Chine après le « grand bond » de Mao, le « grand essor » de Hua ?01/09/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Chine après le « grand bond » de Mao, le « grand essor » de Hua ?

Le onzième congrès du Parti Communiste Chinois, tenu le mois dernier à Pékin, a surtout confirmé la première place prise dans le parti et l'état par Hua Kuo-feng. Par la même occasion il a aussi confirmé qu'il n'y a pas grand changement dans le régime politique de la Chine populaire, depuis la mort de Mao, ni dans le régime du parti. Le congrès n'a été réuni que pour entériner officiellement la nouvelle situation à la tête du parti et de l'État qui s'est dégagée depuis le 9 septembre 1976, la place de leader, au moins provisoire, de celui qui est désormais le « président Hua », le retour au premier plan de Teng Hsiao-ping.

Comme les précédents, ce congrès n'était pas mis sur pied pour permettre au parti de trancher entre différentes politiques ou différents postulants à la direction, mais pour avaliser le résultat de la lutte qui s'était produite dans la période précédente au sein de la direction. Entre le dixième et le onzième congrès, quatre ans se sont écoulés. Durant ces quatre ans un homme comme Teng est revenu au premier plan, a repris une place au Bureau Politique, est devenu même vice-président du parti, a une nouvelle fois été démis de ses fonctions, puis est revenu à nouveau au premier plan. Cela suffit pour comprendre que l'essentiel de la vie politique chinoise ne se passe certainement pas dans les congrès du parti. D'ailleurs entre le septième, en 1945, et le huitième, en 1956, ne s'était-il pas écoulé onze uns ? Et même treize ans entre le huitième en 1956 et le neuvième en 1969 ?

Depuis la mort de Mao il n'y a pas de changement notable non plus dans la politique étrangère chinoise. Ainsi la récente visite du Secrétaire d'état américain Cyrus Vance à Pékin à la fin même du onzième congrès montre que la Chine populaire et les USA continuent à chercher la voie pour nouer des relations plus complètes, voire sceller une alliance, malgré les difficultés et les obstacles, dont en particulier l'existence de l'État séparé de Formose sous la coupe des successeurs de Chiang Kai-shek. De même le onzième congrès a confirmé l'hostilité de la Chine et de l'URSS, cette dernière étant toujours qualifiée de « social-impérialisme » « encore plus dangereux » que les États-Unis.

Il y a pourtant, semble-t-il, un changement sous la direction de la nouvelle équipe de Hua-Teng : dans le domaine de la politique économique.

C'est d'ailleurs encore avec prudence - est-il besoin de le dire - que cette affirmation peut être avancée. Comme pour tout ce qui touche la Chine populaire le manque d'informations, la fragilité de celles qui nous parviennent, le caractère sybillin et ambigu de toutes les déclarations officielles, qui ne tient certainement pas qu'au fait des difficultés de la traduction, tout cela fait qu'une analyse de la politique chinoise comporte le plus souvent plus de points d'interrogation que de réponses précises aux questions qui peuvent se poser.

Cependant en fonction de ce que l'on sait de la personnalité et de la politique des nouveaux dirigeants, qui ne sont justement pas si nouveaux que cela et ont occupé, pour certains comme Teng, longtemps des postes importants, même si c'est avec des vicissitudes diverses ; en fonction d'un certain nombre de faits et de déclarations rapportées par divers observateurs ; en fonction même des déclarations officielles du dernier congrès, qui se résument pour l'instant à un long communiqué officiel résumant les interventions des grands leaders ; il semble bien qu'une nouvelle politique dans le domaine de l'industrialisation soit proposée. Elle se caractériserait par trois choses essentielles : la volonté de doter la Chine d'une industrie moderne rapidement, l'appel pour cela à la technologie étrangère, la volonté de doter l'armée chinoise d'un armement moderne, ce qui à la fois va de pair avec la création d'une Industrie moderne et exige cette industrie pour ce faire.

Et si c'est bien là la politique de la Chine dans la période qui vient, il s'agit bien alors d'une rupture avec la pratique des quinze ou vingt dernières années, celle remontant à l'année 1960 au moins.

Les deux obstacles : pauvreté et blocus impérialiste

Ce n'est pas, bien sûr, que la modernisation du pays et en particulier son industrialisation n'aient pas été jusqu'ici le but du Parti maoïste. Pour les nationalistes, simplement parés de l'étiquette de communistes que sont les maoïstes, modernisation et industrialisation de la Chine ont toujours été même au contraire un but essentiel, fondamental.

Mais il y a industrialisation et industrialisation. En d'autres termes une politique, ici, se définit par le rythme à laquelle cette industrialisation se fait. Et celui-là, bien sûr, dépend des possibilités et des moyens dont on dispose pour industrialiser.

Dès son avènement, en 1949, le gouvernement maoïste a eu deux énormes obstacles devant ses projets d'industrialisation.

Tout d'abord la pauvreté du pays dont 80 % de la population était paysanne (une large majorité doit l'être encore malgré de grands changements en ce domaine depuis près de trente ans). Pour industrialiser il n'y avait pas moyen de faire autrement que de prendre dans la quasi seule source de richesse du pays : la production agricole. C'est en puisant dans celle-ci que l'on pouvait acquérir les capitaux et les machines nécessaires pour bâtir une industrie. Ainsi par exemple, dès le début, les exportations - de toute manière très faibles - étaient formées à 75 % de produits agricoles (aujourd'hui, où elles sont toujours très faibles, 60 % seraient toujours constituées par les produits alimentaires et textiles).

Or dans un pays où la famine était un état quasi permanent, il y avait un choix entre permettre enfin à la population de manger, ne serait-ce que juste à sa faim, et prélever quand même une part de la production agricole, pour exporter et industrialiser.

En procédant au début à un large partage des terres entre les paysans, après avoir supprimé les propriétaires fonciers, le régime avait permis à la population paysanne de vaincre la famine. Par là d'ailleurs, il s'attachait profondément cette population paysanne, c'est-à-dire l'essentiel du peuple chinois. Cette réforme agraire était d'ailleurs inévitable, non seulement parce qu'elle était voulue et désirée par la paysannerie, mais parce qu'elle était, de toute manière, le premier pas nécessaire pour commencer toute modernisation du pays.

Cela ne signifie pas que le gouvernement maoïste renonçait à tenter l'industrialisation du pays. Ainsi la collectivisation commencée en 1953 et accélérée en 1955, avait pour but en accroissant la production agricole de permettre un accroissement de la part de cette production qui pourrait être affectée au développement industriel. En créant des coopératives le gouvernement chinois voulait améliorer les rendements en améliorant l'organisation du travail paysan, à défaut de l'améliorer en fournissant matériel agricole et engrais que de toute manière le pays n'avait pas. D'autre part, l'organisation d'unités de production collective, permettant un contrôle plus aisé de la production paysanne, devait permettre à l'État d'en tirer plus facilement la part la plus importante possible.

A ce premier obstacle constitué par l'extrême pauvreté du pays s'en ajouta dès le début un second. Pour industrialiser rapidement, il était absolument nécessaire d'importer la technologie moderne, les machines, les techniques, les usines modernes telles que les pays industriels les produisent. Il fallait donc des échanges avec les pays industriels. Or non seulement ces échanges étaient sérieusement entravés par la pauvreté de la Chine et ses difficultés à exporter, mais de plus il y eut dès le début le blocus impérialiste. Les USA, rompant toutes relations avec la Chine de Mao, non seulement refusèrent toute aide et tout commerce avec elle, mais de plus imposèrent quasiment à tous les grands pays industriels capitalistes - ceux qui avaient ce dont la Chine avait besoin - le refus de commercer avec la Chine et le refus de lui fournir technologie et machines.

Il ne restait plus dès lors à la Chine qu'à tobler sur l'URSS pour lui fournir cette technologie bien qu'elle ait elle-même un retard technologique important et bien des difficultés à procéder à sa propre industrialisation.

Ce n'est pas d'ailleurs que les maoïstes n'aient eu aucune réticence. Ils avaient pu voir pendant vingt ans comment Staline était prêt à sacrifier allégrement les intérêts du Parti Communiste chinois aux intérêts de l'État russe. Mao lui-même, plus tard, alors même qu'il défendait la mémoire de Staline contre Khrouchtchev puis Brejnev, confiera ses griefs et ses rancœurs contre l'URSS de Staline. Celui-ci n'avait-il pas à plusieurs reprises délibérément misé sur la carte Chiang Kai-shek contre le Parti Communiste chinois ? Et notamment encore en 1945 à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale quand il avait - ignorant le PCC qui dominait pourtant une partie de la Chine du Nord - traité avec le seul Chiang, remis à celui-ci la Mandchourie enlevée aux Japonais, et reconnu le gouvernement du Kuomintang comme le seul gouvernement légitime de toute la Chine. Mais le blocus impérialiste ne laissa pas le choix à la Chine et la poussa dans l'alliance russe pendant dix ans.

Le « grand bond en avant » et la catastrophe

Pendant dix ans donc, de 1950 à 1960, les dirigeants chinois vont tenter de forcer l'industrialisation de la Chine en misant sur l'alliance russe d'une part, en essayant de faire donner un maximum de surplus à l'agriculture d'autre part. Ces deux politiques vont aboutir à des catastrophes.

Tout d'abord dans leur désir de faire rendre à l'agriculture le maximum, les maoïstes vont pousser de plus en plus la collectivisation des compagnes. A la fin des années 50, ce fut l'expérience des communes populaires. Les fermes collectives ou coopératives étaient regroupées dans des unités beaucoup plus grandes, les lopins individuels supprimés. Il s'agissait de pousser encore le travail et le contrôle afin de dégager une part encore plus importante de la production agricole qui permettrait « Ie grand bond en avant » dans l'industrie.

Mais la Chine n'avait toujours pas les moyens techniques de faire une agriculture moderne qui aurait été une condition nécessaire bien que probablement pas suffisante - il aurait fallu aussi qu'une partie au moins des paysans soit convaincue de la nécessité de tenter l'expérience - pour la réussite d'une telle opération. Les réticences et la mauvaise volonté des paysans chinois, puis par là-dessus des circonstances climatiques particulièrement défavorables, auxquelles cette agriculture arriérée était bien incapable de faire face amenèrent, au lieu du bond en avant, une régression de la production, puis de grandes famines dans plusieurs régions de la Chine, un fléau dont elle croyait s'être débarrassée depuis dix uns.

Par là-dessus, la tension avec l'URSS, accusée par les Chinois de sacrifier les intérêts de la Chine à sa politique internationale de détente et de rapprochement avec les USA, aboutit à la rupture. En juillet 1960 les techniciens et ingénieurs soviétiques étaient rappelés, les prêts russes stoppés, 343 contrats et 257 projets de coopération scientifique et technique étaient suspendus, et 250 entreprises industrielles, pour la plupart encore en construction, ou en tout cas ne fonctionnant qu'avec l'aide des techniciens soviétiques, étaient laissées en plan. C'étaient évidemment parmi les plus modernes de la Chine.

Réapparition des famines, régression de la production agricole, désorganisation de la production industrielle, le résultat du grand bond en avant était tout le contraire des buts fixés. L'expérience fut abandonnée.

Dans les compagnes, bien que les communes existent toujours officiellement, on revint en arrière en grande partie, ramenant l'unité de production à des proportions bien moindres, redonnant leurs lopins individuels aux paysans.

Dans l'industrie on abandonna les ambitions démesurées. Des projets, certains déjà en construction, furent réduits ou abandonnés, des usines fermées, des travailleurs et des techniciens renvoyés dans les campagnes.

Faible industrialisation et décentralisation de l'état

Dans les années qui suivent, l'industrialisation va continuer, bien sûr. Il ne fut jamais question de l'abandonner. Ce serait impensable. Mais d'une part les grands projets industriels, les constructions de complexes modernes, se raréfièrent. L'effort ne porta plus que sur certains secteurs, choisis sans doute soigneusement par le pouvoir central, à la mesure des efforts que la Chine pouvait consentir, et de la technologie qui lui était accessible, soit parce qu'elle la possédait déjà, soit parce qu'elle trouvait tout de même un biais, entre le blocus russe et le blocus américain, de l'acquérir.

Et s'il y eut bien industrialisation ce fut surtout création d'une petite industrie de transformation faite pour fournir des produits de consommation ou même l'outillage et l'équipement nécessaires à une agriculture chinoise qui restait particulièrement retardataire. Celle-ci se créa à l'échelon de la région ou même de Io commune et servit essentiellement un marché étroit. En somme une industrie qu'on pourrait qualifier d'encore artisanale, et qui doit ressembler pur bien des côtés à celle du capitalisme naissant des pays occidentaux des dix-huitième ou dix-neuvième siècles. L'exemple le plus frappant, et aussi le plus malheureux, en fut celui des « petits hauts fourneaux » des communes populaires.

Dans ces conditions d'ailleurs la planification chinoise (sur le fonctionnement de laquelle, comme tout le reste en Chine, nos informations sont bien maigres) doit être largement théorique pour une grande partie non seulement de l'agriculture mais même de l'industrie. Et probablement se borne-t-elle à quelques grands secteurs industriels de pointe sur lesquels l'attention du pouvoir central est particulièrement concentrée. Quelle planification serait réellement possible dans une économie dont on nous dit que les transports ferroviaires ou routiers sont tellement peu développés que 17 % des communes (ces organismes qui devaient préfigurer le communisme) ne sont pas touchées par le réseau routier dans lequel on comprend pourtant les « petits chemins » ?

C'est dans ce contexte que s'explique la « révolution culturelle ». Celle-ci, au-delà des querelles spectaculaires des factions dans l'équipe dirigeante, fut d'abord une mobilisation d'une fraction de la petite bourgeoisie, principalement les étudiants, pour imposer à la population urbaine l'acceptation de l'austérité. Dans la mesure, en effet, où la production sinon stagnait du moins n'augmentait que très lentement (d'après l'économiste américain Robert Michael Field la production industrielle aurait augmenté de 22 % par un entre 1949 et 1960, et de 6 % entre 1960 et 1974), il fallait que cette population urbaine, et d'abord la classe ouvrière, accepte l'austérité sans perspective proche d'amélioration. La révolution culturelle, par contre, a très peu touché les compagnes. Les paysans qui avaient vu leur sort considérablement amélioré simplement parce qu'ils pouvaient manger à leur faim ne demandaient qu'une chose : que l'on n'exerce plus sur eux les énormes pressions faites en 1958-60 pour les amener à produire plus tout en livrant une plus grande partie de leur récolte à l'État. Cette pression avait très nettement diminué, sinon cessé complètement. Cela suffisait pour garantir au régime l'attachement de cette couche de la population. Il n'était pas besoin de la pression des gardes rouges pour calmer les revendications des compagnes.

C'est dans ce contexte que s'explique aussi par exemple que l'état-major maoïste de la révolution culturelle ait pu montrer un grand mépris pour la formation des futurs cadres chinois ou point de fermer des mois et même des années les universités et les écoles. Pour une industrie en majeure partie digne du dix-neuvième siècle il n'était pas besoin d'un très grand bagage technique. Cela ne préparait guère l'avenir et aujourd'hui l'équipe dirigeante doit remédier à la chose, mais c'est une autre affaire.

C'est dans ce contexte que s'explique enfin une des étranges caractéristiques du régime politique chinois, qui est la décentralisation, chose qui peut paraître bien curieuse dans un État incontestablement dictatorial. Il semble en effet souvent que chaque région, chaque province, vit de sa vie propre. Alors que les querelles de factions semblent déjà réglées définitivement à Pékin, ici ou là des bagarres continuent entre factions rivales dans les provinces, sans que le pouvoir central semble intervenir. Tout se passe souvent comme si celui-ci attendait patiemment que le meilleur gagne pour se contenter ensuite de lui demander de faire allégeance. Et comme toutes les factions règlent toujours leurs comptes au nom du maoïsme, ce n'est pas difficile. Tout se passe au fond, à ce niveau, et toutes proportions gardées, comme sous les empereurs qui exigeaient lu plus grande soumission formelle de leurs gouverneurs et mandarins provinciaux, mais au-delà les laissaient en fait maîtres dans leur secteur.

Vers un nouvel essor industriel... la surexploitation des paysans, et la dictature renforcée ?

Encore une fois il est impossible d'affirmer que la nouvelle équipe ait réellement l'intention d'imposer une nouvelle orientation à l'économie et une accélération de l'industrialisation. Le passé des dirigeants, et surtout de Teng, incite seulement à le penser. Il fut entre 73 et 75, sous la conduite de Chou En-lai un de ceux qui tentèrent une première, bien qu'encore timide, expérience de ce genre. Dans cette période les achats d'usines clé en mains, et d'ailleurs corrélativement l'endettement extérieur de la Chine, s'élevèrent à des sommets, qui bien que modestes par rapport aux chiffres du commerce extérieur des grands pays industriels, n'avaient jamais été atteints auparavant.

Les proclamations du dernier congrès vont dans ce sens. Parmi « les huit principales tâches de combat que notre parti doit accomplir à l'heure actuelle et pendant une période donnée à venir » on relève « faire la révolution et promouvoir la production pour Imprimer un grand essor à l'économie nationale ». Mois après la période du « grand bond », va-t-on voir celle du « grand essor » ? On relève aussi « procéder à une planification d'ensemble et prendre les dispositions globales afin de mettre en jeu tous les facteurs positifs dans l'édification du socialisme ». Diverses déclarations d'actuels responsables aux journalistes occidentaux, vont dans le même sens. Et puis, et ce n'est certes pas la moindre des raisons, la reprise des relations entre la Chine et les USA, et la fin du blocus imposé par ceux-ci non seulement à leurs propres industriels mais aux autres puissances capitalistes, ont ouvert une nouvelle porte à la Chine. Il dépend d'elle bien sûr de l'emprunter ou pas. Mais un obstacle de taille a été levé. A peine Nixon avait-il quitté Pékin lors de son mémorable voyage que les industriels japonais, par exemple, se précipitaient à leur tour en Chine puisqu'ils étaient enfin libres de développer leur commerce avec elle. Ils furent d'ailleurs suivis par bien d'autres.

Et si c'est bien là la politique de Hua, s'il entend réellement donner à l'industrialisation un rythme accéléré dans les prochaines années, nous pouvons alors prévoir les problèmes qui se poseront inéluctablement.

Le premier sera de trouver un surplus à exporter dans la production chinoise. Car pour importer - et notamment des usines modernes clé en mains qui coûtent fort cher - il faut des devises. Et pour avoir des devises il faut vendre.

La presse occidentale ces derniers temps a beaucoup discuté du fait que la Chine refusait ou presque les prêts à long terme. Jusqu'ici, en effet, la Chine populaire refusait de s'endetter. Mais même si elle changeait de politique à l'avenir sur ce point, cela ne changerait rien à moyenne ou longue échéance. Les prêts pourraient lui permettre de commencer l'industrialisation plus vite sans immédiatement avoir à rembourser et donc à trouver des exportations équivalentes en valeur aux achats. Mais cela n'empêcherait pas d'avoir dans les années à venir à rembourser les prêts en question. En quelque sorte cela ne ferait que reporter le problème dans le temps.

Or qu'est-ce que la Chine peut exporter ? Du pétrole ont dit certains, parlant de fabuleuses réserves qu'aurait la Chine. Mais pour l'instant les exportations de pétrole ne représenteraient que 10 % du total des exportations de la Chine. Pour agrandir l'exploitation du précieux minéral, la Chine a d'abord besoin d'importer des équipements. Et Li Hsieu-nen, numéro trois du régime, a laissé entendre récemment qu'il ne fallait pas se faire trop d'illusions sur ce moyen dans les prochaines années.

En fait la situation n'a pas fondamentalement changé. La Chine a d'abord et avant tout des produits agricoles. Et du coup le même problème est reposé. Si la Chine veut se construire une industrie moderne, elle doit exporter des produits agricoles. Et pour dégager ce surplus agricole - qu'il s'agisse de prendre une partie de ce qui est déjà produit ou de remplacer des produits actuels consommés par la population par d'autres cultures qui pourraient servir à l'exportation - il faut imposer un surplus de travail à la paysannerie et prendre davantage de ce qu'elle produit, c'est-à-dire en clair à nouveau surexploiter les paysans.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que cette pression ne s'exercerait pas aussi sur la population des villes et notamment la classe ouvrière. Dans la mesure où les produits alimentaires se feraient moins abondants, elle en subirait aussi les conséquences. Soit parce que les produits renchériraient, soit parce que le rationnement se ferait plus sévère. A l'heure actuelle il existe toujours des tickets pour se procurer les denrées de première nécessité comme les céréales, blé ou riz par exemple.

Mais c'est avant tout la paysannerie qui devrait incontestablement subir le gros du choc. Exactement comme ce fut le cas, par exemple, dans l'URSS stalinienne des années trente. Et ce choc serait d'autant plus dur pour la Chine qu'aujourd'hui, et depuis des années, c'est elle qui doit importer certains produits alimentaires de première nécessité comme le blé par exemple. On imagine les privations qu'il faudrait faire subir à la population s'il fallait inverser la tendance : arrêter ces importations pour procéder au contraire à des exportations. S'ajoute en plus le fait qu'avec la crise économique mondiale, ces exportations seraient plus difficiles, qu'il faudrait procéder à des dumpings, que le poids sur l'économie chinoise serait accru d'autant.

Et s'il est une chose qui peut faire hésiter aujourd'hui Hua et Teng, c'est probablement celle-ci. La perspective d'avoir à s'attaquer à la paysannerie, de se couper de cette classe qui dans son ensemble depuis trente ans semble avoir maintenu sa fidélité et sa loyauté à un régime qui a incontestablement changé sa vie, la perspective de risquer à nouveau la catastrophe qui fut frôlée à l'époque du grand bond en avant et des communes populaires. Ce fut la seule période de ces trente dernières années où la paysannerie non seulement manifesta par son attitude passive qu'elle n'était plus d'accord, mais où on signala des révoltes, assez importantes semble-t-il, dans certaines régions rurales.

Et si la bureaucratie stalinienne de l'État ouvrier soviétique s'appuya dans une certaine mesure sur la classe ouvrière contre la paysannerie, lors de la collectivisation forcée des années 29-30, il est probable que les nationalistes au pouvoir en Chine hésiteraient davantage à prendre cette voie. Ils ont su mobiliser les masses paysannes. Ils ont su mobiliser la petite bourgeoisie étudiante au moment de la révolution culturelle. Ils n'ont jamais mobilisé la classe ouvrière, même à la manière bureaucratique et militaire des staliniens russes.

L'autre conséquence politique d'une tentative d'industrialisation accélérée serait aussi sans aucun doute une plus grande centralisation politique, l'accroissement du contrôle dictatorial du pouvoir central sur l'ensemble du pays. Il est impensable en effet de mobiliser toutes les ressources économiques, d'exercer la pression sur des centaines de millions de paysans, d'implanter l'industrie, sans une planification réelle, même bureaucratique, sans ce contrôle.

Il est sans doute significatif que parmi les « huit grandes tâches » fixées au pays par Hua, lors du récent congrès, cinq d'entre elles concernent le renforcement du pouvoir ou sa centralisation. Car outre « procéder à la planification » déjà citée, il faut aussi « mener à bien la consolidation du parti et la rectification du style de travail et renforcer l'édification du parti », « mener à bien la consolidation et l'édification des équipes dirigeantes du parti aux différents échelons », « renforcer l'appareil d'État du peuple », « développer la démocratie et raffermir le centralisme démocratique ».

Voilà donc quelle serait la rançon de l'industrialisation à la Hua pour la Chine : exploitation et pression accrue pour les masses populaires et d'abord paysannes, accentuation de la dictature de l'État sur tout le pays. Que cela soit la source de nouvelles oppositions et contradictions entre l'État et les masses paysannes ou ouvrières, et même dans le personnel politique et dans l'appareil d'État n'est pas douteux. Comment ces contradictions et oppositions pourront-elles se manifester ou éclater, seule l'histoire nous le dira.

En tout cas, que presque trente ans après la révolution modiste, certainement la révolution nationaliste bourgeoise la plus radicale de ce siècle, le dilemme soit toujours le même, prouve bien l'impasse que constitue la voie nationaliste bourgeoise pour les masses populaires des pays sous-développés. Certes une révolution nationaliste peut donner au pays dignité et indépendance. Les maoïstes ont donné cela à la Chine. Et ce n'est sans doute pas rien. Mais industrialiser le pays, en faire un pays moderne - et ceci même avec des limites d'ailleurs, car il n'est pas question malgré les prétentions, que la Chine rattrape les États-Unis dans les prochaines années, ni même dans quelques dizaines d'années - ne peut se faire qu'en faisant peser sur la masse de la population une dictature féroce politiquement et une surexploitation économique.

L'autre voie

Il n'y a qu'une autre voie : c'est celle de la révolution prolétarienne mondiale. Face au problème du sous-développement et de l'arriération d'une partie du monde, il y aurait en effet une solution. C' est de mettre au service du monde entier, et donc des pays sous-développés comme des autres, les ressources industrielles qui existent déjà dans le monde.

Les industries, que la Chine comme tant d'autres pays sous-développés voudraient tant posséder, existent. Elles sont essentiellement localisées dans les pays impérialistes. Et même quand elles se trouvent dans le reste du monde, elles sont le plus souvent la propriété des impérialistes, mais elles ont été créées à partir de l'exploitation de la classe ouvrière mondiale et du pillage du monde entier, à commencer par les pays qui sont actuellement sous-développés.

L'industrie américaine, européenne et japonaise réunie aurait les moyens de fournir, très rapidement, à l'ensemble du monde, les produits industriels essentiels dont la population aurait besoin pour vivre, se nourrir, travailler. Quasi immédiaternent le monde entier pourrait sortir de la misère tout au moins, en attendant certainement assez vite de vivre bien. Et cela sans surexploitation aucune ni de la paysannerie des pays sous-développés, ni de la classe ouvrière nulle part.

Mais pour cela il faudrait que ce potentiel industriel soit mis au service de la population. Il faudrait qu'il serve à fabriquer des objets ou des équipements utiles, et non les énormes stocks d'armements comme à l'heure actuelle. Il faudrait que cette économie industrielle soit planifiée pour que ces ressources soient utilisées à plein et sans l'énorme gaspillage qui se multiplie encore actuellement avec la crise économique mondiale.

Il faudrait donc que les travailleurs exproprient l'impérialisme, prennent le pouvoir et gèrent ce potentiel industriel.

C'est cette évidence, que dans cette voie seulement réside la solution aux problèmes de la planète, qui fonde l'internationalisme prolétarien.

Cette révolution là sera le fait, nous n'en doutons pas, de la classe ouvrière chinoise, en tant que partie intégrante de la classe ouvrière internationale. Ce ne pouvait pas être celui de Mao, vrai nationaliste mais faux communiste. Ce ne peut être davantage celui de Hua ou de Teng.

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