Les contre-coups de Prague08/10/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Les contre-coups de Prague

Au printemps dernier, un dégel tardif mais brutal aurait gagné la Tchécoslovaquie... Cela commença par le limogeage de quelques bureaucrates notoires, en place depuis dix ans. Au mois d'août, malgré les précédentes déclarations de Novotny, la cour suprême réhabilitait Slansky, le principal accusé des procès de Prague. Aujourd'hui William Siroky, Président du Conseil, se voit destitué tandis que, pour consacrer les nouveaux rapports des pays communistes avec le Vatican, Iossif Baran, ex-archevêque de Prague, est libéré après quatorze ans de détention. Enfin, toujours à l'avant garde du progrès littéraire, Aragon vient d'admettre Kafka dans le « Panthéon marxiste ». Il n'en faut pas plus pour que la presse occidentale, enfourchant le cheval de bataille de la déstalinisation, parle de détente et compte les jours de Novotny lui-même. Bien sûr, certains points demeurent obscurs, voire gênants, puisqu'enfin c'est un stalinien patenté qui destitue ou réhabilite d'autres staliniens, au nom de la « déstalinisation ». La contradiction est vite balayée au profit d'une croyance béate dans la débureaucratisation réelle du régime.

S'agit-il avec quelques années de retard d'un alignement sur Moscou ? Et la « déstalinisation » tchécoslovaque est-elle plus réelle que la déstalinisation russe ? Si cela était, comment expliquer la réhabilitation de Slansky qui fût, jusqu'à son exécution, un des plus fidèles et des plus conséquents serviteurs du Kremlin ? En fait, ici comme là, la déstalinisation est un prétexte qui sert de paravent aux péripéties d'une lutte réelle qui se situe sur un tout autre terrain. Nul doute que tous les bouleversements qui interviendront en Tchécoslovaquie dans un sens ou dans l'autre se feront sous l'alibi officiel de la déstalinisation, mais on ne doit pas chercher dans le contenant un indice du contenu.

Des changements s'opèrent en Tchécoslovaquie, dans l'appareil et l'intelligentsia du parti. Ces changements sont l'indice d'une lutte parfois ouverte, le plus souvent souterraine, toujours existante, que se livrent les forces centrifugeuse nationaliste, d'une part, et les forces « moscoutaires », de l'autre. Cette situation n'est pas spéciale à la Tchécoslovaquie, elle est commune à tous les pays du glacis ; mais l'histoire de la Tchécoslovaquie en est une illustration particulièrement éloquente.

Le péché originel de la Tchécoslovaquie remonte au 5 mai 1945, jour où les Tchèques prirent les armes contre l'occupation allemande et « libérèrent » Prague, quatre jours avant l'arrivée de l'armée rouge. Certes, les staliniens tchécoslovaques surent se laver de cette faute d'orgueil en célébrant, chaque année, l'anniversaire de la libération de Prague le neuf mai, c'est-à-dire le jour de l'arrivée des troupes soviétiques. Mais à chaque velléité d'émancipation, les leaders tchécoslovaques surent mettre en lumière cette insurrection. L'autre péché de la Tchécoslovaquie B celui qu'elle devait payer le plus cher B fut d'avoir été en 1945 le pays le plus industrialisés du glacis, possédant déjà un niveau de développement économique et culturel qui l'élevait au rang de nation capitaliste, avec sa bourgeoisie importante bien équipée en cadres nationaux, capitaines d'industrie, spécialistes, etc..., et une classe ouvrière forte par le nombre, la qualification et le degré de conscience.

En fait, au lendemain de la guerre, la fin de l'occupation nazie avait soulevé dans le prolétariat de Tchécoslovaquie, une vague d'aspirations révolutionnaires confuses mais toujours dangereuses aux yeux des bureaucrates du Kremlin. Afin d'éviter tout débordement, la classe ouvrière fut enchaînée à ce qui restait de bourgeoisie nationale, débilitée, compromise par la politique de collaboration avec l'ennemi, et tremblante devant les masses. Ce fut la politique d'Union Sacrée, celle de la « Révolution Nationale et Démocratique » préconisée alors dans tous les pays du glacis et parallèle à celle que Thorez pouvait mener en France à la même époque. Klement Gottwald célébrait la voie tchécoslovaque vers le socialisme... ( « Un nouveau type de démocratie est né, nous l'appelons la démocratie populaire. La vie pratique a ainsi confirmé les prévisions théoriques des classiques du marxisme, selon lesquelles il existe encore une autre voie vers le socialisme que celle qui passe par la dictature du prolétariat et par le régime soviétique. C'est sur cette autre voie que se sont engagées la Yougoslavie, la Bulgarie, la Pologne et aussi la Tchécoslovaquie. » ) Dans cette voie, déclarait-il encore, « nous marchons tous ensemble. Aujourd'hui, elle (la classe ouvrière) règne en commun avec la masse des paysans, avec les classes moyennes urbaines, avec l'intelligentsia laborieuse et avec une partie de la bourgeoisie tchèque et slovaque ». Une partie seulement car il avait bien fallu procéder aux épurations inévitables des « traîtres » et « collaborateurs » servant de boucs émissaires aux autres.

Alors que les staliniens préparaient ainsi la prise de pouvoir pacifique par une fusion complète et progressive de l'appareil d'État et de l'appareil du parti, la bourgeoisie partageait avec soulagement un pouvoir malade, qu'elle espérant bien pouvoir redresser en faisant endosser au PC Tchécoslovaque toutes les mesures impopulaires et anti-ouvrières que nécessitait la remise en route de l'économie nationale. Ainsi, pour n'avoir pas brisé la machine d'État bourgeoise, les staliniens allaient devenir prisonniers de leur propre politique. Les tendances nationalistes se manifestèrent dès le début dans la bureaucratie. Klement Gottwald allait devenir le porte-parole de ces tendances auprès de l'appareil du parti. Cela alla si loin qu'en juillet 1947, le Conseil des ministres tchécoslovaque adopta à l'unanimité té un texte tendant à faire représenter la Tchécoslovaquie à la Conférence de Paris sur la mise en exécution du plan Marshall. Ce fut la première grande crise qui devait opposer par la suite de nombreuses fois les forces nationalistes et les forces « moscoutaires ». Ce fut aussi ce qui sonna le glas, en Tchécoslovaquie comme dans tous les pays du glacis, de « l'ère démocratique et nationale ». Partout la bureaucratie du Kremlin reprit en main, directement, le contrôle de l'administration et de l'économie nationales. En Tchécoslovaquie, cette reprise eut un caractère particulièrement spectaculaire. Dans une mise en scène fort bien réglée (en présence de l'Armée Rouge, le PCT arma les ouvriers le matin pour les désarmer le soir), ce fut le renversement « armé » de la bourgeoisie, le célèbre Coup de Prague. Quand le prolétariat était révolutionnaire, le PCT l'embourba dans une politique de collaboration avec la bourgeoisie, quand il fut devenu inoffensif, il put l'utiliser sans risque contre son allié de la veille.

Désormais, le carcan de la domination bureaucratique stalinienne était en place. Instauré en 1949, le Comecon fixait la nouvelle politique économique des pays situés derrière le « rideau de fer ». Le pillage de la Tchécoslovaquie commençait. Il devait durer des années.

Mais la réalité sociale ne se laisse guère contenir dans les plans élaborés par la bureaucratie du Kremlin. Malgré la mise en place de commissions de contrôle, le renforcement de la police secrète, la lourde poigne du stalinisme, les antagonismes sociaux devaient se manifester avec plus d'acuité encore à travers le régime de parti unique, et dans les sphères dirigeantes du Parti. Les staliniens tchécoslovaques étaient déchirés par une lutte sourde de « clans » antagonistes, représentant les uns les « hommes d'État », les « gouvernementaux », les autres l'appareil du parti, soigneusement contrôlé par Moscou : lutte sourde mais farouche pour la conquête des ministères, le contrôle de la police, la direction de l'économie, etc...

Les revirements brusques, aux allures de coups d'État, étaient dus aux contradictions inextricables dans lesquelles se débattaient les bureaucrates tchécoslovaques. Ne tirant leur puissance que de Moscou, leur importance réelle aux yeux du Kremlin résidait pourtant dans leur aptitude à gouverner la société tchécoslovaque en donnant satisfaction aux exorbitantes commandes soviétiques. Or, cela supposait, ni plus, ni moins, de violenter l'économie nationale tchécoslovaque. Pour concilier l'inconciliable, satisfaire aux maîtres du Kremlin sans pour autant détruire ses maigres bases sociales en Tchécoslovaquie, la bureaucratie tchécoslovaque ne pouvait que louvoyer entre deux extrêmes. Les uns ne voyaient de solution que dans la domestication totale de l'économie pas des procédés bureaucratiques et policiers doublés de stakhanovisme militant. Les autres désiraient laisser leurs chances aux capitaines d'industrie, aux spécialistes intéressés. Chacune de ces politiques entraînait de nouvelles catastrophes dont les plus insupportables pour Moscou étaient l'encouragement des tendances centrifuges, particulièrement puissantes dans la bureaucratie d'État.

Il est bien difficile de dire si Slansky fut arrêté et condamné par l'administration de Gottwald parce qu'il était un chef de file de la tendance « moscoutaire », ou bien si, au contraire, en se fiant aux chefs d'accusation de son procès il était « un agent de la bourgeoisie au soin du P.C de Tchécoslovaquie ». Pour cela, il faudrait être réellement fixé sur la personnalité de Gottwald et c'est bien difficile car celui-ci intégrait dans sa personne l'équilibre des deux forces adverses. D'ailleurs, Slansky fut destitué en septembre 1951 et jugé en décembre 1952 et on a pu dire que son procès était aussi celui de Gottwald. (Au banc des accusés, figuraient, aux côtés de l'ex-secrétaire général du parti, des ministres et économistes protégés de Gottwald, tels Ludvik Frejka et Vladimir Clementis). Tout est possible dans les coulisses d'une bureaucratie staliniste. Gottwald pouvait être visé et la machine montée contre lui a pu broyer Slansky, car si Moscou faisait pression sur les tendances nationalistes de Gottwald, celui-ci ne pouvait pas être remplacé facilement.

Quoi qu'il en soit, ami ou adversaire de Gottwald, Slansky apparut à son procès comme le représentant de la nation tchécoslovaque exécuté par les Russes et c'est en tant que tel qu'on le réhabilite aujourd'hui. Sa destitution, son procès, son exécution eurent lieu pour les pays du glacis et la bureaucratie elle-même, aux pires années de la dictature de Staline.

Bien que toutes les autocritiques du procès Slansky dussent se terminer par des louanges du président de la République, la corde qui devait pendre Slansky semblait déjà passée au cou de Klement Gottwald. La mort de Staline devait contrarier B ou accélérer B les rouages de la machine. Revenu de l'enterrement du Petit Père des peuples, Gottwald s'alitait et mourait trois jours après dans des circonstances qui demeurent assez suspectes. La Tchécoslovaquie avait perdu son président, une direction collective, à l'image de celle de Moscou, allait être mise en place.

Cette direction, piètre compromis entre les clans et tendances qui déchiraient la bureaucratie B appareil d'État, appareil du Parti, appareil des syndicats B devait se signaler par un niveau incroyablement bas et une servilité sans égale à l'égard de Moscou. Les hommes installés au pouvoir en février 1955, les William Siroky, Karol Bacilek, Bruno Koehler B ceux-là même que Novotny sacrifie aujourd'hui B Antonin Novotny lui-même, avaient été, pour la plupart, des partisans convaincus de Gottwald. Mais le souvenir des épurations qui venaient de décimer les sphères dirigeantes du parti était encore tout proche. La saignée avait été efficace. Aussi, ce furent eux qui, paradoxalement, luttèrent avec le plus d'acharnement contre les déviations nationalistes. Le même Barak, qui devait prendre en Roumanie la tête du mouvement de déstalinisation, en demandant la révision des procès B dangereuse tactique qui le conduisit en prison B fut un de ceux qui, au Xe Congrès du PCT en juin 1954, prononça, en tant que ministre de l'Intérieur, un des discours les plus sanguinaires sur la nécessaire épuration du parti en proie à des « déviations intolérables ».

C'est que la mort de Staline devait introduire une longue période de flottement dans la vie des démocraties populaires. La crise de succession ouverte en URSS mobilisait tous les efforts de la bureaucratie stalinienne. Son contrôle sur les « satellites » s'en trouvait relâché, mais en même temps l'alignement sur Moscou devenait un exercice encore plus périlleux qu'auparavant. Mais la nouvelle équipe dirigeante tchécoslovaque n' avait pas la choix. Ayant peur de Moscou, ayant plus peur encore du prolétariat de son propre pays, timorée, isolée, coupée des masses, elle n'avait d'autre appui que Moscou. Elle joua la carte à fond. Ce fut pour des années le triomphe, sans contestation possible, de la politique « moscoutaire ». La crise de 1956 passa sur la Tchécoslovaquie sans l'ébranler, et les timides revendications de libéralisation demeurèrent l'apanage des intellectuels et étudiants. On publie seulement aujourd'hui les lettres écrites en 1955 par l'intelligentsia tchécoslovaque. La répression sauvage de l'insurrection hongroise fut pour les dirigeants tchécoslovaques la meilleure réponse, la source où ils puisèrent leur courage et leur force. Depuis 1956, la Tchécoslovaquie n'a guère fait parler d'elle. Plus accrochés à leur poste qu'à leur clan, les dirigeants assagis ont tenu au sein du Comecon la place que les Soviétiques leur avaient assignée. Au prix de quels sacrifices ? De quelle répression ? L'histoire nous le dira peut-être plus tard. Il est vraisemblable aussi que le poids des commandes russes s'est allégé et que l'économie tchécoslovaque, qui dut payer presque seule le prix de « l'industrialisation » des pays de l'Est, aux dépens de ses propres structures industrielles, se voit aujourd'hui quelque peu déchargée de ce fardeau des années dures.

Aujourd'hui, si les forces nationalistes relèvent la tête, si à l'égal de la Roumanie et de la Bulgarie, la Tchécoslovaquie demande une révision de sa situation à l'intérieur du Comecon, c'est moins parce que l'emprise de la bureaucratie sur l'économie nationale se serait relâchée, que parce que la querelle sino-soviétique, en ébranlant le monolithisme du camp socialiste, donne à chaque pays du glacis l'occasion de monnayer sa fidélité à l'égard de Moscou. Ce n'est pas par hasard que la Chine s'est faite le champion de la démocratie à l'intérieur du camp socialiste, sa propre situation l'a faite l'interprète de tous. Paradoxalement, c'est au moment où elle ratifie le Traité de Moscou, en expulsant les membres de l'équipe Chine Nouvelle installés à Prague, en s'élevant avec indignation contre les diviseurs du monde communiste, que la Tchécoslovaquie fait quelques pas vers une timide émancipation de la tutelle de Moscou.

La déstalinisation nouvelle s'inscrit dans ce contexte. C'est moins de fidélité à Staline que sont accusés les « sacrifiés » de la nouvelle politique, que de s'être faits de 1955 à nos jours les champions de l'obédience absolue à Moscou.

La Tchécoslovaquie a beau libérer ses archevêques, elle reste elle-même prisonnière. Et c'est bien là l'image de l'impasse dans laquelle se trouvent engagés les partis staliniens des Démocraties Populaires. Tout encouragement des tendances nationalistes risque d'attirer une sévère sinon sanglante riposte de Moscou, tout renforcement de la direction bureaucratique, pro-URSS, de la société, entraîne dans le pays des contradictions insurmontables. La ligne politique est faite de zig-zag brusques entre ces deux extrêmes. Et ces deux extrêmes se partagent le pouvoir parfois au travers d'équipes différentes, parfois au travers d'une seule équipe, voir Novotny et C°, parfois au travers d'un seul homme B c'est le cas pour Gomulka. Mais en aucun cas, la bureaucratie ne saurait échapper à cette contradiction inscrite dans les faits sociaux.

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