Le schisme albanais31/10/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le schisme albanais

De la tribune du XXIIe Congrès le premier soviétique a lancé contre les dirigeants albanais des foudres qui, au contraire du feu céleste dont on n'entend le son qu'après en avoir constaté l'effet, sont au moins pour le moment proprement tonitruantes mais sans plus.

Enver Hodja et les autres dirigeants du PC albanais sont principalement accusés de se livrer encore aux pratiques interdites du culte de la personnalité, ce qui serait au moins amusant de la part de l'homme dont le nom est plus souvent cité dans la dernière édition parue à Moscou de l'histoire de la IIe guerre mondiale que celui d'Hitler, de Staline ou de Churchill, si la bureaucratie ne nous avait habitués depuis longtemps à ne pas trop attendre la tragédie lorsque la farce tient le devant de la scène.

Les accusations de « K », l'appui (ou la neutralité bienveillante, ce qui revient au même dans le monde stalinien) que trouve l'Albanie auprès de la Chine, la rencontre « idéologique » (comme quoi en politique on peut tirer matière du néant) avec Molotov, ont entraîné la quasi-totalité de la presse à voir dans Hodja le dernier des staliniens, Enver et contre tous, pourrait-on dire. Et là, il faut bien dire que la presse s'en est donné à coeur joie triturant et délayant au ragoût préparé à Moscou pour servir un amalgame dont n'eut pas osé rêver Staline lui-même.

Serge Mallet, distingué sociologue qui sait décidément de quoi il parle, écrivait à ce propos : « A partir du moment où la dénonciation des « erreurs de Staline » devenait la dénonciation du système politique stalinien, les attardés de Tirana (qui n'avaient vraisemblablement aucune possibilité de « changer de ligne » dans les conditions de ce pays de bergers et de montagnards qui n'ont guère changé de mode de vie depuis le XVe siècle) devaient être à leur tour remis en place. » L'appréciation que Mallet porte là sur la politique de Krouchtchev est décidément à la mesure de ses analyses sociologiques. C'est la personne de Staline qui est mise en cause en et non pas son système politique (cf. Hongrie en 56). Quant aux « attardés de Tirana » qui n'ont pas eu la possibilité de changer de ligne... depuis le XVe siècle, c'est vraiment fort Observateur !

Mais, plus loin, Mallet dit mieux : « On notera toutefois que la condamnation « de fait » de l'application des méthodes staliniennes aux pays sous-développés vient préciser les analyses théoriques du rapport et du programme. On se souvient que l'année dernière, les communistes chinois avaient rappelé avec énergie les thèses léninistes de la révolution permanente en pays colonial ». La révolution permanente qualifiée à la fois « d'application des méthodes staliniennes aux pays sous-développés et de « thèse léniniste », voilà qui est pour le moins... révolutionnaire. La partie du programme de Krouchtchev citée par Mallet et qui lui semble être précisée par la condamnation « de fait » de la Chine est celle-ci : « A notre époque les tâches de la révolution démocratique, de la révolution de libération nationale et de la révolution socialiste se rapprochent, s'entremêlent encore davantage ». Si l'on admet que cela est le contraire du stalinisme, on peut bien admettre alors, avec Mallet, que les classes ont disparu.

En réalité, pour tout l'Occident, et surtout pour la « gauche » occidentale le monde stalinien est situé dans un autre univers et leur est rigoureusement inaccessible. Ils confondent dans le cas présent, comme ils l'ont souvent fait, la nature des contradictions au sein du monde staliniste et leurs causes, avec les moyens et les voies par lesquelles elles s'expriment, quand ils ne confondent pas tout, comme dans le cas, qui est un cas extrême admettons-le, de Serge Mallet.

Pour que la cause du différend russo-albanais soit le culte de la personnalité, la « démocratisation » du régime ou la coexistence pacifique il faudrait avant tout que Krouchtchev soit réellement contre le culte de la personnalité et qu'il soit réellement démocrate.

Et si la coexistence pacifique était la raison du schisme de Tirana et bien, c'est avec Staline qu'Hodja aurait rompu.

Car il n'est peut-être pas inutile de rappeler que ni le terme, ni l'idée de coexistence pacifique ne sont inventions de Khrouchtchev. Et, à ce propos, voir aujourd'hui Molotov (si toutefois la lettre qui lui est attribuée n'est pas un faux) écrire que la coexistence pacifique est une ineptie montre bien que ce ne sont pas des divergences théoriques ou politiques qui séparent les uns et les autres. Molotov a comme d'habitude, choisi ses idées en fonction de son camp et non le contraire. Nos braves commentateurs confondent, entre autres choses, la coexistence pacifique, corollaire obligatoire de la construction du socialisme ou, c'est plus moderne, du communisme dans un seul pays, avec les périodes de « détente » dans la politique étrangère de la Russie, lesquelles périodes de détente, comme les crises qu'elles suivent ou qu'elles précèdent, ne sont pas spécialités staliniennes ou krouchtcheviennes.

Car tous nos auteurs se gardent bien d'expliquer, en dehors de « l'aide » de la Chine (et de Molotov !) par quel miracle les dirigeants de l'Albanie peuvent bien s'opposer au géant russe. Hodja n'est pas suspendu dans le vide. Il tient son pouvoir de forces sociales. Et, dans le cas actuel, d'une force sociale non démocratique, mais qui s'oppose aux Russes. Car la bureaucratie « locale » qui n'existe que parce que la bureaucratie russe existe est cependant antagoniste de la Russie dans la mesure où elle est obligatoirement nationaliste. Ce nationalisme cherche constamment à s'exprimer et n'est limité que par l'instinct de conservation. La particularité de l'Albanie n'est pas de vouloir secouer la tutelle russe, car tous les pays du glacis le désirent profondément de même pourrait-on dire qu'une grande partie des Républiques soviétiques elles-mêmes. La particularité de l'Albanie, qu'elle partage avec la Yougoslavie et dans une certaine mesure avec la Pologne, c'est de l'avoir pu. C'est cela le problème à expliquer. Les divergences théoriques n'étant, même lorsqu'elles sont fondées sur certaines exigences particulières à ces pays, finalement que secondaires, quand elles ne sont pas le voile pudique avec lequel on recouvre l'antagonisme national.

D'ailleurs, que l'Albanie ait pu, jusqu'à présent et depuis cinq ans environ, s'émanciper de la tutelle russe, ne veut pas dire qu'elle le pourra à l'avenir.

Si elle l'a pu, c'est grâce à la conjonction d'un certain nombre de facteurs. en 1956, les pressions nationalistes se sont fait sentir plus ou moins violemment dans tout le glacis. les russes sont intervenus physiquement en hongrie, ont menacé de le faire en pologne et ne l'ont pas fait en albanie parce que ces pressions s'y sont faites moins violentes ou moins visibles, parce qu'ils ne pouvaient guère intervenir partout, parce que hodja avait donné dans le passé des garanties, parce qu'enfin l'albanie n'a pas de frontière commune avec le reste du bloc soviétique. depuis, krouchtchev et son équipe ont eu pas mal d'autres chats à fouetter. le fait qu'il dénonce aujourd'hui publiquement et violemment l'albanie est lié, indiscutablement, au reste de la situation intérieure russe sur laquelle nous reviendrons.

Quant aux divergences politiques des dirigeants de Tirana, pour y revenir, elles n'ont pas plus d'importance réelle que n'en avaient les divergences entre Tito et Staline en 1948 et que tout le monde, gageons-le, a oubliées bien qu'elles aient fait à l'époque, l'objet de bien des « explications » du schisme yougoslave. Le pourquoi en a été, là aussi, l'antagonisme national. Le comment en fut le début de la guerre froide, l'antagonisme Est-Ouest qui ne permit pas à la Russie l'intervention armée, dans un pays où la bureaucratie avait conquis le pouvoir sans l'aide directe de l'Armée Rouge, qui n'occupait d'ailleurs pas son territoire. Ces divergences, celles des dirigeants albanais, procèdent du même raisonnement (dans le sens de calcul) que celles de Molotov c'est parce que la Chine fut leur seul allié que les dirigeants albanais ont adopté ses positions politiques. Tout comme Molotov, en critiquant la coexistence pacifique, veut apparaître comme le dirigeant du lobby chinois et en obtenir le soutien. La seule chose donc que l'on peut chercher à expliquer ce sont les raisons des divergences chinoises. Il y en a. Mais remarquons tout d'abord que le contexte social n'est pas le même. Il n'y a pas d'oppression de la Chine par la Russie. Par conséquent, il n'y a pas ce désir d'émancipation et de rupture de la part de la Chine (désir et non pas volonté car la volonté de rupture n'est venue ni de Belgrade ni de Tirana mais de Moscou). Les divergences que peut donc avoir la Chine du point de vue de la politique étrangère du « bloc socialiste » ont donc à la fois plus, et moins, d'importance que pourraient avoir les mêmes divergences de la part d'une démocratie populaire. Moins, en ce sens que ces divergences de la part d'une démocratie populaire révèlent (ou cachent selon qu'on est Mallet ou pas) un antagonisme profond, national. Et, plus, en ce sens qu'elles sont réelles, et n'expriment qu'elles-mêmes, Sans parler comme une certaine presse qu'on finit par avoir quelque pudeur à citer, du « gauchisme des pays arriérés » (le gauchisme étant pris là dans le sens de stalinisme !) on peut dire que la Chine est opposée non pas tant à la coexistence pacifique (si on l'y invitait elle entrerait volontiers à l'ONU) qu'à un règlement URSS-USA qui se ferait sur son dos, ou seulement sans elle.

Si Krouchtchev ne peut pas grand'chose pour contraindre les dirigeants de la Chine Populaire à s'aligner sur sa propre ligne politique et à faire passer les intérêts de la Chine après les intérêts de la bureaucratie russe, il n'en est pas de même des dirigeants des pays du glacis. Et on peut prédire à bon compte, que, malgré « la coexistence pacifique » et la « démocratisation » ou bien Krouchtchev pourra soumettre les dirigeants albanais, c'est-à-dire la bureaucratie albanaise, ou bien si cela n'est pas possible, rompra avec, comme Staline avec la Yougoslavie.

Partager