Les jésuites à Saint-Denis21/05/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les jésuites à Saint-Denis

Le 34e Congrès de la CGT s'est ouvert à Saint-Denis sous le signe de l'Unification syndicale. Non plus seulement la simple unité d'action tant de fois proclamée , mais l'unification de toutes les centrales en une seule.

Le rapport préliminaire de B. Frachon se termine par un grandiloquent mot d'ordre « Une seule classe ouvrière ! Une seule organisation syndicale ! »

Est-ce là une orientation sincère ou même, tout simplement nécessaire, de la Confédération Générale du Travail ?

Est-ce seulement une envolée oratoire pour commencer avec emphase un congrès qui se voudrait grandiose ?

Ce qui est certain, c'est que dans les usines, sur les chantiers, dans les bureaux, le souffle puissant d'unité de Benoît Frachon n'a pas encore fait remuer un cheveu de la tête des travailleurs. Si par-ci, par-là, quelques délégués ont puisé dans les colonnes de « L'Humanité » la conviction que de grands changements étaient en train de s'opérer, ils sont tout étonnés de ne pas enregistrer l'écho de Saint-Denis auprès des syndiqués, et encore bien moins auprès des travailleurs.

Pour s'unir, il faut être plusieurs. Les autres, les dirigeants de la CFTC et ceux de FO notamment, sont-ils décidés à fondre leur organisation avec celle de la CGT ? Certains ont vu dans le départ de Bothereau du secrétariat général de la CGT-FO l'indice d'une poussée unitaire des jeunes cadres de cette organisation. Qu'il y ait à « Force Ouvrière » quelques éléments qui pensent pouvoir se tailler une place dans la bureaucratie d'une centrale unifiée cela est possible. Mais jusqu'à présent l'attitude des dirigeants FO a été farouchement hostile non seulement à l'unification syndicale mais à la simple unité d'action. Quand, dans certains mouvements revendicatifs l'unité d'action s'est réalisée c'est que les travailleurs, dans leur grande majorité non syndiqués, contraignaient les syndicats, par leur action, à se solidariser à leur lutte sous peine de se trop discréditer. Mais il suffisait d'une simple élection de délégués, ou d'un différend autour de la gestion des fonds d'un Comité d'Entreprise pour que les querelles les plus sordides reparaissent sans aucun souci de l'unité. Ceux qui s'intéressent aux problèmes de l'unité syndicale, à la lecture de la presse en savent beaucoup moins sur ce sujet que les travailleurs qui, chaque jour, constatent sur le lieu du travail la division syndicale.

Dans la plupart des entreprises, une organisation comme FO n'existe qu'à la faveur de la scission. Le squelettique appareil qu'elle peut mettre en place suffit tout juste à la faire apparaître dans les tractations avec les directions d'entreprises, seules circonstances où, malgré une représentativité quasiment nulle, elle traite avec autant d'autorité que la CGT, quand la CGT n'est pas exclue des discussions.

Il est bien évident que les dirigeants de FO connaissent le sort qui les attendrait dans une centrale unifiée, et ils ne sont nullement pressés de se voir absorbés pas un appareil qui aurait tôt fait de les étouffer, à l'exception de quelques éléments tolérés comme opposants de service d'autant moins dangereux qu'ils apparaîtraient comme une opposition de droite.

En ce qui concerne la CFTC, certains voient dans l'encyclique papale un nouveau tournant qui « lèverait les barrières théoriques qui s'opposaient à la participation éventuelle de la CFTC à une réunification syndicale complète ».

Il faut toute la puissance de raisonnement des théoriciens, étouffés par leur modestie, qui ont introduit en France cette notion de « couches nouvelles », toute la prétention pseudo-intellectuelle de gens qui se qualifient eux-mêmes de sociologues et qui d'une plume empâtée on rayé avec beaucoup de désinvolture non seulement la lutte des classes mais jusqu'à l'existence même des classes, pour ignorer sans aucun scrupule le rôle social de l'Église. L'Église c'est un support idéologique et non des moindres de l'exploitation et de l'oppression des classes dirigeantes. Quand les travailleurs ont commencé à prendre conscience de leur situation d'opprimés et commencé à s'organiser en syndicats l'Église a aussitôt compris la nécessité de créer des organisations concurrentes pour soustraire une fraction des travailleurs à l'influence de l'idéologie socialisante, pour les maintenir dans la soumission. Les syndicats chrétiens sont apparus non pas pour aider les travailleurs à réaliser leurs objectifs de classe, mais pour les détourner de la lutte de classe.

Quand certains prêtres ont envisagé d'aller à l'usine tenter d'évangéliser les travailleurs, l'Église avec beaucoup de prudence et aussi des réticences, a fini par accepter cette expérience. Mais quand la pratique de la lutte de classe a fait prendre aux prêtres ouvriers une attitude qui les éloignait de la soumission, l'Église a su y mettre bon ordre. Que demain l'unité syndicale se réalise contre la volonté de la hiérarchie ecclésiastique, et nous verrons peut-être quelques militants de base, et même quelques dirigeants locaux, rallier spontanément et honnêtement la cause du prolétariat. Mais nous verrons aussi l'Église maintenir, même artificiellement, et même avec des effectifs squelettiques, des syndicats concurrents des syndicats ouvriers, même si ceux-ci sont complètement gangrenés par la bureaucratie. Voir la CFTC renoncer à son rôle de syndicats jaunes, car telle est son origine et tel est son but, c'est se méprendre dangereusement sur le rôle social de l'Église.

Si les deux autres centrales sont si peu désireuse de réaliser l'unification syndicale, il est facile aux vieux routier du syndicalisme stalinien de jouer la carte de la démagogie. Car enfin, Benoît Frachon et les dirigeants de la Confédération Générale du Travail envisage-t-il sérieusement l'unification syndicale ? Le souhaitent-il ?

« Nous avons l'ambition de réaliser l'unité de la classe ouvrière, dit Benoît Frachon, mais nous savons qu'elle ne vient pas sans un dur combat. C'est une bataille qu'il faut gagner... » contre qui ? Contre les travailleurs ? Ou contre une poignée de dirigeants de bureaucraties sans influence ? Benoît Frachon poursuit : « plus la CGT sera puissante, plus ses organisations pénétreront dans toutes les entreprises, plus seront nombreux nos adhérents et grande notre influence, plus nous avancerons vers la solution de ce problème ». En langage clair, cela signifie que l'unification syndicale sera réalisée quand tous les travailleurs auront rallié la CGT. Car une autre force d'unification, Benoît Frachon ne l'envisage pas. La pluralité syndicale est beaucoup plus favorable à la direction du bureau confédéral. N'y a-t-il pas toujours dans FO ou dans la CFTC le traître de service sur qui il est toujours possible de faire retomber la responsabilité d'un échec ou celle de l'inaction.

Beaucoup de travailleurs souhaiteraient voir se réaliser l'unification syndicale. Non pas simplement seulement une simple unité d'action toujours remise en question mais une véritable unité organique. La plupart des militants de la CFTC ou de FO sont par principe hostiles à une organisation syndicale unique. Pour eux c'est une garantie nécessaire de la démocratie. Mais si, pour avoir des garanties démocratiques il faut avoir autant d'organisations que de tendances, n'est-ce pas là la preuve du manque de démocratie syndicale ? Les militants de la CGT, ne cachent pas leur opinion de voir se réaliser l'unité sous leur bannière en éliminant toutes les oppositions qui, d'après eux, ne peuvent être que des oppositions anti-ouvrières. Dans ces conditions l'unification syndicale est-elle souhaitable ? Vouloir répondre à cette question c'est affirmer une opinion en dehors de la réalité. L'unification syndicale ne se fera pas par la volonté d'entente des différentes directions actuelles. Une telle entente est absolument exclue car aucune des bureaucraties syndicales n'a intérêt soit à se saborder au profit d'une autre, soit à endosser seule la responsabilité des luttes ouvrières et surtout de la stagnation du mouvement ouvrier. Ce qui est souhaitable c'est l'unité de la lutte prolétarienne jusques y compris l'unification de ces organisations syndicales. Mais pour que ce souhait devienne réalité, il ne faut pas compter sur le désir d'entente des dirigeants actuels des différentes centrales syndicales. L'unification syndicale ne peut qu'être le fruit d'un grand courant d'actions dépassant largement les effectifs des syndicats qui, à l'heure actuelle, ne dépassent guère le dixième de ceux du monde du travail.

Prise comme le résultat d'une entente ou de compromis entre les différentes directions syndicales, l'unification syndicale est absolument impensable.

Par contre, si l'action de la classe ouvrière prenait une certaine envergure au point de poser le problème du régime, il est bien certain que l'unification syndicale deviendrait le problème crucial du mouvement syndical. La grève des mineurs a montré que lorsque l'action se généralise et tient le pouvoir d'État en échec, les syndicats sont obligés de rester solidaires sinon unis. Non pas pour faire échec à l'adversaire de classe, mais pour ne pas s'occuper des masses en lutte et en garder le contrôle. Un mouvement de l'ampleur de celui des mineurs, mais s'étendant aux principaux secteurs clés de l'économie, poserait presque automatiquement le problème de la réunification syndicale. C'est seulement sous une pression puissante du mouvement ouvrier que la réunification syndicale est possible. C'est d'ailleurs sous une telle poussée qu'elle a été possible en 1936.

L'unification syndicale serait un immense avantage pour les travailleurs à condition toutefois qu'elle s'opère sous la condition d'un contrôle des travailleurs sur leurs organisations et non sous celles d'un dictat de la bureaucratie syndicale sur le mouvement ouvrier. L'unification syndicale n'est possible que sous la poussée d'une vague puissante du mouvement ouvrier. Mais cela n'est pas suffisant. Encore faut-il que les travailleurs, en lutte pour leurs revendications économiques aspirent à un rôle politique dont la première ambition soit de contrôler leurs propres organisations et en premier lieu leurs organisations syndicales. Si les prochaines luttes ouvrières se déroule sur le terrain de l'action revendicative il y a fort à parier qu'elles passeront en grande partie par le canal syndical. De toute façon les directions syndicales feront tout pour s'en attribuer le contrôle et les conduire dans des impasses excluant l'intervention politique des travailleurs. Dans cette éventualité, elles seront obligées de rester solidaires et, contraintes et forcées, pourront même aller jusqu'à envisager la réunification syndicale.

Le grand danger pour les travailleurs serait alors de se laisser duper par cette « victoire de l'unité » et de laisser aux dirigeants des centrales unies le soin de diriger leurs luttes.

Pour pallier ce danger le principal mot d'ordre c'est la reconnaissance du DROIT DE TENDANCE. Or, les centrales actuelles, toutes plus démocratiques les unes que les autres condamnent dans leur sein le droit de tendance comme étant, d'après elles, un facteur de division. Il n'y a aucune raison pour que, à la suite d'une réunification bureaucratique c'est-à-dire après s'être partagé entre elles les postes de direction, elles laissent la porte ouverte à de nouveaux cadres en admettant les tendances. Le droit de tendance c'est la seule garantie démocratique d'un syndicalisme unifié car il permettrait aux différents groupements réunifiés minoritaires de ne pas être étouffés par la majorité. Il permettrait surtout aux 90 % de non syndiqués de s'intégrer démocratiquement dans la vie syndicale avec tous les devoirs mais aussi tous les droits et tous les moyens de peser sur l'orientation des syndicats.

Benoît Frachon a raison quand il dit que l'unité syndicale ne vient pas sans un dur combat. Ce qu'il ne dit pas c'est que ce combat, les travailleurs ont à le mener en premier lieu contre les appareils syndicaux qui préfèrent la pluralité syndicale plutôt que d'avoir des comptes à rendre à différentes tendances organisées et soucieuses de contrôler leurs actes et de leur imposer la volonté et les travailleurs du rang.

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