inter-action des différentes classes sociales, dans laquelle ces classes devraient tout naturellement occuper les places que leur assignent les différents chapitres du livre où Trotsky expose sa conception.

Si un déterminisme historique poussé à ce point était possible, on se demande alors quelle serait la tâche des révolutionnaires puisque, avec ou sans eux, leur classe - le prolétariat - jouerait automatiquement son rôle historique et occuperait tout naturellement la meilleure position possible dans la lutte à mort qui l'oppose à la bourgeoisie. Or, une telle conception simpliste et mécaniste n'a rien à voir avec le marxisme ou la conception de la révolution permanente.

Trotsky a ressenti le besoin de mettre par écrit et de développer sa conception de la révolution permanente en 1930-1931, c'est-à-dire vingt-cinq ans après l'avoir formulée pour la première fois. Il s'agissait pour lui de répondre à un problème précis qui se posait alors à'nombre de militants communistes : quelle politique révolutionnaire était-il possible d'opposer à celle de l'internationale Communiste sous contrôle des staliniens, politique stalinienne qui avait déjà conduit le prolétariat à la catastrophe quelques années auparavant en Chine et qui s'apprêtait à en fait autant en Espagne ? La rédaction de « la Révolution Permanente » était donc avant tout une réponse concrète de Trotsky à ces militants qui cherchaient une ligne stratégique, réponse qu'il développera longuement par ailleurs dans toute sa correspondance de l'époque avec les groupes trotskystes de Chine, d'Indochine et d'Espagne. La Révolution Permanente était donc tout, sauf un livre de sociologie descriptive. Ce n'était que les leçons du bolchevisme et de la Révolution d'Octobre 1917, actualisées à l'intention de l'avant-garde ouvrière des pays coloniaux ou semi-coloniaux afin de l'éclairer sur les tâches qu'elle avait à accomplir et les obstacles qu'elle avait à surmonter pour être capable de mener le prolétariat à la victoire en entraînant derrière lui l'essentiel de la paysannerie.

Et aujourd'hui cette théorie garde encore toute sa valeur. C'est en effet la seule théorie qui, partant des rapports de classe existant dans les pays économiquement sous-développés, indique clairement aux révolutionnaires qui se réclament du prolétariat, les grandes lignes de leur politique, tant vis-à-vis de l'impérialisme que de la bourgeoisie autochtone, de la paysannerie que des mouvements nationalistes bourgeois et petit-bourgeois.

Et ce n'est qu'en partant d'elle que l'on peut éclairer sous un éclairage marxiste, c'est-à-dire de classe, les révolutions chinoise ou cubaine, sans avoir recours à des substituts du prolétariat pour expliquer leur dynamique. En ce sens, il n'est pas possible aujourd'hui dans le Tiers-Monde à un groupe révolutionnaire prolétarien, d'être conséquent avec sa propre classe sans avoir pleinement assimilé la Révolution permanente de Trotsky.

Et s'il est vrai que le prolétariat n'a pas su mettre à profit les grands bouleversements politiques des pays du Tiers Monde qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale pour y jouer un rôle historique, il n'y a pas à chercher les causes de cette absence dans le manque de capacité de la classe ouvrière de ces régions du monde ou dans le caractère caduque de la théorie de la Révolution Permanente.

C'est l'absence d'une avant-garde révolutionnaire prolétarienne à l'échelle internationale, l'absence d'une telle avant-garde dans chacun des pays coloniaux et ex-coloniaux, qui n'a pas permis à la classe ouvrière de prendre la tête des luttes et d'instaurer son propre pouvoir. Cette absence, elle est due d'abord et avant tout, à l'extermination de toute une génération de militants révolutionnaires par la bureaucratie stalinienne et ses agents. Mais elle est due aussi à tous ceux qui, intellectuels ou non, militant ou non dans les pays sous-développés, se sont réclamés du marxisme tout en abandonnant le terrain du prolétariat et en considérant que le prolétariat n'était plus révolutionnaire, soit à l'échelle du globe, soit à l'échelle de ces pays seulement.

Certains ont alors été conduits à exalter les différents mouvements nationalistes et à s'accrocher à leurs basques, d'autres ont quitté le camp du prolétariat en arguant de « situations nouvelles », de l'apparition de « phénomènes nouveaux » et en élaborant de « nouvelles théories ». Mais tous ont été amenés à privilégier d'autres classes sociales non prolétariennes. C'est là la base du pablisme, mais aussi celle de la plupart des théories capitalistes d'État.

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