Les milices ouvrières17/10/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les milices ouvrières

Depuis plusieurs mois, le rythme de la vie politique française est marqué par les explosions des charges de plastic.

Les premières ne visaient que des édifices publics, ou des hommes appartenant aux milieux et partis soutenant officiellement le régime gaulliste, mais plus récemment, les plastiqueurs s'attaquaient à des organisations ouvrières, en même temps que la répression contre les Nord-Africains s'accentuait, et qu'à la faveur de celle-ci on voyait la police s'enhardir à venir opérer à la porte des usines, ce qu'elle évitait le plus possible jusque là.

Devant cet état de fait, syndicats et partis ouvriers ont lancé des appels à la vigilance, et à l'union contre les factieux, mais en se gardant bien d'essayer d'organiser effectivement les travailleurs pour cela. Seul le Parti Socialiste Unifié a osé parler d' « organisation autonome d'auto-défense ».

Puisque l'on sait bien que ce n'est pas sur l'État bourgeois qu'il faut compter pour lutter efficacement contre les activistes, puisque toute la gauche reconnaît que le régime gaulliste et sa police sont complices de l'OAS (même si celle-ci ne leur épargne pas ses coups), la formation de milices ouvrières devrait apparaître comme la condition nécessaire pour pouvoir entreprendre une lutte valable contre l'extrême-droite. En réalité toutes les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, et le PCF en tout premier lieu, se contentent « d'exiger », au moyen de pétitions, le châtiment des factieux, et justifient le fait de ne pas aller plus loin en affirmant que la création de ces milices entraînerait l'interdiction du parti qui les organiserait. Mais cette justification n'est qu'une tentative de mystification. Les milices ouvrières ne sont pas une chose aussi difficile à réaliser, aussi extraordinaire que l'on veut bien nous le dire ; et l'histoire est là pour nous montrer qu'il est peu de grandes luttes prolétariennes au cours desquelles elles ne soient pas apparues plus ou moins spontanément.

De toutes ces milices, la plus célèbre fut sans doute la Garde Rouge qui joua un rôle des plus importants en Octobre 1917. En effet si l'immense majorité de la garnison de Pétrograd était favorable aux bolchéviks et inutilisable parle gouvernement de Kérensky, elle resta souvent passive, et la plus grande partie du travail actif de l'insurrection fut accompli par les détachements d'ouvriers en armes. Mais avant de connaître le triomphe, la Garde Rouge dut s'organiser et s'entraîner sous les gouvernements bourgeois qui se succédèrent de février à octobre 1917. Si immédiatement après le renversement du tsarisme le rapport de forces était tel qu'il n'était pas question d'empêcher les milices de s'organiser, la situation se dégrada considérablement à la suite de l'échec des Journées de Juillet. Les bolchéviks furent alors traqués, leurs meilleurs militants emprisonnés ou réduits à l'illégalité. Mais si elle souffrit de cette situation la Garde Rouge n'en continua pas moins d'exister, se dissimulant le plus souvent sous l'aspect de simples milices d'usines se chargeant de la défense de l'entreprise, et jamais on ne put la faire disparaître légalement.

Dans l'Allemagne des années 1930 à 1933, les organisations ouvrières opposaient leurs propres troupes aux Sections d'Assaut nazis. L'Union des Combattants du Front Rouge qui dépendait du PC et le Front de Fer socialiste groupaient des dizaines de milliers de travailleurs. Jusqu'en 1933 personne ne put les dissoudre : lorsque le Front Rouge fut interdit l'Action Antifasciste qui naquit quelques jours plus tard lui ressemblait trop pour qu'on puisse s'y tromper. Si finalement Hitler triompha, ce ne fut pas à cause du manque de valeur des milices, mais à cause de la politique erronée des partis ouvriers qui refusèrent le combat.

Il y avait bien sûr une grande différence entre les détachements de la Garde Rouge possédant jusqu'à des automitrailleuses, et les milices allemandes qui légalement n'étaient pas armées. Suivant les conditions historiques, le rapport des forces, les milices ouvrières peuvent prendre des aspects bien différents. Entre la véritable armée ouvrière d'Octobre 1917, et des groupes de surveillance ne possédant que leurs poings nus, il existe une infinité de possibilités.

Il est certain qu'une organisation ne peut que dans des circonstances exceptionnelles organiser publiquement des milices ouvrières et le reconnaître ouvertement, mais on a de tous temps utilisé des couvertures comme les sociétés sportives de gymnastique ou de tir qui permettent l'organisation et l'entraînement des militants dans la légalité. Que les milices ouvrières n'apparaissent pas comme dépendant organiquement d'un parti politique n'est d'ailleurs pas seulement une fréquente nécessité légale, mais aussi une chose à souhaiter, du point de vue politique. En effet, ces milices ne sont pas l'organisme de défense d'un parti, mais de la classe ouvrière, et elles doivent apparaître comme telles à celle-ci, c'est-à-dire être des organes de front unique, de démocratie ouvrière,

Aujourd'hui, dans la Métropole, on pourrait efficacement engager la lutte contre l'OAS sans un grand déploiement de forces. Si les fascistes se sentaient constamment surveillés, épiés par une population qui les vomit, nul doute que l'extrême-droite aurait déjà beaucoup plus de difficultés pour recruter, alors qu'actuellement, chaque attentat réussi et impuni contribue à donner à ses militants une mentalité de surhomme. Le Parti Communiste a su, parce que cela entrait dans le cadre de sa politique créer des comités anti-fascistes, bavards et inactifs. Il ne serait pas plus difficile légalement d'utiliser de tels comités pour organiser dans chaque usine, dans chaque quartier les embryons d'une milice ouvrière.

Mais pour organiser, pour créer ces milices, il faut d'abord le vouloir, et ensuite faire de la propagande à leur sujet. On ne peut peut-être pas reprocher au PC de ne pas organiser de milices, mais ce qu'on peut lui reprocher, c'est de ne pas proclamer la nécessité de celles-ci, et de ne pas axer toute son agitation sur ce point.

En fait, le refus de créer des milices n'est pas dû à la difficulté ou à la peur, c'est un refus politique. Car même si les organisations de gauche donnaient à celles-ci les buts les moins dangereux possible pour la bourgeoisie, les plaçaient uniquement sur le terrain de la « défense républicaine », elles n'en resteraient pas moins pour la bourgeoisie un danger considérable.

Si tout a été fait en Espagne en 1936 pour intégrer les milices dans l'armée républicaine, si le PCF a rendu un fier service à de Gaulle à la « libération » en dissolvant les milices patriotiques, c'est justement à cause du danger que représente une forme autonome d'organisation du prolétariat, même sur une plate-forme politique bourgeoise, en constituant pratiquement un embryon de dualité du pouvoir.

C'est pour cela que les réformistes de tout poil sont prêts à sacrifier l'existence de leurs propres organisations plutôt que d'engager une lutte efficace contre l'extrême-droite, c'est pour cela aussi que la lutte du prolétariat contre le fascisme devra se mener par-dessus ses organisations traditionnelles.

En attendant, il est nécessaire et urgent d'utiliser toutes les formes d'organisations existantes, syndicat, club sportif d'entreprise, etc. pour mettre en place l'ossature des futures milices et, ouvertement, en défendre la nécessité auprès des travailleurs.

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