« Le dos à l'Espagne et les yeux vers Castro »12/06/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

« Le dos à l'Espagne et les yeux vers Castro »

L'accélération de la crise politique en Espagne fait oublier que c'est toute la péninsule Ibérique qui revient aujourd'hui à l'avant-scène de l'actualité après un entracte de vingt-cinq ans, et qu'au Portugal, aussi, la lutte contre le régime est engagée.

La manifestation du Premier Mai à Lisbonne, maintenue malgré l'interdiction gouverne-mentale, s'est terminée dans le plus pur style de la fin du siècle passé : charge de la garde à cheval, salve de la police, un mort, des dizaines de blessés, des centaines d'arrestations. Et depuis, d'autres manifestations, d'autres blessés, d'autres arrestations.

Ce Premier Mai sanglant est lui-même fruit d'une longue évolution dont les origines remontent aux échauffourées de Braga et de Lisbonne en 1958, sinon à l'établissement de l'« Estado Novo ».

Pays pauvre, colonie à peine déguisée de l'Angleterre, le Portugal n'a pu réussir l'enfantement d'une démocratie bourgeoise viable. Il n'a connu de régime parlementaire et républicain que pendant seize ans, entre 1910 et 1926. Période qui fut marquée par une guerre, une longue crise économique et des crises politiques régulières. Une crise financière acheva de donner à la vie politique une grande instabilité qui usa les partis démocratiques et leurs chefs. Le régime parlementaire, vieilli avant de devenir adulte, n'attendait que le coup de grâce, qui ne tarda pas à arriver sous la forme d'un coup d'état militaire.

Cette dictature militaire, établie en 1926 plaça au poste de ministre des Finances, un professeur de l'université de Coïmbra, Oliveiro Salazar. Celui-ci promit de mettre fin à la crise financière, à condition qu'on lui accordât les pleins pouvoirs. Il les obtint en 1928. Nommé Président du Conseil peu après, il finit par cumuler cinq ou six postes ministériels importants, et devint le maître incontesté du Portugal.

Par l'augmentation considérable des impôts, par une certaine « planification », il a enrayé la crise financière, étouffé la crise économique sur le dos des classes les plus pauvres. Puis, appuyé par l'Armée, il a jeté les bases d'un régime fort, d'une dictature militaire nuancée par certains traits rappelant le fascisme (existence d'un embryon d'organisation de masse, État corporatif). A quelques modifications près, c'est ce régime qui subsiste depuis plus de trente ans. Mais à partir de son trentième anniversaire le régime Salazar vit son horizon s'assombrir.

Aux élections présidentielles de 1958, jusque-là simple formalité puisque en général un seul candidat était présenté, l'opposition a mené, pour la première fois, une campagne violente pour un candidat libéral : le général Delgado. Celui-ci obtint vingt-cinq pour cent des suffrages.

Puis, en janvier 1961, ce fut l'équipée de Galvao et des « pirates » de la « Santa-Maria » qui, tentative aussi naïve et primitive qu'elle fût, n'en a pas moins réussi à faire connaître au monde entier l'existence d'une opposition au régime de Salazar.

L'insurrection angolaise, quelques mois après, fut un puissant catalyseur pour les mouvements oppositionnels. le fait même de l'insurrection fut un échec politique pour la dictature qui tirait jusque-là un certain prestige du maintien de ses colonies dans une période où le vent de l'émancipation parcourait la terre entière ; de même un peu plus tard l'affaire de Goa.

Qui plus est, le mécontentement s'accroît non seulement dans le peuple, mais même dans les deux piliers du régime : l'Église et l'Armée. Plusieurs membres de la hiérarchie catholique ont exprimé leur opposition au régime, et des officiers dont le but aurait été le renversement de Salazar furent récemment arrêtés.

Selon toute vraisemblance, de même qu'en Espagne d'ailleurs, la bourgeoisie elle-même ne soutient le régime actuel qu'à contre-coeur et de peur qu'une éventuelle transformation politique ne soit à l'origine de troubles sociaux importants.

Les événements du Portugal ne manquent pas de points communs avec les mouvements espagnols. Ici comme là, les exigences politiques d'une éventuelle intégration économique au sein du Marché Commun poussent une partie de la bourgeoisie elle-même à soutenir l'opposition. D'autant plus que la question de la succession de Salazar, comme de Franco, ne peut manquer de se poser dans un avenir proche. Et lorsqu'elle n'a pas été précédée de mesures d'endiguement, la mort d'un dictateur, peut, par les espoirs qu'elle suscite, être à l'origine de déferlements populaires. Par ailleurs il est certain que la fin d'une des deux dictatures a des chances d'entraîner celle de l'autre.

Où le parallélisme s'arrête, c'est aux grèves espagnoles. Jusqu'à présent, la classe ouvrière n'est pas intervenue au Portugal. Il faut dire que les mouvements de grèves du mois d'avril-mai en Espagne, sont les premiers qui revêtent une telle ampleur, et que jusqu'ici c'était les intellectuels qui étaient à avant-garde des manifestations anti-gouvernementales.

Mais, de toutes façons, les mouvements en Espagne ont toujours eu une forme démontrant une implantation importante dans les masses, comme par exemple la grève des usagers organisée il y a quelques années à Barcelone pour protester contre une augmentation des tramways et du métro, et la classe ouvrière n'est jamais restée complètement inactives. Après la guerre, ce sont les grévistes basques qui ont fait se poser aux alliés qui venaient de « vaincre » le fascisme la question de la nature du régime franquiste. Ils ne se la sont d'ailleurs posée que le temps des grèves, excepté la France qui... rompit ses relations économiques avec l'Espagne.

Cela s'explique certainement par la faiblesse numérique de la classe ouvrière portugaise et par son manque de réelles traditions de luttes. L'appartenance sociale de la Direction se reflète aussi dans sa façon d'agir, dans le choix des moyens d'action. Selon un schéma qui a paru réussir à la perfection au mouvement du 25 juillet de Fidel Castro, ils ont tenté par des actions d'éclat d'attirer l'attention du pays sur un petit noyau de résistants, qui, profitant du soutien actif de la population, engagerait une guerre de maquis contre le gouvernement, en attirant petit à petit tout élément désireux et capable de lutter contre le régime. Cette tactique fut à l'origine de la tentative de Galvao qui n'est pas sans rappeler l'enlèvement de Fangio par les maquisards cubains, et peut-être plus encore elle est à l'origine de l'attaque contre la caserne de Béja, qui n'est que la répétition pure et simple de l'attaque contre la caserne de Moncada premier fait d'armes de Castre. Les mêmes mobiles ont poussé d'ailleurs les organisateurs du défilé sanglant du Premier Mai. Il s'agissait moins de faire entrer en lutte les masses déjà mobilisées, que de « réveiller » les masses « amorphes », par une manifestation des éléments engagés.

Mais le combat n'est qu'à ses débuts. Jusqu'ici le gouvernement est resté maître du terrain. Le soulèvement de Béja fut écrasé, la manifestation du Premier Mai foulée aux pieds des chevaux de la police montée. Mais la lutte est engagée à l'échelle de la péninsule et, plus même, car de l'Angola aux Asturies, les opprimés ne peuvent pas entrer en lutte sans que la dictature de Salazar le ressente.

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