Socialisme, agrovilles , et Spoutniks09/01/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Socialisme, agrovilles , et Spoutniks

Après une vive campagne de presse au cours de laquelle les doléances d'agronomes et de kolkhoziens furent exposés, le ministre de l'économie rurale ne vient d'être destitué.

De tous côtés les critiques fusent : les tracteurs manquent en période de grands travaux, une grosse partie de la récolte se perd faute d'être engrangée ; l'incroyable incurie des bureaucrates multiplie les difficultés. Le bilan pour l'année 1960 est si médiocre qu'il a fallu trouver un bouc émissaire car l'échec de la politique agricole est par trop voyant. L'état d'un cheptel qui en 1960 comptait à peine autant de têtes qu'en 1928, sa basse productivité entraînant un approvisionnement insuffisant des villes, font de ce secteur le point faible d'une économie par ailleurs en expansion rapide.

Depuis la Révolution d'octobre, les rapports entre le pouvoir et la paysannerie marquèrent l'essentiel du développement économique et politique de l'URSS.

En effet si la politique agraire des bolcheviks avait apporté à la révolution l'appui total de la paysannerie pauvre, l'absence à peu près totale de biens de consommation d'origine industrielle contre lesquels sont échangés leurs produits, puis les réquisitions forcées du temps de la guerre civile, incitèrent les paysans à restreindre leurs cultures au strict nécessaire à leur consommation personnelle. Aussi, dès l'année 1921 la famine s'étendit sur le pays. La NEP, nouvelle politique économique, permit alors par le retour au libre marché et par le stimulant de l'intérêt individuel qui l'accompagne de relancer la production agricole. Mais l'enrichissement d'une partie de la paysannerie n'allait pas sans problème. L'influence que ces paysans enrichis, les koulaks, prirent sur les organisations de base du Parti dans les campagnes, contribua pour beaucoup à sa bureaucratisation cette période. Le Parti ne s'attaqua à ce problème que lorsqu'il prit l'État à la gorge. Ne pas lever assez d'impôts ne permettait pas à l'industrie de progresser suffisamment pour fournir ses produits en échange des fournitures agricoles. En 1928, éclata la crise du « stockage » : les koulaks refusaient de livrer leur blé. Alors commença la longue lutte de « l'élimination du koulak en tant que classe », c'est-à-dire l'assassinat collectif de milliers de paysans. Le pouvoir d'état regroupa par la force les paysans en kolkhozes, et en sovkhozes, fermes d'état. Il créa donc des coopératives d'achat et de vente dans l'espoir de pouvoir enfin s'assurer le contrôle agricole. Mais plutôt que d'accepter la collectivisation forcée, les paysans abattirent plus de la moitié du cheptel et cessèrent de planter le blé. Après une lutte qui ne fût brisée que par des déportations massives vint la résistance passive : plutôt que de livrer aux coopératives de vente de l'État à des prix bas, les kolkhozes produisirent à peine le nécessaire.

La collectivisation forcée fut cependant présentée comme une tentative de « socialisation » des campagnes. Et, à première vue, les structures apportées ressemblaient à celles prévues par le programme socialiste. Une des premières tâches d'une société qui veut abolir les classes n'est-elle pas de faire disparaître les différences entre les villes hypertrophiées et les campagnes arriérés et isolées ? Les coopératives sont un progrès dans ce sens. De même elles permettent par le remembrement des terres une exploitation mécanisée beaucoup plus systématique et par conséquent plus productive. Mais ces « structures » nécessitent un niveau supérieur de la production industrielle : biens de consommation pour satisfaire les besoins élémentaires, tracteurs, machines, engrais, etc... pour industrialiser les campagnes. Et si les biens de consommation manquaient les moyens de production étaient tout aussi rares : la quantité d'engrais par hectare, le nombre de tracteurs et leur qualité n'égalaient pas et de fort loin ceux de l'Europe occidentale. De plus, là comme ailleurs, on assistait à une forte bureaucratisation (en 1953 sur 350 000 agronomes la moitié travaillent dans les bureaux, 50 000 dans les SMT et 18 500 seulement dans les kolkhozes)

Or à un faible niveau d'industrialisation ces formes deviennent des caricatures de socialisme. Le kolkhoze ressemble à un camp de travail. Bien plus, sans mécanisation, la production agricole est supérieure avec le régime de la petite parcelle.

Ce qu'on appelle la « tendance à l'individualisme du paysan russe » exprime simplement cette loi économique.

La bureaucratie russe incapable d'avoir une politique misant sur l'avenir a toujours vis-à-vis de la paysannerie oscillé entre ces deux extrêmes. On essaiera d'abord de donner avec le moyen de mieux vivre, l'envie de produire davantage. Chacun aura le droit de conserver un lopin de terre et quelques animaux et sera autorisé à vendre ses produits sur le marché libre kolkhozien à des prix bien supérieurs à ceux du marché officiel. Mais bientôt les lopins produisirent tant que leur production dépassa celle des kolkhozes restée stationnaire. Bien plus, les inégalités entre les kolkhozes apparurent. Il y eut des kolkhozes pauvres et des kolkhozes millionnaires. À cette situation la bureaucratie voulut remédier en instaurant des livraisons obligatoires sur le produit des parcelles, des impôts sur le cheptel privé, la surtaxation des kolkhozes d'avant-garde, en agitant la menace de regroupement des kolkhozes en agrovilles afin de faire disparaître tout individualisme. Il en est résulté un abaissement de la production sur les parcelles sans qu'elle augmente par ailleurs. Tous les essais de réorganisation ont jusqu'à présent échoué et ce n'est pas faute de tentatives. Les MTS (stations de tracteurs) furent d'abord renforcées pour voir ensuite leur matériel vendu aux kolkhozes. Un plan de défrichement des terres vierges du Kazakhstan fût lancé (350 000 volontaires) . Les deux premières récoltes furent brillantes mais les deux dernières firent plus que décevoir. Aux dernières nouvelles d'autres mesures de réorganisation sont prévues : plan d'irrigation, formation d'un district des terres vierges, etc.

Mais ces réformes, pas plus que les précédentes, ne résoudront le problème de l'agriculture soviétique. Car ce n'est pas l'imagination qui manque, mais les produits industriels. Si les Spoutniks peuvent faire illusion au firmament, les difficultés de l'agriculture soviétique, conséquence du bas niveau de la production industrielle en biens de consommation, montre les limites du « socialisme dans un seul pays ».

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