La prochaine fois, le feu ?10/09/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La prochaine fois, le feu ?

Si demain - ou après-demain - les noirs des USA peuvent entrer comme bon leur semble dans les bars, les cinémas ou les hôtels de leur pays, envoyer leurs enfants à l'école de leur choix, s'asseoir à n'importe quelle place dans les tramways, c'est parce que depuis des mois, un peu partout sur le territoire de l'Union, ils se sont dressés en masse contre un état de fait inique avec la volonté bien arrêtée de le changer. Parce que au cours de leurs manifestations - au départ non violentes - ils n'ont pas hésité à affronter la police, ses chiens et ses aiguillons électriques - dernière trouvaille dans la technique de la répression. Parce que, surtout, ce droit d'être des citoyens à part entière, ils l'ont exigé non plus par des lamentations, des plaintes ou des pétitions, mais en allant eux-mêmes occuper la place qu'ils revendiquaient dans les cinémas, les hôtels, les bars et autres lieux publics qui étaient jusque-là réservés aux seuls blancs.

Et si, en plus des promesses habituelles, le gouvernement a présenté au Congrès un texte législatif destiné à réduire dans une notable mesure la ségrégation officielle, c'est bien parce que les événements ont pris une tournure menaçante pour la tranquillité de la société américaine.

Seule la lutte paie : le combat des noirs américains pour l'égalité raciale tend à le démontrer une nouvelle fois. Ce n'est pourtant pas, bien entendu, la conclusion officielle qu'en tire le gouvernement des USA Représentant de la société bourgeoise qui prétend pouvoir résoudre pacifiquement et démocratiquement à l'intérieur du système capitaliste tous les conflits d'intérêts entre les différentes couches sociales, il s'essaie par tous moyens à démontrer le contraire.

D'abord aux noirs eux-mêmes, bien sûr. D'où l'attitude du Président Kennedy lors de la manifestation du 28 août durant laquelle 200 000 noirs - et quelques blancs sur la représentativité desquels on a d'ailleurs d'autant plus insisté qu'ils étaient très peu nombreux - ont défilé à Washington.

S'il a tenu à recevoir les représentants des organisations qui patronnaient la manifestation ce n'est pas seulement par souci de propagande électorale - bien que cela ait pu compter également - c'est surtout parce qu'il tenait à montrer qu'une manifestation pacifique et faite dans les formes était payante. Que, pour cela, les noirs américains avaient l'État - et ses plus hauts représentants - de leur côté. Que c'était là une première victoire, gage des victoires futures, et qu'en conséquence, il fallait savoir patienter, ne pas s'énerver et surtout ne pas chercher à sortir des cadres de la légalité.

Pour cela, il a d'ailleurs été remarquablement servi par les organisateurs eux-mêmes qui semblent avoir aussi peur que le gouvernement américain d'un débordement éventuel de leurs troupes. Les pourparlers officiels qu'ils menèrent avec la police les jours précédant le 28 août, le souci ouvertement admis d'encadrer la manifestation, les exhortations et les appels à défiler dans le calme et la dignité le prouvent amplement. Mais aussi le choix de Washington pour cette marche qui devrait marquer l'apogée de la lutte des noirs pour l'égalité. Car si Washington est la capitale fédérale, c'est une ville uniquement administrative, dont la population est bien moindre que celle des principales villes des USA La population noire n'y est pas importante et surtout ne fait évidemment pas partie du prolétariat industriel ou agricole qui constitue une grande partie de la population noire des USA

Aussi - le correspondant du « Monde » le soulignait - la plupart des manifestants étaient des gens qui, venant d'autres régions des États-Unis, avaient pu faire les frais du voyage et qui se classaient socialement parmi l'élite de la population noire, c'est-à-dire ses couches bourgeoises ou petites-bourgeoises.

Si la manifestation avait été organisée à New-York ou à Chicago cela aurait été certainement aussi impressionnant pour l'opinion nationale, internationale et le gouvernement américain. Ceux qui ont fait le déplacement à Washington ne l'auraient pas moins fait dans une autre grande ville du pays. Le seul risque était de doubler ou même de tripler la nombre des manifestants avec les habitants noirs de ces grandes villes. Mais alors la majeure partie d'entre eux n'aurait plus été composée de gens des couches aisées mais des prolétaires et des chômeurs des quartiers pauvres. Le sens de la manifestation en aurait certainement alors été changé.

Que les organisateurs n'aient pas voulu - ou n'aient pas songé, ce qui revient au même - à faire appel aux couches les plus misérables de la population noire, mais qu'au contraire, ils mettent tous leurs espoirs dans la légalité - alors que tous les noirs américains savent pourtant le peu de valeur de cette légalité - et placent leur combat dans une atmosphère légaliste et même religieuse, prouve que loin de représenter toute la population noire, ils n'en représentent que les couches sociales supérieures. Celles qui n'ont pas rien à perdre et tout à gagner à voir s'écrouler la société et le régime américains actuels. Celles qui ont accepté de manifester dans le calme et la dignité à Washington parce que ce qu'elles demandent en fait c'est d'être les égales des couches privilégiées blanches et non pas qu'il n'y ait plus de privilégiés du tout, sans considérer que les privilèges liés à la couleur de la peau n'existent dans cette société que parce qu'il y a des privilèges liés à la grosseur du portefeuille.

Le programme des organisations noires intégrationnistes comporte outre des mesures législatives de déségrégation, comme l'intégration de toutes les écoles publiques en 1963, des sanctions contre les États de l'Union qui ne respectent pas le droit de vote universel et l'interdiction de la discrimination dans les logements construits avec des fonds publics, « la mise sur pied d'un programme d'aide fédérale pour donner un enseignement technique et trouver du travail à tous les chômeurs blancs et noirs, la préparation d'une loi sur les salaires minima qui permettra à tous les Américains de vivre d'une façon décente ». (Le « Monde » du 22.6.63).

L'intégration scolaire, la fin des discriminations officielles, l'égalité formelle aux yeux de la loi, les noirs peuvent l'obtenir. Ils l'obtiendront même certainement s'ils continuent le combat - comme ils y semblent décidés - qu'ils ont entamé. Bien entendu, non pas en essayant à tout prix de démontrer que les opprimés sont capables de rester calmes et dignes dans le cadre de la légalité - celle qui permet leur oppression. (Des journaux, comme « Le Monde » ou « 1e Figaro », pourtant plus que favorables aux luttes légalistes et aux protestations dans le calme, ont dû reconnaître que la manifestation du 28 août ne changerait en rien la lenteur du Congrès américain à mettre au point la nouvelle législation anti-ségrégationniste). Mais au contraire, en montrant qu'ils sont décidés à lutter jusqu'au bout, par tous les moyens, pour faire admettre, puis respecter leurs droits. Et il est plus que possible que leur combat soit de plus en plus difficile et de plus en plus dur. L'extrême-droite et les réactionnaires américains qui s'appuient sur le racisme de la population blanche ne céderont pas, eux, sans combat. Ainsi, à peine une semaine après la manifestation de Washington, un noir était tué à Birmingham en Alabama et huit autres gravement blessés par la police, au cours d'une émeute provoquée par un attentat à la bombe dirigé contre un avocat noir, un des leaders intégrationnistes de la ville.

Aussi, si la bataille pour l'égalité formelle entre les races est encore loin d'être gagnée, celle pour l'égalité réelle et pour les revendications des couches prolétariennes noires - supprimer le chômage ou augmenter le niveau de vie - est encore bien plus éloignée de la victoire. Car s'il est vrai que le chômage touche proportionnellement deux fois plus de noirs que de blancs c'est en fin de compte un mal qui menace tout le prolétariat américain - les USA comptent actuellement plus de cinq millions de chômeurs en permanence - aussi bien blanc que noir, même s'il menace davantage encore le prolétariat noir. Et c'est un mal inhérent à la société capitaliste dont il est absolument vain d'espérer la voir se défaire définitivement. Elle ne le peut et ne le désire pas davantage que de sortir les plus basses couches de la population de leur misère.

Seule la reconstruction de la société sur des bases socialistes peut le faire, car pas plus qu'elle ne fera de discrimination entre les hommes, elle ne fera de discrimination entre les races. Le prolétariat américain semble encore bien loin de cette tâche qui est la sienne - et pour laquelle les autres couches sociales peuvent l'aider mais non le remplacer. Son organisation principale, l'AFL-CIO, a même refusé de participer à la journée du 28 août qui pourtant n'avait rien - nous l'avons vu - de particulièrement révolutionnaire. Mais si les organisations traditionnelles de la classe ouvrière américaine se montrent encore plus timorées que les organisations petites-bourgeoises noires, cela prouve seulement qu'aux USA comme ailleurs ces organisations traditionnelles ne répondent plus du tout aux tâches de l'heure, qu'elles sont à remplacer, et cela ne signifie nullement que le prolétariat américain est incapable de le faire.

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