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Le bilan

Si l'on compare la situation intérieure française en ce début d'année à ce qu'elle était il y a un an, ce qui frappe en premier c'est la quasi-disparition de l'OAS.

En effet, au début de l'année dernière il apparaissait nettement que la vie politique allait être dorénavant marquée par l'existence d'une organisation fasciste entraînée, disposant de moyens financiers importants et de la réserve humaine des rapatriés d'Algérie, déracinés, aigris et montés contre « la gauche » métropolitaine qui les avait « livrés ». Or, il semble que durant ces quelques mois, les quelque six cent mille rapatriés se soient intégrés, la situation économique et celle de l'emploi aidant, à la population métropolitaine sans fournir au fascisme la base de masse qui lui a toujours manqué en France. Il ne faut pas cependant se faire trop d'illusions : l'organisation fasciste existe toujours, au moins potentiellement, puisque ses hommes existent. Certains sont emprisonnés et d'autres pas, mais de toutes façon, nous les retrouverons un jour ou l'autre en face de nous. Par ailleurs, les « rapatriés » ne sont peut-être intégrés qu'en apparence et la moindre récession économique pourra les rejeter dans les bras des dirigeants fascistes.

Mais cette menace, très réelle au début de l'année dernière, n'est plus aujourd'hui que potentielle, et tout se passe comme si l'OAS s'était évanouie avec la fin de la guerre d'Algérie.

Autant l'année dernière un certain nombre de facteurs pouvaient faire penser que le pouvoir de de Gaulle allait vivre des heures difficiles, autant aujourd'hui son existence paraît assurée. Il y a un an, à la suite des travailleurs algériens, la classe ouvrière française organisait des manifestations de rues, peu efficaces certes par la volonté des dirigeants ouvriers, mais grosses de menaces pour le régime en ce qu'elles révélaient une classe ouvrière dont la combativité n'était pas entamée par les quatre ans de gaullisme. La guerre durait en Algérie et l'OAS semblait régner sans partage sur la conscience d'un million d'Européens prêts à tout et surtout au pire. Or les dernières élections ont, sur le plan parlementaire, donné une majorité quasi absolue aux partis gaullistes ce qui, sauf accident, assure le gouvernement choisi par de Gaulle de durer autant qu'il le voudra.

Et pourquoi pas cinq ans ? Les élections pouvaient en effet amener au Parlement une majorité non gaulliste, ce qui n'aurait évidemment rien changé au régime, mais aurait, au moins, compliqué le jeu de de Gaulle. Aujourd'hui, plus de problèmes de cet ordre. Les pieds noirs se sont intégrés. L'OAS a disparu. Si la paix ne règne pas en Algérie, l'armée française n''y fait plus la guerre. Et la classe ouvrière française, un instant mobilisée, est retournée sous la pression de ses organisations syndicales à une lutte économique d'arrière-garde faite d'escarmouches.

C'est la situation économique favorable, dont la durée étonne la bourgeoisie elle-même, qui a permis cette stabilisation. La bourgeoisie dans son ensemble, puisque les affaires vont bien, a choisi la stabilité et rejeté les aventures, Sans compter d'ailleurs, et cela est lié, que l'OAS ne représentait pas une force assez puissante, séparée de sa base algérienne, pour que la bourgeoisie puisse compter sur elle.

Et de ce fait, de Gaulle, malgré la majorité qu'il peut avoir au Parlement, se trouvera contraint de gouverner en se servant des bureaucraties ouvrières, syndicales et politiques. S'il pouvait éliminer l'appareil stalinien pour ne se servir que des réformistes, sociaux-démocrates ou chrétiens, il le ferait volontiers, mais ce n'est guère possible car il est le plus puissant de tous.

C'est là la principale des difficultés que va rencontrer de Gaulle. Il ne peut songer à attaquer de front les organisations ouvrières. La bourgeoisie, dans la période actuelle, n'a pas intérêt à provoquer des troubles sociaux. Même si elle sortait victorieuse d'une telle épreuve de force, son développement économique en pâtirait. Elle n'a d'ailleurs aucun avantage à tirer de la destruction des organisations ouvrières. La conjoncture économique lui permet de gouverner plus facilement avec que sans leur aide. Elle peut, en règle générale, compter sur la bureaucratie ouvrière pour cela sauf justement sur les organisations staliniennes qui n'échangeraient leur soutien ouvert que contre un impossible renversement des alliances. Cette collaboration ne pourrait se voir que dans le cadre d'un accord général - provisoire et éphémère - entre l'Est et l'Ouest.

De Gaulle va donc être contraint de neutraliser les organisations staliniennes et, en particulier, la CGT Tenter de briser, d'interdire cette organisation, sans toucher aux autres, est trop dangereux, sinon impossible. Il va donc essayer, s'il le peut, de diminuer son audience et, en faisant alterner la menace ou la contrainte lorsque le rapport de forces est nettement en sa faveur, avec les concessions, il va s'efforcer de réduire au maximum les entraves que cette organisation peut apporter à la course au profit.

Ce n'est pas que le PCF et la CGT soient particulièrement décidés à engager la classe ouvrière dans des luttes importantes. On l'a vu ces dernières années. Mais ils peuvent, comme ils l'ont fait jusqu'ici, entraîner les travailleurs dans des mouvements revendicatifs dont le caractère, étant donné leur forme, ne peut guère avoir de répercussions graves pour la domination de la bourgeoisie ou même le pouvoir de de Gaulle, mais qui apportent, malgré leur inutilité sur le plan revendicatif, une gêne certaine à la production. Par ailleurs, par son opposition, ne serait-ce qu'apparente au régime, la CGT, plus que les autres organisations syndicales, peut ressentir et exprimer, quoique de loin, la volonté des travailleurs.

Que de Gaulle tente d'intégrer, encore plus qu'ils ne le sont, les syndicats ouvriers à l'État, c'est évident. Mais il est évident aussi que ces mesures ne résoudront pas le problème. De Gaulle continuera à manier comme il l'a fait jusqu'ici, la douceur et la trique. Il limitera, autant que faire se peut, la liberté d'action des syndicats, il réglementera dans la même mesure le droit de grève, particulièrement dans la Fonction Publique, mais, sauf si les circonstances économiques venaient à changer, il ne cherchera pas à détruire les organisations ouvrières.

C'est ce caractère qui donne au régime son apparence de stabilité et qui fait penser qu'il pourra durer au moins autant que de Gaulle. L'actuel régime n'évoluera pas vers une dictature ouverte. Il ne fait que donner à la bourgeoisie les armes légales et morales qui lui permettront d'être plus en mesure d'affronter le prolétariat si, demain, une crise envoie quelques centaines de milliers de travailleurs au chômage.

La CGT et le PCF se trouvent particulièrement désarmés, dans cette perspective, par leur propre politique. Ne voulant pas - pour le vouloir, il faudrait qu'ils fussent révolutionnaires - engager une lutte sérieuse (une lutte sérieuse économique aurait immanquablement des incidences politiques), ils se cantonnent dans l'organisation de mouvements revendicatifs parcellisés. Ils entretiennent ainsi un climat d'agitation qui justifie leur représentativité aux yeux de la bourgeoisie française. Mais si ces luttes sont d'une part le plus souvent trop peu importantes pour que le patronat soit obligé de faire des concessions majeures aux travailleurs. Et les concessions qu'il peut consentir, la politique gaulliste va consister à les refuser lors des luttes, mais à les accorder autour d'un tapis vert. Tel est le sens de la quatrième semaine de congés payés à la régie Renault. Par ailleurs, ces luttes prêtent le flanc à une répression facile : la réquisition de quelques dizaines d'employés d'Air-France ou leur remplacement par des militaires est commode. Celle de plusieurs centaines de milliers de travailleurs le serait beaucoup moins. Ainsi, la politique du Gouvernement va être de déconsidérer les syndicats auprès des travailleurs. Les luttes organisées par les centrales rapporteront en effet moins - au moins en apparence - que la passivité. C'est par peur que Dreyfus accorde la quatrième semaine de congés payés sans passer par eux, que les cégétistes ont signé les derniers accords Renault. Ils tendent ainsi le cou pour se soutenir à la corde qui les pendra. Car demain en cas de crise, les travailleurs se détourneront des organisations qui se seront ainsi déconsidérées.

Mais tout cela c'est sans compter avec l'énergie et la vitalité du prolétariat français. Dans une période semblable, en 1953, c'est une action spontanée qui a fait reculer le gouvernement. Et de telles réactions sont encore possibles. Et rien ne dit que les travailleurs se détournent de leurs organisations traditionnelles sans construire celles qui seront aptes à diriger leurs luttes.

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