De Cuba au Portugal : le Secrétariat Unifié et le modèle classique de la révolution01/10/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

De Cuba au Portugal : le Secrétariat Unifié et le modèle classique de la révolution

 

Depuis quelque temps, une discussion significative se déroule au sein de l'organisation qui s'appelle (abusivement) « Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale » à propos des événements du Portugal. Autant que l'on puisse savoir, par ce qui est publié de cette discussion, des désaccords opposeraient Mandel, Pierre Frank, Livio Maïtan aux dirigeants du Socialist Workers Party américain.

Au-delà des problèmes concrets du Portugal, ces hommes qui prétendent constituer une direction révolutionnaire internationale, ne discutent de rien de moins que du rôle du prolétariat dans la révolution socialiste.

A propos du Portugal, Frank, Maïtan et Mandel ont signé ensemble un long texte intitulé Défense de la révolution portugaise (In Defense of Portuguese Revolution) publié dans le numéro du 8 septembre 1975 de Intercontinental Press, hebdomadaire édité aux États-Unis sous la direction de Joseph Hansen, dirigeant du SWP Ils y critiquent vivement, eux qui sont d'ailleurs officiellement rédacteurs adjoints ( « contributing editors » ) de l'hebdomadaire, les positions exprimées par celui-ci sur le Portugal.

Dans ce même numéro de la lutte de classe, nous analysons par ailleurs les positions de la ligue communiste, section française de la quatrième internationale (secrétariat unifié). ce sont ces positions que défendent Frank, Maïtan et Mandel contre un SWP qui a choisi au portugal d'appuyer systématiquement le parti socialiste de mario soares, un peu comme le fait l'organisation communiste internationaliste, le groupe trotskyste français dirigé par lambert, et dont nous analysons également les positions dans un autre article. ce ne sera donc pas des positions des uns et des autres sur le portugal qu'il sera question ici, mais simplement de l'espère de tournant à 180 degrés qu'ont effectué les principaux dirigeants du s.u. à propos du Portugal.

En mettant l'accent sur la nécessité pour la classe ouvrière de s'organiser indépendamment et démocratiquement dans des organes de type conseils ouvriers, en insistant sur la nécessité de la classe ouvrière de prendre effectivement le pouvoir elle-même à travers des organismes de ce type, en l'invitant à ne pas faire confiance au MFA ni même à une quelconque de ses fractions, quels que soient les discours socialisants ou révolutionnaires que puissent tenir certains officiers, la majorité du SU n'est-elle pas, en effet, en train de rompre avec 30 ans de sa politique passée ?

On pourra, certes, nous citer d'innombrables déclarations officielles des dirigeants du SU dans lesquelles était rappelée la nécessité pour la classe ouvrière, organisée démocratiquement dans ses conseils, de prendre et d'assurer elle-même le pouvoir. Mais ce n'était là que paroles pour discours ou résolutions de congrès. Trotskysme oblige.

Dans les faits, ils baptisèrent du qualificatif d'ouvrier les États de l'Europe de l'Est, de la Chine, du Vietnam ou de Cuba, alors que non seulement il n'y eut jamais le moindre conseil ouvrier mais même que la classe ouvrière en tant que force indépendante n'eut pas la moindre part à la mise en place de ces États ; ils appuyèrent, tour à tour et quasi inconditionnellement, Tito, Mao Tsé Toung, Castro, Ho Chi Minh... et tant d'autres leaders ou mouvements nationalistes du Tiers-Monde qui se proclamaient socialistes ; ils ne cherchèrent jamais, face à ces nationalistes, sinon à organiser indépendamment la classe ouvrière, du moins à défendre l'idée d'une telle politique. Finalement leur seule politique pendant trente ans consista à tenter d'influer sur les leaders ou les mouvements radicaux petits-bourgeois, et pas d'organiser la classe ouvrière en une force politique indépendante, cette politique devenant une caricature d'elle-même quand Pablo, à l'époque le plus célèbre des dirigeants et des idéologues de la Quatrième Internationale, adressa plusieurs lettres à Castro où se mêlaient flagornerie et conseils politiques, ou tout simplement se fit le conseiller politique de Ben Bella, le dictateur algérien qui précéda Boumedienne.

Que leur politique au Portugal aujourd'hui constitue un tournant par rapport à celle qui fut la leur durant trente ans, ils le sentent eux-mêmes d'ailleurs. En discutant avec le SWP à son propos, ils se sont senti obligés de tenter un parallèle avec ce qui s'était passé à Cuba.

Comment, en effet, expliquer que, aujourd'hui, au Portugal, il ne pourra y avoir de révolution prolétarienne que si la classe ouvrière organisée démocratiquement en conseils prend elle-même le pouvoir, alors qu'hier, à Cuba, on a appuyé inconditionnellement Castro, décrété que l'État mis en place par son régime était un État ouvrier sans que la classe ouvrière ni ne s'organise, ni même ne s'exprime d'une manière indépendante ? Pourquoi les conditions jugées indispensables au Portugal étaient-elles négligeables à Cuba ?

Frank, Maïtan et Mandel le sentent bien, il y a là une belle contradiction. Aussi cherchent-ils, sans l'aborder de face d'ailleurs, à y répondre tout de même par avance.

Comment ? Bien simplement, par l'explication classique que fournissent toujours les opportunistes pour justifier leurs positions contradictoires : c'est que les circonstances n'étaient pas les mêmes. Et pendant trente ans la révolution mondiale a donc fait un « détour » par des voies « déformées ».

« Encore et encore nous avons insisté sur le fait que les cas de la Yougoslavie, de la Chine, du Vietnam et de Cuba resteraient exceptionnels, que le détour de la révolution mondiale à travers le phénomène des révolutions déformées serait temporaire, que comme la crise du système impérialiste mondial continuait à s'approfondir et que le rapport des forces à l'échelle mondiale continuait à changer contre la bourgeoisie, c'était seulement une question de temps avant que la révolution mondiale frappe à nouveau les pays impérialistes, et que plus ceci se produirait, plus le prolétariat industriel jouerait le rôle dirigeant dans le processus révolutionnaire à la fois dans les pays impérialistes et dans un nombre croissant de pays semi-coloniaux, et plus le processus révolutionnaire reviendrait à son modèle classique : le modèle de l'auto-organisation des masses laborieuses, le modèle de la démocratie soviétique. Nous avons de plus insisté sur le fait que ces révolutions « non déformées » pourraient seulement triompher sous des directions marxistes révolutionnaires, à travers l'émergence de véritables partis révolutionnaires de masse de la classe ouvrière ».

Les dirigeants du SU prennent beaucoup de libertés avec leur propre histoire. Ils nous affirment aujourd'hui qu'ils ont toujours dit qu'ils estimaient que les cas de ces « États ouvriers déformés » resteraient exceptionnels. Sans doute l'ont-ils toujours dit en effet, afin de continuer à faire coller ensemble la théorie trotskyste dont ils se réclament et leur pratique opportuniste.

Mais ils se sont toujours conduits comme si ces cas devaient se répéter un peu partout. Car un peu partout, à travers le Tiers-Monde, pendant un quart de siècle, ils. ont appuyé tous les mouvements qui pouvaient se réclamer de Mao, de Castro ou d'Ho Chi Minh. Le meilleur exemple de cela étant l'Amérique Latine où la Quatrième Internationale s'est transformée pendant des années en agence de propagande castriste, prônant, à défaut d'avoir les moyens de l'organiser et de la mener vraiment, la guerilla paysanne, faisant de Che Guevara son maître politique proclamé, tentant partout d'apparaître comme les meilleurs et les plus fidèles disciples de Castro. Et ils nous disent maintenant qu'ils ont toujours pensé que le cas de Cuba ne pourrait que rester exceptionnel. Étrange duplicité ! Mais à quel moment ?

De même ils nous disent aujourd'hui que « ces révolutions « déformées » ne pouvaient qu'avoir une action insuffisante (si même elles en avaient une) comme stimulants pour la révolution internationale, bien que la situation mondiale de l'époque leur aurait laissé la possibilité d'agir de cette manière ».

Pourtant, à l'époque de la réunion de la Conférence Tricontinentale à Cuba ou au moment de la fameuse déclaration de La Havane, ils nous affirmaient qu'il s'agissait là d'un fait ou d'un texte capital pour le développement de la révolution en Amérique Latine et dans tout le Tiers-Monde, sinon dans le monde entier. Dans ces préoccupations internationales du régime de Castro ils voyaient même une preuve de son caractère ouvrier.

Plus près de nous encore, ils justifiaient leur soutien à la révolution indochinoise par le rôle que celIe-ci était sensée jouer justement comme stimulant de la révolution mondiale (contrairement à nous-mêmes qui soutenions certes le peuple vietnamien, mais simplement parce qu'il était en butte aux attaques de l'impérialisme et non à cause de la prétendue nature ouvrière de sa révolution). Mandel, Frank et Maïtan ont décidément la mémoire courte.

Ils n'hésitent guère non plus dans le choix de leurs arguments.

« Toutes les révolutions au vingtième siècle ont donné lieu à des développements imprévus. Personne n'avait jamais entendu parler des soviets avant qu'ils furent créés par la révolution russe de 1905. (Les similitudes avec la Commune de Paris furent découvertes seulement plus tard, après beaucoup de discussion et d'expérience). Le contrôle ouvrier fut un produit de la révolution de 1917. La révolution espagnole de 1936 créa des comités de milices. Depuis les grandes défaites des années 1920, 1930 et 1940 (dues au réformisme et au stalinisme), des formes inhabituelles de révolution prolétarienne se sont produites - résultat de la combinaison de l'esprit inventif des masses prolétariennes et de l'inadaptation du facteur subjectif, c'est-à-dire le manque d'un niveau adéquat de conscience de classe et de direction révolutionnaire. Ceci a donné lieu à un nouveau phénomène : les révolutions sociales populaires déformées, telles celles que les révolutions yougoslave, chinoise, vietnamienne et cubaine ».

Les soviets, le contrôle ouvrier, les comités de milice même furent des formes plus ou moins développées d'organisation ou de pouvoir des travailleurs. Les « révolutions sociales populaires déformées » de Yougoslavie, de Chine, de Cuba ou du Vietnam se caractérisent, elles, par l'absence totale de toute forme d'organisation ou de pouvoir des travailleurs. Il s'agit donc de l'exact opposé.

Qu'importe pour Frank, Maïtan et Mandel : les révolutions chinoise, cubaine, yougoslave, vietnamienne sont la négation de toute forme de pouvoir et d'organisation du prolétariat, mais les révolutions ont toujours donné lieu à des « développements imprévus » ; nous avons donc affaire à une nouvelle forme de révolution prolétarienne. Voilà un syllogisme qui vaut son pesant des oeuvres de Mandel.

Ainsi appuyés solidement sur le lieu commun - chaque événement nouveau n'amène-t-il pas sa dose d'imprévu ? L'histoire ne fait-elle pas beaucoup de détours ? - évitant soigneusement d'analyser la nature sociale de la révolution, c'est-à-dire le rôle exact joué par la classe ouvrière, les dirigeants du SU peuvent tranquillement dire noir au Portugal après avoir dit blanc à Cuba. Les circonstances ont simplement changé, voyons !

Aujourd'hui au portugal la politique qu'ils préconisent par bien des côtés rejoint celle des marxistes révolutionnaires, même si de nombreuses critiques de détail ou d'importance peuvent leur être adressées. mais tout ce qu'ils maintiennent en même temps à propos de cuba, de la yougoslavie, de la chine ou du vietnam, la justification qu'ils se trouvent encore aujourd'hui au fait d'avoir abandonné pendant si longtemps une politique réellement prolétarienne, dans les faits, sinon en paroles, entache toute leur politique actuelle.

Car c'est le signe que ce n'est pas par adhésion à un principe profondément ancré qu'ils préconisent cette politique pour le Portugal ; que ce n'est pas parce qu'ils reconnaissent fondamentalement que seul le prolétariat, démocratiquement organisé pour ce but, peut réaliser la révolution socialiste.

Qu'ils se retrouvent aujourd'hui d'accord sur les grandes lignes avec une politique réellement de classe est une question de circonstances. Ce n'est donc pas une garantie pour l'avenir. Car les circonstances peuvent changer. Et, avec elles, à nouveau la politique des Frank, Maïtan et Mandel.

« Il est donc tout à fait probable que la révolution portugaise suivra le modèle classique et triomphera seulement à travers la conquête du pouvoir par le prolétariat organisé en soviets et conduit par les marxistes révolutionnaires, et pas du tout avec la direction du MFA », écrivent-ils après avoir analysé la situation au Portugal et en particulier la situation de l'armée portugaise.

Mais en disant cela les dirigeants du SU indiquent les limites et la précarité des conclusions auxquelles ils ont abouti aujourd'hui. Le simple fait de poser ainsi le problème de la révolution portugaise montre que pour eux il n'est pas impensable d'envisager que la révolution portugaise triomphe « sous la direction du MFA », puisqu'il est seulement aujourd'hui tout à fait « probable » qu'elle ne le fera pas. Ne suffirait-il pas que la situation du pays, ou de l'armée, change, par exemple ?

Ils écrivent aujourd'hui et soulignent dans leur texte à l'adresse du SWP : « Le problème en question est d'assurer le maximum d'autoorganisation autonome et démocratique et d'auto-défense du prolétariat pour cette future épreuve de force ».

Voilà donc que cette organisation, parce qu'elle a l'exemple du Portugal sous les yeux, découvre pour la circonstance la nécessité d'une politique indépendante pour le prolétariat. Non sans mal d'ailleurs, comme en témoigne toute cette discussion. Pendant trente ans, nulle part elle n'a agi de façon conséquente sur la base d'une politique révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière. Ce n'est pas faute de moyens, mais par démission politique. Or, cette organisation se prétend être une Internationale, c'est-à-dire une direction internationale révolutionnaire pour la classe ouvrière ! Elle regroupe et elle influence à travers le monde des milliers et sans doute des dizaines de milliers de militants. Elle représente aux yeux de l'extrême-gauche révolutionnaire de par le monde la filiation « officielle » avec la Quatrième Internationale de Trotsky. Elle a des moyens et des possibilités dont ne dispose aucun autre regroupement trotskyste. Or, le bilan de trente ans, c'est qu'il n'y a pas un seul pays où elle a su faire surgir, face à des directions petites-bourgeoises, une direction représentant les intérêts du prolétariat. Et cela, par refus de le faire, par choix politique. Et aujourd'hui encore, tout en parlant de la nécessité de donner au prolétariat une perspective politique indépendante, cette organisation continue à justifier, légitimer, théoriser sa démission pendant les trente ans passés. Cela signifie qu'il n'y a aucune raison de voir dans ses positions d'aujourd'hui autre chose que des prises de position circonstancielles. Cela signifie que rien, mais strictement rien ne garantit qu'en cas de montée révolutionnaire dans quelque pays que ce soit, cette organisation défendra rigoureusement une politique révolutionnaire indépendante pour le prolétariat et qu'elle ne s'alignera pas derrière d'autres forces sociales, étudiants, paysans, petits bourgeois de toute sorte, des partis plus ou moins communistes, des armées plus ou moins rouges ou radicales, comme ils l'ont toujours fait.

Mais de quel droit donc une telle organisation se prétend être une direction internationale ? C'est une direction faillie depuis trente ans, c'est-à-dire une direction qui, au meilleur des cas, ne sert à rien, et au pire, sert, à la mesure de son échelle, d'autres intérêts que ceux de la classe ouvrière.

Si ce regroupement international n'est pas une Internationale, ce n'est pas en raison de sa force numérique et organisationnelle très relative, mais en raison de sa faillite politique ; faillite qu'en fait elle vient de reconnaître tout à fait in volontairement et inconsciemment en faisant le bilan des trente ans passés.

La Quatrième Internationale n'existe plus, parce qu'elle n'existe pas politiquement. Il faut la reconstruire, complètement, des pieds à la tête.

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