Vieille europe et « gauche nouvelle »26/03/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Vieille europe et « gauche nouvelle »

« L'Europe est définitivement sortie des rêves généraux ou hypocrites de ses promoteurs démo-chrétiens pour devenir une réalité économique ; avant la crise, les problèmes discutés à Bruxelles étaient encore des problèmes diplomatiques. Ils en sont maintenant au stade des problèmes de politique intérieure ».

Cette phrase résume parfaitement les conceptions exprimées dans les numéros de « France-Observateur » des 28 février et 7 mars par Serge Mallet, « l'économiste » nouvelle vague à la mode. Pour lui, alors que « la crise anglo-française a soulevé partout les inquiétudes les plus vives quant à l'avenir du marché commun », « on ne peut expliquer le maintien des accords établis que par un simple constat : la réalité du marché commun est d'ores et déjà irréversible ».

On peut tout d'abord s'étonner de ce raisonnement parfaitement gratuit. Dire qu'en d'autres temps, en d'autres circonstances, jamais une conférence internationale n'aurait résisté à un tel bouleversement » c'est émettre un jugement qui laisse complètement de côté le fond du problème pour n'en considérer que l'aspect purement formel. Et sur le fond du problème, on comprend mal pourquoi les partenaires de de Gaulle auraient remis en question l'Europe des six parce que celui-ci refusait d'y admettre un septième membre, pourquoi ils auraient posé le problème sous la forme 7 ou rien (peut-être, pourquoi pas, parce que le chiffre 7 est bénéfique !).

Pour Mollet, le trait caractéristique du marché commun à l'heure actuelle, et ce qui fait sa « réalité irréversible », c'est « l'intégration réalisée par les groupes économiques », intégration qui serait d'une nature différente des « cartels du début du siècle » qui étaient « des structures fragiles car elles ne réalisaient pas une véritable intégration des entreprises, des moyens techniques de production ».

« De plus en plus - nous dit-on - les grandes firmes sont ainsi amenées à constituer des filiales communes pour l'exploitation de tels ou tels brevets, comme pour la mise en commun du pool de recherches sur une production déterminée. Ces filiales jouissent souvent d'une véritable situation de monopole, y compris par rapport à leurs maisons mères ». Et pour appuyer ses dires, Mallet cite le cas de la « Société Industrielle du Zirconium » créé par les firmes Péchiney, Degussa, Metallgesellschaft et Montecatini.

Pour arriver à leurs fins, les novateurs en tout genre, et on va le voir, Serge Mallet n'échappe pas à la règle, usent généralement de deux procédés d'ailleurs assez voisins. Ou redécouvrir en leur attribuant le mérite de la jeunesse les vieilles théories réformistes du XIXe siècle, ou considérer des phénomènes sociaux décrits depuis longtemps déjà comme des facteurs nouveaux en grossissant au besoin leur importance. On peut même dernière ficelle, accoler aux vieux mots le préfixe « néo » de manière à faire passer le contradicteur éventuel pour une vieille barbe.

Pour en revenir à l'Europe de Mallet, est-ce que ce phénomène « d'intégration des entreprises » est un phénomène général, touchant l'ensemble de la production ? Certainement pas. Et Mallet le constate lui-même quand il dit « certains secteurs n'ont pu aller jusque là ; c'est notamment le cas de ceux qui, orientés sur des biens de consommation dont la demande est à peu près identique dans les différents pays, ont vu, avec l'ouverture des frontières » (soit dit en passant, il serait plus juste de parler d'entrebâillement) « s'exacerber la concurrence ». L'exception est de taille !

En fait, cela se conçoit aisément, et l'exemple du Zirconium donné par Mallet est en ce sens excellent, c'est surtout dans les nouvelles branches d'industrie que cela est possible et rentable pour les différents capitalistes, parce qu'il n'y a pas de concurrence préexistante, et parce que cela permet de créer des ensembles industriels rentables à l'échelle moderne.

Mais s'agit-il là d'un phénomène nouveau, différent fondamentalement des « cartels du début du siècle » ? En réalité, lorsque Mallet décrit ceux-ci comme se limitant « souvent à des « holdings » financiers, assortis de clauses de partage des marchés », il pèche par omission. Il lui est alors facile, en ne décrivant que l'un des aspects du phénomène de considérer les autres comme quelque chose de nouveau.

Mais lorsque Lénine écrivit en 1916 son « Impérialisme, stade suprême du capitalisme », il donne comme trait caractéristique de celui-ci l'exportation des capitaux par les puissances impérialistes. Et ces exportations avaient lieu non seulement vers les pays du tiers monde, mais au sein des pays européens « avancés ». Il donne d'ailleurs l'exemple des deux grands trusts de l'électricité, - industrie jeune de l'époque, - la société américaine G.E.C°, et la société allemande A.E.G., et il montre comment dans tous les autres pays du monde les sociétés d'électricité étaient plus ou moins dépendantes de celles-ci. C'est-à-dire que dans chacune d'elles il y avait participation soit de capitaux américains, soit de capitaux allemands. Il y avait même depuis 1907 un accord sur les zones d'influence respectives de chacun des deux grands, et, écrit Lénine « un échange d'expériences et d'inventions s'institue ». C'est justement là une des choses que Mallet dans son expose affecte de considérer comme entièrement « nouvelle ».

Les Mallet du début du siècle, s'ils parlaient le même langage alambiqué que leurs petits enfants ont dû longuement parler « d'intégration des entreprises » et de « réalité irréversible » avant que ne leur tombe sur le nez la gifle de la première guerre mondiale.

Car cette référence à « l'Impérialisme » ne montre pas seulement combien Mallet a tort en parlant de phénomène nouveau, il montre surtout ce que ces accords entre trusts ont de fragilité, et comment ils ne sauraient être qualifiés d'irréversibles.

Car ces accords, qu'ils visent à partager des zones d'influence ou à créer des filiales communes sont déterminés par l'état du rapport des forces entre ces différents trusts et ce rapport de force est loin d'être une constante. Il évolue tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, rendent souvent nécessaires de nouveaux accords... ou des désaccords.

Enfin, et c'est là le point capital, l'existence de sociétés ou de filiales « internationales » (ou « européennes » dans le cas qui nous intéresse) n'enlève rien au caractère national des différentes bourgeoisies. De telles sociétés existent depuis longtemps, elles sont un des aspects du monde impérialiste, mais elles n'en sont pas le trait essentiel. Ce sont toujours les intérêts des différentes bourgeoisies nationales qui sont politiquement déterminants. L'idée que l'interpénétration de capitaux de différentes nationalités supprimerait les frontières nationales est justement une des vieilles idées du réformisme, et cela n'a rien d'étonnant, ce n'est que la reprise par des « idéologues socialistes » de l'idéologie bourgeoise en ce domaine.

Mallet qui s'extasie tant sur le « néo-capitalisme », sur le « capitalisme d'organisation », entendez sur l'intervention de l'état dans la vie économique, ne se rend pas compte que cette ingérence, au lieu de permettre aux technocrates de planifier à leur gré et de mener l'europe vers une unité économique et politique réelle, est l'un des symptômes qui montrent le mieux pourquoi cette unité est en fait impossible dans le régime capitaliste.

Si l'État intervient de plus en plus dans la vie économique, c'est que cette intervention est une nécessité vitale pour la bourgeoisie. Ce n'est de plus qu'un des aspects de la fusion entre l'État et les comités d'administration des trusts et des monopoles. L'étatisme dans l'économie de monopole c'est la monopolisation de l'État. Le libre-échange européen n'a rien de commun avec le libre-échange du capitalisme naissant, ce n'est qu'un libre-échange de période de rémission entre deux crises. Mais que la conjoncture économique se modifie, et l'on verra toutes les bourgeoisies nationales chercher le salut derrière leur État-médecine respectif, derrière les vieilles recettes du protectionnisme.

Mais les Serge Mallet voient l'avenir sans catastrophe. Si les staliniens croient la chose possible à cause de la « puissance du camp socialiste », les réformistes de France-Observateur et d'ailleurs mettent leurs espoirs dans une Europe neutraliste et forte. C'est leur « coexistence pacifique » à eux. Et quand Mallet écrit « colletons nous avec le néo-capitalisme », c'est embrassons-le qu'il veut dire.

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