Espagne : le Parti communiste à la remorque de Juan Carlos01/02/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Espagne : le Parti communiste à la remorque de Juan Carlos

Face à la vague d'attentats perpétrés, fin janvier, par l'extrême-droite espagnole, « l'opposition démocratique » n'a trouvé, pour toute réponse que la signature d'un appel au calme, en commun avec les représentants du gouvernement. Et cette attitude n'engageait pas que les secteurs les plus à droite de cette opposition, démocrates-chrétiens et autres libéraux bourgeois, car non seulement les organisations ouvrières réformistes étaient partie prenante dans cet appel, mais elles en ont rajouté. La Coordination des Organisations Syndicales a assuré le gouvernement Suarez de « l'appui des travailleurs », et les militants des Commissions Ouvrières ont été envoyés faire le tour des commissariats, afin de présenter leurs condoléances à la police, dont certains membres avaient été victimes de ces attentats.

Cette unanimité de l'opposition dans l'allégeance à Juan Carlos ne doit d'ailleurs pas surprendre, car ce qui lui a permis, il y a quelques mois, de se rassembler sur une Plateforme des Organisations Démocratiques, c'est justement l'acceptation par toutes ses composantes, de la démocratie-chrétienne au Parti Communiste, du cadre politique mis en place par Juan Carlos. En fait, l'attitude absolument dépourvue de dignité de l'opposition au lendemain des attentats de Madrid est dans la continuation logique de celle qu'elle a adoptée depuis des mois.

Du point de vue de la classe ouvrière, il est cependant bien évident que l'attitude des différentes composantes de « l'opposition démocratique » ne revêt pas la même importance, et que ce qui peut être déterminant pour l'avenir, c'est la politique des organisations ouvrières réformistes, et en particulier du Parti Communiste d'Espagne. Mais il n'est justement pas inutile de rappeler que chacune des étapes de l'intégration de celui-ci au sein d'une « opposition » plus large a été en même temps une étape dans le ralliement à Juan Carlos.

Au lendemain de la mort de Franco, le Parti Communiste et les organisations qui coexistaient avec lui au sein de la Junte Démocratique récusaient Juan Carlos, l'héritier désigné par le défunt Caudillo, et continuaient à se déclarer partisans d'une « rupture démocratique » avec la dictature. La formule était bien vague, et elle n'avait sans doute pas le même contenu pour les militants ouvriers du PCE. et pour les monarchistes à la Calvo Serer, membres eux aussi de la Junte Démocratique. Mais elle avait néanmoins une petite allure radicale, et constituait - au niveau des slogans - une des principales divergences qui séparait le Parti Communiste du principal courant social-démocrate du pays, le Parti Socialiste Ouvrier, animateur de la Convergence Démocratique.

Quelques mois plus tard, cependant, l'unité entre la Junte et la Convergence Démocratique était réalisée, le Parti Communiste ayant accepté que son mot d'ordre de « rupture démocratique » soit transformé en « rupture démocratique négociée ». Négociée avec qui ? Ce n'était pas dit explicitement, mais pour qui voulait se donner la peine de lire entre les lignes, il était clair que c'est avec le gouvernement en place qu'il s'agissait de mener ces négociations.

Il ne fallut pas attendre longtemps, d'ailleurs, pour que toute ambiguïté soit levée à ce sujet. En octobre 1976, la Plateforme des Organisations Démocratiques, qui venait de se constituer en englobant quelques formations de droite restées jusque-là en dehors des regroupements de l'opposition, annonçait qu'elle abandonnait le mot d'ordre de « rupture démocratique », même « négociée » pour revendiquer la négociation d'un « pacte constitutionnel » avec le gouvernement. De là au soutien ouvert, tel qu'il vient de se manifester, il n'y avait plus qu'un pas à franchir.

On aurait tort, cependant, de voir dans cette évolution de la politique du parti communiste d'espagne un glissement à droite. l'acceptation du régime juan-carliste n'est pas pire, après tout, que le flirt avec les monarchistes partisans du comte de barcelone (le père de juan carlos), que le p.c.e. a mené pendant des années. et sa politique actuelle est tout entière contenue dans celle qu'il a développée depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

En effet, depuis qu'il a été clair que la fin de la seconde guerre mondiale n'entraînerait pas celle de la dictature franquiste et que le Caudillo survivrait, non seulement physiquement, mais politiquement, à ses anciens alliés et complices, Hitler et Mussolini, la seule politique du Parti Communiste d'Espagne a été d'attendre l'événement extérieur qui lui permettrait de réapparaître au grand jour sur la scène politique, de sortir de la clandestinité à laquelle il était condamné depuis la défaite de 1939. Il parlait certes volontiers, dans sa littérature, de la nécessité de renverser la dictature. Mais ce sur quoi il comptait en fait depuis longtemps, c'est sur un autre choix de la bourgeoisie espagnole, qu'il s'efforçait de convaincre des avantages que pourrait avoir pour elle un retour au régime parlementaire, et même une participation de la gauche au gouvernement.

C'est ainsi que Santiago Carillo, secrétaire général du PCE., exposait en 1966 ses offres de service dans son livre Après Franco... Quoi ? : « Il s'agit de cesser d'aller au petit trot sur le terrain du développement économique et social pour passer au galop dont le pays a besoin. L'effort national que cela demande ne peut être obtenu que si le peuple entier, ouvriers, paysans, intellectuels bourgeois non monopolistes, hommes et femmes, jeunes et adultes, se sent entraîné par un grand élan commun, par un irrésistible mouvement de collaboration et d'émulation vers un but clair et bien déterminé. Si ce but exalte les capacités de travail, d'abnégation et d'héroïsme des masses. S'il se crée un romantisme du développement national démocratique, révolutionnaire ».

Le mot révolutionnaire n'était visiblement là que pour la décoration, car à dix pages de là, Carillo expliquait (huit ans avant le coup d'État portugais du 25 avril 1974) les espoirs qu'il mettait dans l'armée franquiste : « Nous croyons être dans le vrai en affirmant qu'il y a des militaires qui commencent à se dire qu'un rôle passif ne suffit plus aujourd'hui ; que l'armée devrait prendre part d'une manière active à la modification d'un ordre politique qui met en danger une infinité de choses et qui compromet gravement sa situation pour l'avenir. Qu'un changement fait avec sa participation active pourrait faire oublier, historiquement parlant, le divorce ouvert en 1936 entre l'armée et le peuple (...) Si cette possibilité se concrétisait, le Parti Communiste serait prêt à participer, en contribuant de toutes ses forces à la victoire, à l'organisation d'un mouvement du peuple et des militaires qui ouvrirait une nouvelle période dans l'histoire de notre pays ».

Une telle hypothèse était bien problématique. Mais en fait, il n'y avait pas d'autre perspective pour les dirigeants du PCE., car ils ne pouvaient pas tabler, pour briser la dictature franquiste, sur un soulèvement des masses ouvrières et paysannes.

Et le problème n'était pas seulement celui du poids de la dictature, de la répression incessante qui s'abattait sur le mouvement ouvrier. Le problème était qu'indépendamment de savoir s'il était possible, dans les conditions de la dictature, de mobiliser les masses pour abattre le régime, le Parti Communiste, en tant que parti réformiste conséquent, ne pouvait pas faire un tel choix.

Il n'aurait pas été possible, en effet, d'espérer mobiliser la classe ouvrière pour une lutte aussi résolue que celle qu'aurait nécessitée le renversement de la dictature, sans prendre le risque de voir les travailleurs ne pas s'arrêter là, et contester non seulement Franco, mais encore le pouvoir de la bourgeoisie espagnole. Or, de cela, le PCE. ne voulait à aucun prix. La clandestinité n'avait évidemment pas fait de lui un parti révolutionnaire. Il était resté le défenseur de l'ordre bourgeois qu'il avait été - si efficacement pour le malheur de la classe ouvrière espagnole - de 1936 à 1939. Et s'il aspirait à réapparaître un jour sur la scène politique officielle, à participer même de nouveau au gouvernement c'est en tant que défenseur d'une autre politique pour la bourgeoisie espagnole. Son influence sur la classe ouvrière, le dévouement et l'abnégation de ses militants, il pouvait les utiliser pour démontrer qu'il existait, que les classes possédantes avaient tort de se passer de ses services, en dirigeant des mouvements revendicatifs, ou en organisant des mouvements de protestation limités. Mais l'aurait-il pu, qu'il n'aurait pas fait plus, non seulement parce qu'il ne pouvait pas prendre le risque de mobiliser la classe ouvrière pour une lutte ouverte avec le régime, mais parce qu'il tenait aussi à essayer de faire la démonstration de sa respectabilité et de son sens des responsabilités aux yeux de la bourgeoisie espagnole.

C'est pourquoi, si le PCE. mit en avant, pendant des années, le mot d'ordre de la « grève nationale », c'est en insistant sur le caractère pacifique (en pleine dictature !) que celle-ci devait revêtir. Une déclaration de janvier 1975 de la direction du PCE. résumait ainsi le problème de l'attitude de l'appareil d'État devant une hypothétique « grève nationale » : « Son étendue entraînera la neutralité des forces répressives » !

Une telle attitude aurait été purement et simplement criminelle, vouant les travailleurs au massacre, si plutôt qu'un véritable plan de lutte, il ne s'était pas agi d'une image d'Épinal destinée à faire rêver les militants, tout en rassurant la bourgeoisie.

En fait, pendant toute la période 1945-1975, l'essentiel de la politique du Parti Communiste d'Espagne a été de tenir dans la clandestinité, de maintenir son implantation dans la classe ouvrière, de former des militants et des cadres, dans l'attente des jours meilleurs, où la bourgeoisie espagnole lui ferait la place à laquelle il estimait avoir droit. Dans l'attente, pourrait-on dire, du miracle.

Eh bien, le miracle a fini par avoir lieu - un « miracle » d'ailleurs très rationnel. La bourgeoisie espagnole a mis à profit la mort de Franco pour engager le processus de libéralisation auquel elle aspirait depuis des années, et cela d'autant plus facilement que la situation internationale (la politique de détente menée par l'impérialisme américain depuis 1968) y était favorable. Il ne faut donc pas s'étonner si le PCE. se rallia de fait à Juan Carlos dès qu'il s'avéra que celui-ci s'orientait effectivement vers la mise en place d'un système parlementaire, puisque c'est précisément le genre d'événement qu'il appelait de tous ses vœux depuis des années.

En fait, la préoccupation majeure du p.c.e. est seulement de savoir quelle place exacte juan carlos et la bourgeoisie sont prêts à lui faire. et toute sa politique tient dans l'éditorial d'un récent numéro de mundo obrero (l'organe central du p.c.e.), intitulé « gagner les élections pour la démocratie », et publié au moment où les tueurs fascistes de madrid s'apprêtaient à frapper. on y lit notamment : « les prochaines élections telles qu'elles apparaissent jusqu'à présent, ont la plus grande importance dans le processus de la conquête par le peuple des libertés démocratiques (...) a cause de cela, nous communistes, nous nous y élançons avec toute notre décision. // n'y a pas de tâche plus démocratique, plus transformatrice, plus révolutionnaire, en ce moment, que de les gagner (.. ) cela, c'est le devoir des communistes. et pour remplir ce devoir, nous engageons, dès maintenant, toutes les forces du parti communiste d'espagne » (mundo obrero, semaine du 24 au 30 janvier 1977).

Si le crétinisme parlementaire est déjà sans excuse dans un pays de vieille tradition démocratique, qu'en dire lorsque la classe ouvrière a en face d'elle un appareil d'État d'autant plus exercé dans l'art de la répression que c'est, strictement inchangé, l'appareil que forma et qu'utilisa pendant plus de trente ans la dictature ?

C'est pourtant l'un des éléments clef de la situation qui existe actuellement en Espagne. Plus que dans tout autre pays européen, l'extrême-droite y jouit de complicités considérables au sein de cet appareil d'État, parce qu'elle en est finalement un prolongement, parce que les « guérilleros du Christ-Roi » qui assassinent les militants des organisations de gauche, et les policiers qui tirent sur les travailleurs, sont souvent les mêmes hommes.

Cette extrême-droite espagnole, il n'est pas sûr du tout qu'elle dispose dans le pays de troupes considérables. On ne l'a pas vue, en tout cas, apparaître ces derniers mois comme un mouvement de masse . Et pour accomplir le genre d'action qu'elle a engagée récemment, des commandos de quelques hommes suffisent. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle ne puisse pas jouer un rôle dans les événements politiques, car elle peut espérer, en créant dans le pays à coups d'attentats, d'enlèvements et de bombes, une situation de désordre et de tension, amener l'armée à intervenir et à mettre un terme à la libéralisation juan-carliste.

Rien ne permet de dire, cependant, que ce danger existe réellement. Juan Carlos bénéficie manifestement du consensus de la grande majorité de la bourgeoisie espagnole, du soutien exprimé de nombre de généraux de haut rang, et aucun signe de désaccord d'une fraction notable de l'État-Major n'est visible. Mais rien ne permet de dire non plus que ce danger n'existe pas, car il est des pronunciamentos qui ne préviennent pas (et pronunciamento est précisément un mot espagnol).

Mais en tout état de cause, il serait particulièrement stupide de compter sur Juan Carlos pour désarmer l'extrême-droite. Non seulement parce que, comme tout homme politique bourgeois, il ne peut pas s'en prendre à une force politique qui pourrait être le dernier recours contre la classe ouvrière de la classe dont il défend les intérêts, non seulement parce qu'il ne pourrait pas s'en prendre à l'extrême-droite sans s'attaquer du même coup à son propre appareil d'État (ce qu'il ne peut ni ne veut faire), mais aussi parce que pour le moment - et tant qu'elles ne font pas basculer l'armée - ces interventions de l'extrême-droite le servent, et le servent d'autant plus que toute la gauche, avec une touchante unanimité, a couru se réfugier à l'ombre de son sceptre.

Mais là non plus, la politique du Parti Communiste présentant le roi comme le meilleur rempart contre l'extrême-droite ne doit surprendre. Car le PCE. ne pourrait pas dénoncer les vrais ennemis, et appeler les travailleurs à s'organiser pour les désarmer, sans mettre en cause l'appareil d'État. Or cela, il ne veut le faire à aucun prix. Il s'y est même pratiquement engagé depuis des années, devant la bourgeoisie espagnole, en développant le thème de la nécessité de la « réconciliation nationale », qui contenait l'idée que la gauche, si elle était un jour légalisée, et à plus forte raison si elle accédait au pouvoir, n'aurait aucune exclusive contre le personnel politique ou les fonctionnaires du franquisme.

La seule perspective de légalisation sur laquelle compte le Parti Communiste d'Espagne, sa seule chance d'être, même, peut-être appelé demain à des responsabilités gouvernementales, c'est la poursuite de l'expérience juan-carliste. Et voilà pourquoi toute sa politique consiste en fait à appeler les travailleurs à faire confiance à Juan Carlos, à « appuyer » Suarez, au lieu de les appeler à ne compter sur aucune liberté qu'ils n'aient eux-mêmes conquise, et à s'organiser face au danger que représente l'extrême-droite.

Bien sûr, ces possibilités d'organisation, de mobilisation de la classe ouvrière espagnole, elles ne dépendent pas, seulement de la politique des organisations qui prétendent défendre ses intérêts. Elles dépendent aussi du niveau de conscience et de la combativité des travailleurs. Mais il est évident que le PCE. est bien loin de faire, actuellement, tout ce qu'il serait possible de faire pour organiser les travailleurs contre l'extrême-droite.

Si celle-ci ne parvient pas à faire basculer l'armée, il n'y aura encore que moindre mal. Mais le PCE. aura joué son rôle dans la consolidation du pouvoir de Juan Carlos, en le cautionnant aux yeux des masses laborieuses, et en lui permettant d'apparaître, aux yeux de la droite, comme l'homme qui a été capable d'obtenir le ralliement de la gauche. En un mot, en permettant au dernier des Bourbon régnant de jouer les petits Bonaparte.

Le PCE. aura aussi sa part de responsabilité dans le maintien de ce pistolet braqué sur la nuque de la classe ouvrière que constitue la survivance d'une extrême-droite, partie intégrante de l'appareil d'État, avec laquelle le mouvement ouvrier devra apprendre à compter pour longtemps encore sans doute.

Mais si l'extrême-droite espagnole parvenait, à un moment ou un autre, à faire basculer l'armée, et si la classe ouvrière, démobilisée par ceux qui prétendent la diriger, subissait quarante ans après la tragédie de 1936-39 une nouvelle défaite, avec tout ce que cela voudrait dire de nouvelles victimes et de démoralisation, alors le PCE. porterait une lourde responsabilité dans ce qui serait sans doute l'un des drames majeurs de notre époque.

La situation qui existe actuellement en Espagne montre en tout cas que même pour la conquête des libertés démocratiques, la classe ouvrière a besoin d'une direction révolutionnaire, car les directions réformistes ne peuvent que la désarmer politiquement et - le cas échéant - la livrer pieds et poings liés au bourreau.

La construction en Espagne d'un parti ouvrier révolutionnaire est une tâche plus impérieuse que jamais.

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