La gauche française sous la pression nationaliste01/11/19671967Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La gauche française sous la pression nationaliste

Les périodes de crises ont ceci de particulier qu'elles ne souffrent ni les nuances subtiles et purement formelles, ni les demi-teintes, ni les demi-réponses. Elles éclairent d'une lumière crue hommes et organisations, elles les contraignent à révéler ce qui, dans leurs faits et dires, est essentiel. Elles resserrent et soulignent le lien qui unit ces hommes, ces organisations à leur milieu, à leur classe, et, en cela, elles comportent des leçons politiques irremplaçables.

Entre le 22 mai dernier, date à laquelle Nasser déclara le blocus du golfe d'Akaba, et le 8 juin, où la Syrie et la R.A.U. acceptèrent le cessez-le-feu, la France a connu une crise politique. Pour limitée qu'elle ait été, du fait de la rapide victoire militaire d'Israël, du fait de la prise de position « neutralisante » du gouvernement elle n'en a pas moins été une. Une crise qui a touché l'ensemble des organisations de gauche.

Pour une organisation comme la SFIO, le choix qui lui fut imposé par le conflit judéo-arabe n'a certes pas dû revêtir un aspect bien dramatique. Ce parti qui a assumé, et qui assume encore, la responsabilité de l'expédition de Suez d'une part, et qui, d'autre part, est celui qui, dans l'éventail politique français, reflète le plus fidèlement les intérêts américains, n'a fait finalement que reprendre une ancienne et constante tradition en soutenant, dès le début et inconditionnellement, la cause de l'État hébreu.

Cependant, même cette partie de la gauche, pour laquelle étaler ses déchirements d'âme tient lieu de morale politique et qui, bien avant d'autres, a fait du « oui, mais » ou du « non, mais » l'expression la plus claire de ses prises de position, a été mise devant une situation où il n'y avait pas de place pour les « mais... ». Ce n'est pas que, composée de fins politiques qu'elle est, la gauche n'aurait pas pu trouver les formules susceptibles de ménager Israéliens et Arabes en répartissant équitablement louanges et blâmes. La guerre en elle-même laissait placé aux nuances. Mais, pour la première fois depuis longtemps, une bonne partie de l'opinion publique, celle précisément à laquelle cette gauche s'adresse, a été sensibilisée sur un problème politique. Elle exigeait des réponses claires, sans équivoque. On lui en donna. Elles sont caractéristiques.

Dès l'annonce du conflit, la gauche, même celle qui se flatta de « comprendre » les masses arabes, même celle qui, parfois timidement, parfois en s'engageant par des actes, a soutenu la lutte du peuple algérien, s'est mise à découvrir les vertus démocratiques d'Israël et la noire réaction des pays arabes. Daniel Mayer n'est certes pas de cette catégorie, vieux social-démocrate qu'il est, mais sa position caractérise l'ensemble de la gauche.

Dans un article dithyrambique, Daniel Mayer proclama haut devant un public on ne peut plus compréhensif son incompréhension devant le fait que : « Quelques voisins d'Israël vivent à l'âge féodal ; d'autres subissent une dictature militaire ; un autre connaît encore l'esclavage : c'est Israël, avec ses colonies collectivistes et ses villages coopératifs, qui est qualifié de réactionnaire ».

La gauche, celle dont on voit les membres à la tête des manifestations contre la guerre du Vietnam, contre la répression en Bolivie ou au Pérou, contre les massacres du Congo, d'Angola ou d'ailleurs, s'est donné une raison. C'est précisément parce qu'elle refuse qu'en Asie du Sud-Est une nation puissante brise un petit peuple qu'elle refuse qu'au Moyen-Orient, une autre nation, ou coalition de nations, détruise un autre petit peuple.

« Nous devons (continue le même Daniel Mayer) - comme pour Cuba - briser le blocus moral - et injuste - qui est un facteur de guerre ».

L'appel des intellectuels français est du même cru. Après avoir déclaré que ses signataires « croient avoir montré qu'ils étaient des amis des peuples arabes et des adversaires de l'impérialisme américain », il prend fait et cause pour Israël. Cet appel fut signé par des personnalités comme Sartre, Jouffa, Simone de Beauvoir, Laurent Schwartz, Claude Roy, Picasso, etc..., autant de « têtes de listes » de la gauche.

D'autres n'ont même pas pris la peine de faire semblant de justifier leur position sur le conflit judéo-arabe par celle qu'ils prennent face au problème vietnamien. Bien au contraire. A la réunion d'information des signataires de l'appel des intellectuels, Claude Lanzmann, tout en rappelant qu'il a pris part à la lutte contre la guerre d'Algérie, s'écris « Va-t-on un jour n'obliger à crier « Vive Johnson si les États-Unis sont les seuls à s'opposer à l'extermination d'Israël ? ». Puis répondit aussitôt : « Oui, je suis prêt à le faire ».

Claude Bourdet, situé naguère sur la gauche du PSU, intervenant il est vrai au moment où la victoire israélienne acquise a déjà tempéré les passions, admoneste certes Israël de ne pas abuser de sa victoire. Mais il commence son article en écrivant : « L'armée israélienne est victorieuse : tant mieux, car la victoire arabe aurait été infiniment dangereuse ».

Il serait possible d'aligner d'autres citations, différentes peut-être quant à la forme, mais aussi monotones quant au contenu. Elles prouveraient toutes que la gauche non stalinienne a intégré pleinement le vaste front unique de fait qui, de Tixier-Vignancourt à Picasso, s'est constitué pour défendre et soutenir « l'héroïque combat » de l'Israël « démocratique » contre les Arabes « fascistes ». Certes les individus marquants de cette gauche n'ont pas poussé l'indécence jusqu'à assister à la manifestation de solidarité en faveur d'Israël pour écouter les péroraisons d'un général Koenig, d'un Bourgès-Maunoury, ou d'autres baron de Rothschild et Bleustein-Blanchet. Ils n'ont pas aligné leurs noms en bas des déclarations de Tixier-Vignancourt ou de Soustelle. Mais tout ce qu'ont dit ou écrit les uns et les autres, ils auraient eux-mêmes pu l'écrire, s'ils ne l'ont pas écrit.

D'où venait cette quasi-unanimité nationale ? Quel était le dénominateur commun sur lequel se retrouvait l'ensemble ou presque de l'éventail politique français ?

C'est que de la gauche à extrême droite, toutes ces organisations, tous ces hommes reflètent le même milieu social, la même classe : la petite-bourgeoisie. Cette petite-bourgeoisie est large d'idées. Elle admet aussi bien les uns que les autres, elle se reflète, elle se retrouve un peu dans chacun d'eux. Tout est une question de moment, d'occasion, d'affinité.

Mais, en cette occasion, ce milieu a pris position, clairement, sans équivoque et parfois activement. Son racisme anti-arabe latent a eu là la possibilité de se cristalliser et trouve un exutoire dans les actes. Plusieurs dizaines de milliers de manifestants ont participé au meeting et au défilé en faveur d'Israël. Vianson-Ponté notait dans « Le Monde » qu'alors que le Comité du Milliard pour le Vietnam n'a réuni que cent trente millions au bout de six mois d'efforts, les fonds de solidarité pour Israël ont réuni ce milliard en trois jours ; et sans difficulté. Pendant que le petit-bourgeois moyen se contentait de s'indigner des méfaits de Nasser, les plus actifs commencèrent déjà les ratonnades avec la sympathie compréhensive des passants. Pendant quelques jours, il ne faisait pas bon, en France, d'être Arabe.

Pour la première fois depuis longtemps, la gauche a senti ce qu'est la pression de la petite-bourgeoisie, non pas sous sa forme quotidienne, insidieuse, mais sous sa forme violente, active, destructive.

« L'opinion publique'', l'expression des désirs, des sentiments de la petite-bourgeoisie n'acceptait plus, sur les problèmes qui la préoccupaient, ni largeur d'idées, ni finasseries. Elle exigeait des réponses claires, des positions nettes. Et les représentants politiques et intellectuels de la petite-bourgeoisie, qu'ils aient été de gauche ou de droite, qu'ils se soient déclarés par le passé pro-arabes ou anti-arabes, plièrent devant cette puissante manifestation de leur « opinion publique », de leur base sociale, de leur classe.

Toutes proportions gardées, tant du point de vue de l'ampleur que de celui de la durée, cette manifestation violente des sentiments de la petite-bourgeoisie est analogue à celle qui, en 1939, a fait plier une partie de la gauche et a broyé le reste.

Il n'y a pas jusqu'à l'attitude du Parti communiste qui ne rappelle, quoique sous une forme atténuée, en quelque sorte embryonnaire, la situation de 1939. La première réaction du PC devant le conflit imminent fut de reprendre la ligne politique soviétique en attaquant par la plume d'Yves Moreau, sans ménagement et sans nuances, Israël et ses bailleurs de fonds impérialistes. Le soutien du PC englobait d'ailleurs non seulement les masses arabes, mais aussi les régimes les plus réactionnaires, les plus pourris. Mais jour après jour, la position du Parti s'assouplit et sans qu'il soit possible de parler de changement d'orientation, l'accent fut mis sur le « droit de l'État d'Israël à l'existence ».

C'est que le Parti a été soumis à la pression du même milieu, de la même base sociale. « L'humanité » elle-même se sentit obligée de publier quantité de lettres de lecteurs indignés ou simplement ne comprenant pas qu'un « parti national puisse prendre des positions aussi contradictoires à « l'opinion publique nationale ».

Ce que sa base sociale lui reprochait confusément, d'une façon dispersée, fut formulé par ses partenaires de la SFIO qui, cette fois-ci, se sentait le vent en poupe.

Christian Pineau, dirigeant de la SFIO (ministre des Affaires étrangères pendant la crise de Suez, soit dit en passant) n'a pas laissé passer une si belle occasion pour écrire : « reste les communistes, et j'avoue ma déception. Leur hostilité à l'égard d'Israël n'a aucune justification d'ordre national. Ainsi nous trouvons-nous ramenés à des années en arrière, à une époque où le Parti communiste pouvait, à juste titre, être accusé d'être une simple succursale du PC soviétique. Les Russes ont leurs intérêts au Moyen-Orient. Ils les défendent comme ils croient devoir le faire. Ceci est un autre problème. Mais un parti, qui s'affirme national et s'indigne quand on lui conteste ce qualificatif, n'a pas le droit de s'aligner ainsi sans discernement sur la politique d'un pays étranger ».

Langage clair d'un homme politique bourgeois lucide, celui de Christian Pineau est significatif et pas seulement parce qu'il exprime les limites de la confiance que la bourgeoisie française peut accorder à un parti incapable de trouver en pareille occasion son indépendance totale vis-à-vis de Moscou. Il permet aussi de saisir la responsabilité du Parti non seulement pour ses propres déboires, mais aussi pour le déferlement nationaliste général.

La tension à laquelle fut soumise le Parti n'eut pas de conséquences graves pour lui, car la crise elle-même fut de courte durée, et elle se termine au gré de « l'opinion publique ». Mais si la crise s'était prolongée, ou si Israël avait été battu, on aurait vu une fraction importante du Parti politiquement et moralement désarmée devant des bandes fascistes matraquant les militants au nom de l'indépendance d'Israël.

Le Parti aurait payé, comme en d'autres occasions en 1939, ou sous une forme plus atténuée en 1947, les frais de sa propre politique.

Précisément pour pouvoir « s'affirmer national », pour être en droit de « s'indigner quand on lui conteste ce qualificatif », le Parti a axé sa politique, son langage même sur le petit bourgeois chauvin. Flattant ses sentiments, ses aspirations, même en ce qu'il avait de plus bassement nationaliste, le Parti a abandonné à tel point tout langage internationaliste, il a tellement pris l'habitude d'être porté par la vague puissante de « l'opinion publique » nationale, que s'il lui arrive d'être obligé de nager à contre-courant, personne, pas même, surtout même, ses propres militants, sa propre base ne le comprennent plus. En 1939, cet antagonisme entre la politique imposée à sa direction par le Kremlin et les aspirations de sa base sociale a fait éclater le Parti. En 1967, les choses n'en sont pas arrivées là. Mais l'explosif était posé et la mèche déjà allumée.

Pour les révolutionnaires, les leçons de la crise de mai-juin ne se limitent pas à cela. Les organisations révolutionnaires baignent finalement dans ce même milieu petit-bourgeois érosif et disloquant.

Les trotskystes payèrent cher eux-mêmes en 1940 la vague nationaliste, l'emballement patriotard de « l'opinion publique ». Ils le payèrent finalement au prix de l'effondrement de l'Internationale.

A cet égard l'été 1967 aura été la répétition de ce que pourrait être, de ce que sera, amplifiée à l'infini en durée et en intensité, la pression petite-bourgeoise en cas de crise grave. L'avertissement doit être compris, la leçon retenue. Le mouvement trotskyste ne peut plus se permettre un nouveau 1940.

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