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La terre socialiste

 

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie de l'activité de la gauche française consiste à essayer de se convaincre que, si le socialisme apparaît lointain en France, il existe quelque part dans le monde. La Yougoslavie, la Chine, Israël, l'URSS malenkovienne puis l'URSS Krouchtchévienne, enfin, plus récemment, l'Algérie et Cuba portèrent tour à tour ses espoirs ou les portent encore.

Comme la plupart des mouvements révolutionnaires qui eurent lieu après 1945 se déroulèrent dans des pays « sous-développés » où la question de la terre revêtait une importance considérable, on fit de la réforme agraire un critère de socialisme, en se servant de l'exemple de l'URSS, où cette réforme avait été l'un des premiers gestes du pouvoir soviétique.

Mais la loi sur la terre, que le deuxième congrès pan-russe des Soviets adopta le 26 octobre 1917, ne représentait nullement l'idéal des bolchéviks en matière agraire. Pour eux, la société socialiste ne pouvait se concevoir sans une agriculture non seulement industrialisée, mais encore industrielle, faisant disparaître toute différence entre la ville et la campagne. Au lendemain de la prise du pouvoir, il ne s'agissait pas pour eux de construire le socialisme dans la seule Russie, chose que personne à l'époque, pas même Staline, n'aurait songé à dire, mais d'attacher au nouveau pouvoir les plus larges masses possible de la paysannerie. Et ce qui est caractéristique de la manière de voir des bolchéviks, c'est que ce n'est même pas de leur propre programme, mais de celui du parti socialiste-révolutionnaire, qu'ils s'inspirèrent pour rédiger ce texte de loi.

La réforme agraire n'était pas la première étape de la construction du socialisme, mais l'une des réformes bourgeoises que la bourgeoisie s'était montrée incapable d'accomplir.

C'est cette inaptitude de la bourgeoisie des pays sous-développés à accomplir les réformes démocratiques bourgeoises qui permettra à la majorité de nos gens de gauche de dire que, du simple fait qu'il y a une réforme agraire, l'État qui en est l'auteur est un État socialiste, un État ouvrier.

En fait, la réforme agraire en soi est une réforme typiquement bourgeoise, dans la mesure où elle correspond à la nécessité de détruire le vieil ordre féodal pour donner à la bourgeoisie un cadre qui soit plus favorable à son développement.

Et ce même terme de réforme agraire peut avoir des contenus bien différents, depuis une réforme dans le genre de celle décidée par le tsar en Russie en 1861 jusqu'à la nationalisation du sol, en passant par le partage intégral et égal.

Si la réforme agraire est utile au développement de la société bourgeoise, cela ne veut pas dire que la politique de la grande bourgeoisie sera nécessairement de la pousser le plus loin possible, les intérêts généraux de la société bourgeoise ne coïncidant pas toujours avec les intérêts immédiats de la bourgeoisie.

L'exemple de la révolution française de 1789, que l'on considère généralement comme le modèle du genre, montre que, si la propriété noble fut très vite abolie, la « loi agraire » resta la hantise des gros bourgeois, et il faudra attendre la pointe extrême de la montée révolutionnaire pour voir une loi accorder gratuitement... et parcimonieusement, des lots de terre aux paysans.

Aussi loin qu'ait pu aller la révolution française, elle ne pouvait dépasser le stade bourgeois. Mais à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, dans chacune de ses révolutions, la bourgeoisie verra se dresser à ses côtés le spectre du danger prolétarien, et ses ardeurs révolutionnaires s'en trouvèrent considérablement diminuées.

L'analyse du rapport des forces des différentes classes de la société russe permit à Trotsky de pronostiquer, avec la théorie de la révolution permanente, la victoire de la révolution prolétarienne se chargeant d'accomplir les tâches historiques d'une bourgeoisie sénile avant l'âge. Mais, ce faisant, Trotsky ne jouait pas le rôle d'une cartomancienne prédisant l'avenir de la révolution russe, il écrivait pour un parti révolutionnaire, et il essayait de lui indiquer la voie historique la plus économique. Il envisageait même l'éventualité où les réformes démocratiques bourgeoises seraient accomplies par un mouvement révolutionnaire prolétarien qui serait lui-même vaincu.

La théorie de la révolution permanente montrait la possibilité de la prise du pouvoir par le prolétariat dans les pays sous-développés, la politique à suivre pour les révolutionnaires. Mais on ne peut pas en déduire l'impossibilité de toute réforme agraire sans révolution socialiste, car le caractère socialiste est un caractère conscient qui peut faire totalement défaut dans un mouvement capable d'arracher les concessions les plus importantes à l'impérialisme, mais restant dans le cadre de la propriété bourgeoise.

La réforme agraire ne peut donc pas être considérée comme étant un « critère de socialisme », même lorsqu'elle s'accompagne d'une nationalisation du sol comme en URSS, mesure parfaitement possible dans la société capitaliste. La société socialiste de demain sera un tout. Quant à la dictature du prolétariat, elle peut très bien, sur le plan économique, ne se distinguer en rien d'un pays capitaliste. La seule différence, mais fondamentale celle-là, étant la nature de son État. L'URSS de 1923 ressemblait économiquement beaucoup plus à un pays capitaliste que l'URSS de 1962, mais elle n'en était pas moins beaucoup plus « socialiste ».

Ce qui peut donner à la réforme agraire un caractère révolutionnaire, c'est la manière dont elle est appliquée, la politique dans laquelle elle s'intègre.

La loi agraire de 1917 donnait à la dictature du prolétariat une base sociale qui allait lui permettre de tenir malgré la guerre et l'intervention, et de faire entendre pendant des années sa voix à tous les opprimés de la terre. C'était là son caractère révolutionnaire. Il ne résidait pas dans la justesse du partage, ni même dans la nationalisation du sol (dans un pays de petits propriétaires et non de fermage, un parti révolutionnaire n'aurait sans doute pas nationalisé le sol, sans pour autant trahir le socialisme). Ce n'est pas parce qu'il y avait eu la réforme agraire que la révolution était socialiste, mais la réforme agraire ne l'était que parce que la révolution était prolétarienne.

En fait, le problème pour une révolution prolétarienne dans un pays sous-développé ne sera pas d'essayer d'industrialiser au maximum, ou de réaliser la réforme agraire la plus « socialiste » possible, ce sera de se donner les bases sociales les plus solides possible , et de contribuer au maximum au développement de la révolution mondiale.

Que les journalistes de « L'Express », de « France-Observateur » et d'autres lieux continuent de chercher le socialisme en voie de construction. Lorsque la société socialiste existera, il n'y aura plus personne de leur espèce pour s'en apercevoir, car elle produira, entre autres, un tout autre type d'homme.

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