Bureaucraties ouvrières et militants révolutionnaires face à la lutte des travailleurs de Lip01/11/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Bureaucraties ouvrières et militants révolutionnaires face à la lutte des travailleurs de Lip

Lorsque le 12 juin dernier, les travailleurs de Lip découvrent, en fouillant dans les serviettes des administrateurs provisoires qu'ils séquestrent, que les projets patronaux prévoient la suppression de centaines d'emplois, ils se trouvent soudain confrontés à une menace devant laquelle les moyens de lutte traditionnels de la classe ouvrière deviennent inopérants. A quoi bon, en effet, arrêter la production dans une entreprise qui envisage pour des raisons économiques de fermer ses portes ou de réduire d'elle-même cette production ? Dès lors, pour engager l'épreuve en se donnant des chances de vaincre, il leur fallait reprendre l'initiative. C'est ce qu'ils firent en décidant tout d'abord de « séquestrer » le stock de montres existant, puis de reprendre la production des montres pour les vendre, non pas en fonction des impératifs commerciaux et financiers de l'entreprise, mais simplement, comme ils le déclarèrent dès le départ, pour se constituer un « trésor de guerre » qui leur permette d'affronter, dans les meilleures conditions, le patron au cours de la dure bataille qui allait s'engager. Personne, et surtout pas les dirigeants du mouvement, ne parlait d'autogestion. Piaget, secrétaire de la CFDT locale, membre du PSU, s'en expliqua alors sans ambiguïté, déclarant qu'il ne fallait pas voir dans la décision des Lip de produire et de vendre, la volonté de faire une quelconque expérience autogestionnaire, mais qu'il s'agissait, plus simplement, de se donner les moyens de tenir dans la lutte le plus longtemps possible, en disposant d'un otage matériel - les montres - et permettant aux travailleurs de se garantir des ressources afin de ne pas s'épuiser dans une lutte qui promettait d'être longue.

Il est vrai qu'aujourd'hui Piaget et surtout certains responsables du PSU semblent être revenus sur la position prudente qu'ils avaient au départ. Dans un livre récent sur Lip, dont Piaget assure l'introduction, Rocard voit des embryons d'autogestion dans son analyse du mouvement. C'est là torturer quelque peu la réalité. Car lorsque la production de montres redémarra, ce ne fut pas à l'échelle de l'entreprise, selon des critères commerciaux traditionnels. Seule une centaine de travailleurs travaillait, sur un effectif de 1 300, produisant des montres, non en vue de faire la démonstration que la gestion ouvrière pouvait rivaliser avec la gestion patronale - cette compétition n'était pas à l'ordre du jour - , mais tout simplement pour permettre aux grévistes de s'assurer un salaire - le « salaire de survie » ainsi qu'ils le désignaient - afin de tenir le temps qu'il faudrait pour imposer leurs revendications.

Ces revendications, quelles étaient-elles ? Tout d'abord le non démantèlement de l'entreprise en plusieurs entreprises indépendantes, tel que l'envisageait le médiateur désigné par le gouvernement. La production de l'usine étant diversifiée, le gouvernement voulait en effet créer des sociétés indépendantes en fonction des différentes productions : horlogerie, machines-outils, armement. Les grévistes s'y opposaient, voulant ainsi protéger leur unité dans la lutte, en refusant de se trouver confrontés à trois, sinon à quatre patrons différents. Mais surtout, ce qui était à leurs yeux essentiel, c'était d'obtenir le maintien au sein d'une même société de l'ensemble de l'effectif, c'est-à-dire le refus de tout licenciement avec, naturellement, le maintien des avantages acquis dans l'entreprise.

Ainsi donc, le mouvement de Lip, si on le définit à partir de ses objectifs, a été, dès le départ, un mouvement exclusivement défensif.

Cette constatation est importante car elle permet de mieux comprendre l'attitude des Confédérations syndicales dans le conflit.

Car en effet, on a vu à cette occasion la Confédération CFDT, mais aussi la CGT, apporter leur appui aux grévistes de Lip, même si à plusieurs reprises cette dernière s'est fait nettement tirer l'oreille. Et cela bien que, au fil des jours, la grève bisontine ait franchi allégrement les limites de la légalité. Or la CFDT n'avait-elle pas, à l'occasion de son récent congrès qui s'était tenu à Nantes, rappelé ses militants à plus de pondération dans l'action, condamnant les comités de grève et se démarquant nettement du « gauchisme ». Quant à la CGT, elle n'a pas pour habitude de cautionner des actions qui débordent du cadre qu'elle s'est fixé, encore moins des actions qui sortent du cadre légal, et elle demeure plus prompte à hurler à l'aventure qu'à soutenir ces actions.

Que se passait-il donc ? Assistait-on à un revirement feutré de la politique des Confédérations sous la pression de la base ouvrière ? Le penser serait mal connaître la nature de ces appareils. Remarquons d'ailleurs que ni la direction de la CFDT, ni celle de la CGT, n'ont encouragé les travailleurs de Lip à s'engager dans la lutte, encore moins à suivre la voie qu'ils ont empruntée. Simplement, les directions confédérales ont su faire contre mauvaise fortune bon coeur.

Pourtant, il est arrivé à maintes reprises que la CGT, mais aussi la CFDT, bien que poussées par la base, n'aient point cédé à cette pression quand il y avait le moindre risque que leur attitude remette en cause leur orientation fondamentale. Et cela aussi bien dans des conflits locaux que dans des mouvements d'envergure nationale. Faut-il rappeler, par exemple, l'unanimité qui se fit parmi elles à l'occasion des accords de Grenelle, accords qui marquèrent l'acceptation des syndicats de mettre fin à la grève générale de Mai 68 sur la base dérisoire des propositions gouvernementales. On ne vit pas en cette circonstance, où la pression ouvrière n'était cependant nullement négligeable, la turbulente CFDT surenchérir face à la CGT Au contraire, les Confédérations surent unanimement se comporter de façon responsable vis-à-vis de la bourgeoisie, sachant mettre toute leur autorité au service de la reprise du travail dans les usines.

Et c'est bien parce que, aujourd'hui, les directions confédérales ont su jauger le mouvement de Lip, qu'elles l'ont apprécié comme un mouvement défensif, nettement circonscrit dans ses objectifs, n'offrant aucune perspective à une offensive ouvrière d'ensemble, qu'elles ont estimé pouvoir le cautionner, en dépit des formes que le mouvement prenait sur le terrain. La CFDT plus franchement, la CGT avec des réticences plus nettes. Mais, et c'est là l'aspect essentiel, à aucun moment les directions syndicales n'ont accepté de jouer à Besançon le rôle qui devrait être en principe le leur : partir de l'expérience fournie par les travailleurs de Lip pour définir concrètement une perspective d'ensemble, valable pour toute la classe ouvrière. Bien au contraire, elles ont cultivé systématiquement le particularisme du mouvement. En fait, elles se sont adressées à l'ensemble de la classe ouvrière pour la convier à regarder en spectatrice l'admirable combat qui se livrait à Besançon entre le patronat et les héroïques travailleurs de Lip.

C'est d'ailleurs cette préoccupation qui apparaît lorsqu'on examine la tactique développée par les syndicats sur le terrain.

Ainsi la CFDT s'est évertuée à faire la démonstration que si les travailleurs de Lip étaient aujourd'hui menacés du chômage, c'était que l'entreprise avait été mal gérée par son précédent propriétaire, Fred Lip, et ses successeurs. Mobilisant les experts économiques du syndicat, elle propose, et continue depuis, un plan de gestion commerciale et industrielle, pour faire redémarrer Lip dans le cadre du marché capitaliste. Face au patron incompétent, une bonne gestion réalisée par de bons gestionnaires, voilà à quoi se résume l'argumentation de la CFDT. Elle ne conteste pas le capitalisme dans son principe, mais l'incompétence d'un patron. La lutte de classe n'est plus qu'un tremplin qui permet de mettre en valeur les qualités du Bureau d'Études Économiques de la CFDT Remarquons que c'est sur les bases du plan établi par les experts de la CFDT que Piaget fonde son argumentation dans les négociations.

Ainsi donc, pour la CFDT, le problème Lip se limite aux difficultés d'une entreprise mal gérée qu'il convient de guérir. La fonction des spécialistes de la CFDT est donc de se précipiter au chevet des usines malades pour avoir eu des mauvais patrons. Le réformisme apparaît dans ce cas sans fard. Et le fait qu'il cohabite, apparemment sans gêne, avec des formes de lutte extrêmement radicales, devrait inciter à plus de prudence ceux qui voient, un peu précipitamment, dans la grève de Lip, une avancée vers la révolution.

La CGT, quant à elle, se situe sensiblement sur le même terrain. Pour elle, le mouvement devait se placer dans la perspective de la défense de l'industrie horlogère française mise à l'encan par le capital étranger. Ainsi pour les deux directions syndicales, Lip est un problème local, particulier, qu'il faut tenter de résoudre localement au coup par coup. Mais il n'est nullement question pour elles de se servir du formidable exemple fourni par la combativité des Lip pour offrir des perspectives plus larges.

Pourtant les travailleurs bisontins, par delà les objectifs particuliers qui sont les leurs, ont proposé à la classe ouvrière des leçons dont elle aurait tout intérêt à tirer profit.

Car ils ont osé se donner les moyens de riposter efficacement aux licenciements. Ils ont fait la démonstration que l'on pouvait refuser de considérer la fermeture d'une usine et le chômage qui en résulte comme une calamité quasiment naturelle devant laquelle il ne reste plus qu'à courber la tête, résigné, dans l'attente de jours meilleurs. lis ont su franchir le pas, et se payer sur le capital. Car la production et la vente de montres pour assurer la « paie sauvage » des grévistes était certes un geste de défense élémentaire. Mais c'était un geste qui remettait en cause un principe fondamental sur lequel repose la société d'exploitation : le sacro-saint principe de la propriété privée. Et ce principe n'était plus remis en cause par de vulgaires truands qui n'ont en vue qu'un repartage des richesses à leur propre avantage, mais par des travailleurs qui agissaient comme si le fruit de leur travail était leur propriété. C'est à partir de ces faits qu'il eût été possible de s'adresser à l'ensemble de la classe ouvrière, non pas en lui serinant que le combat des Lip était juste parce qu'ils avaient été les malheureuses victimes d'un patron farfelu ou de capitalistes étrangers, mais parce que les richesses de cette société, toutes les richesses, sont produites par les travailleurs. Il est entièrement justifié qu'elles reviennent à ceux qui les produisent, au lieu de s'amasser. dans les coffres des capitalistes. Il fallait expliquer que ce qui se faisait à Lip dans le cadre d'une entreprise en faillite pouvait, devait même, être appliqué à l'ensemble de l'économie, non seulement aux entreprises en déconfiture, mais aussi à celles qui actuellement prospèrent. Plutôt que de particulariser Lip et sa lutte exemplaire, il fallait généraliser les leçons politiques soulevées par ce mouvement.

Car la crise qui a touché Lip est peut-être conjoncturelle. Ses causes en sont sans doute particulières, localisées, mais elle n'en offre pas moins l'image de ce qui menace la classe ouvrière dans son ensemble le jour où la machine économique du capitalisme sera bloquée par la crise. Et malheureusement, à l'heure actuelle, cette menace est loin d'être une chimère que l'on brandirait afin de présenter un tableau artificiellement noirci de la situation. Les soubresauts qui agitent le système monétaire international sont autant d'indices qui permettent de présager de sombres échéances. Face à de telles échéances, les experts économiques de la CFDT, aussi doués soient-ils, seront impuissants, comme seront impuissants tous les guérisseurs armés du Programme Commun de la Gauche qui s'échinent à assurer la protection du patrimoine industriel national. Par contre, il était possible, à partir de la leçon fournie par les Lip, face à la menace de la crise, quelle qu'en soit l'échéance, de proposer des perspectives qui permettent à la classe ouvrière de l'affronter avec des objectifs concrets. Et l'exemple de Lip permettait d'illustrer, concrètement l'idée que : ce n'est pas nous, travailleurs, qui sommes responsables de la faillite du système, pas plus que les travailleurs de Lip ne sont responsables de la déconfiture de leur usine. Comme les travailleurs de Besançon nous en ont montré l'exemple, face à la crise qui s'annonce, préparons-nous à nous payer non seulement sur les bénéfices -en cas de faillite ou de crise il n'y en a plus- mais aussi sur le capital.

Il est évident qu'une telle perspective ne pouvait entrer dans la stratégie réformiste des bureaucraties ouvrières. Mais par contre il était du rôle des révolutionnaires de tout mettre en oeuvre pour dégager clairement du mouvement qui se développait à Besançon les leçons politiques et les perspectives qu'il offrait à la classe ouvrière.

C'est parce qu'elle nous semblait la seule perspective concrète à offrir, à la fois aux travailleurs de Lip en lutte et au reste de la classe ouvrière, menacée sinon partout dans son emploi du moins dans ses conditions d'existence, par l'inflation, que nous avons proposé aux camarades de l'ex-Ligue Communiste de nous battre conjointement sur les bases d'une plate-forme politique. Cette plate-forme proposait, face aux perspectives - ou plutôt au manque de perspectives sérieuses - offertes par le Programme Commun de la Gauche, une autre perspective, concrète, efficace, la perspective des révolutionnaires que l'exemple de Lip rendait alors crédible aux yeux des travailleurs. Les camarades de l'ex-Ligue Communiste n'ont pas donné suite à notre proposition. Par-là ils réduisaient la portée que pouvait avoir un tel plan de défense de la condition des travailleurs, s'il n'était mis en avant que par notre seule organisation. Il n'aurait pas été exclu que l'intervention conjointe de nos deux groupes ait obligé le PSU par exemple, tout du moins certains de ses éléments - et dans la grève Lip, le PS U. a joué un rôle non négligeable - à se déterminer par rapport à nos propositions. C'eût été alors le moyen effectif de modifier le rapport de forces en faveur du programme des révolutionnaires.

Mais plutôt que de se présenter avec une alternative politique claire, l'ex-Ligue a préféré l'intervention au niveau du geste. Elle s'est contentée de proposer au cartel de la gauche, non pas une autre politique, mais plutôt une autre manière de se battre sur la base de la même politique, simplement en essayant d'obtenir qu'il mette plus de dynamisme. Dans ce domaine elle a certes, avec l'appui d'autres organisations gauchistes, obtenu des succès. Elle a su imposer par exemple à la CFDT la manifestation du 29 septembre, cette marche sur Besançon qui rassembla plusieurs dizaines de milliers de militants. Mais le fait qu'elle ait pu entraîner les appareils syndicaux sur ce terrain démontre simplement que ces derniers n'estimaient pas qu'un tel ralliement risquait de mettre en cause leur stratégie. Sinon il eut été autrement plus difficile de les faire s'engager. Car ces organisations, si elles ne manifestent pas forcément une prédilection particulière pour de telles actions, n'ont pas de répugnance particulière à y recourir ou à s'y rallier tant qu'elles ne fournissent pas l'occasion aux travailleurs dans leur ensemble de se mobiliser sur leurs objectifs propres. Il est remarquable d'ailleurs que l'activité déployée par la CGT et la CFDT en solidarité avec Lip, durant le mois d'août, tranche avec l'inactivité de ces Centrales face à la dégradation du niveau de vie des travailleurs chaque jour accentuée par les effets de l'inflation. Cette différence n'est pas fortuite. Autant les appareils réformistes sont capables de jeter leurs forces dans des actions de solidarité abstraites, autant elles refusent de mener les combats fondamentaux sur des objectifs que la classe ouvrière dans son ensemble puisse faire siens et sur lesquels elle puisse se mobiliser.

L'ex-Ligue a choisi, cette fois encore, la voie du succès facile, spectaculaire, dans des actions qui ne sont certes pas sans utilité, mais sur un terrain où il n'est pas possible de mettre en contradiction les directions réformistes avec les aspirations de la classe ouvrière. Elle a aussi contribué à faire le lit pour la politique des syndicats et plus particulièrement pour la CFDT

L'affaire lip, cette fois encore, sert de pierre de touche pour vérifier la politique des bureaucraties ouvrières, en même temps qu'elle permet d'illustrer le vide politique (ou plus précisément le suivisme) qui se cache derrière l'activisme qu'ont déployé dans cette affaire des organisations comme l'ex-ligue communiste, révolution !, les groupes maoïstes ou le p.SU

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