La manifestation du 19 décembre27/12/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La manifestation du 19 décembre

Il est bien caractéristique de notre époque sans mémoire et sans principes, où le mensonge a force de dogme dans les rangs ouvriers, qu'on ne sache trop bien si la manifestation du 19 décembre fut un succès ou un échec. Sans parler de l'évaluation ultérieure du nombre de participants.

Une fois encore la question est mal posée par ceux-là même, presse ouvrière ou presse de gauche, qui auraient cependant pour mission d'informer et d'éclairer les travailleurs.

Si l'on ne peut savoir qu'après mûres réflexions quelle conclusion en tirer, c'est en grande partie parce que ses organisateurs ne lui ont pas fixé d'objectifs clairs, n'ont pas pris les mesures nécessaires pour les remplir et, enfin, n'ont pas annoncé à l'avance à quelles conditions la manifestation leur paraîtrait réussie.

Les manifestations mascarades d'après la « Libération », les manifestations fluides ou mouvantes auxquelles le PCF, le PSU et l'UNEF nous ont habitués depuis deux ans n'ont pas peu contribué à déprécier le fait de manifester autant qu'à désappendre aux plus vieux et ne pas apprendre aux plus jeunes à le faire. Une manifestation, cela a pour but de montrer publiquement sa force, de la montrer aux adversaires comme aux partisans. En effet, première des choses, dans une manifestation on se compte. Si les objectifs sont clairs, nets et précis, ont sait combien l'on est à vouloir les emplir. Lorsque la manifestation est interdite, on compte ceux qui sont décidés à atteindre ces objectifs au prix, s'il le faut, d'une lutte physique. Il y a des objectifs plus lointains, mettons la destruction de l'OAS, mais il y a aussi, en cas d'interdiction, des objectifs immédiats : la manifestation elle-même. Il ne suffit pas d'être nombreux, il faut encore montrer qu'on est décidé à réaliser ce qui était projeté, et qu'on est capable de le faire - lorsqu'on l'est - en dépit de l'opposition policière. Une manifestation est une bataille, elle se livre, elle se gagne ou elle se perd sur des positions qui doivent être prévues par son État-Major. Positions qui, contrairement à ce qui se passe dans une bataille entre deux armées, doivent être connues de tous, car les masses populaires ne sont pas une armée à qui on commande de la même façon qu'aux autres. On les gagne, en les convainc, on ne leur impose rien, sauf la défaite.

Si les organisateurs avaient dit à l'avance, par exemple : nous pouvons valablement espérer nous retrouver à tel nombre, les masses elles-mêmes auraient déjà un premier critère pour juger du succès ou de l'échec de la manifestation et, accessoirement, de la compétence de leurs dirigeants. Car cela compte aussi dans la détermination des masses, la confiance quelles ont dans la compétence de leurs dirigeants. Si ces dirigeants avaient, avant la manifestation elle-même, prévu que la police appliquerait, et parfois avec coeur, les consignes de ses officiers au lieu de compter sur une quelconque tolérance, les manifestants auraient peut-être trouvé dans leur sein un encadrement prêt à les mener au combat. Si, au cours de la manifestation les organisateurs, qui disposaient d'un service d'ordre important lorsqu'il s'est agi de disperser la manifestation, avaient tenté d'exécuter coûte que coûte le programme prévu, c'est-à-dire premièrement le regroupement à la Bastille et, ensuite, si possible, le mouvement jusqu'à l'Hôtel de Ville, une autre vérification eût été possible du succès ou de l'insuccès.

Car c'est de ces deux points de vue que cette manifestation peut se juger : le nombre et la détermination. Et que pouvait-on valablement espérer compter comme participants, alors que toute la gauche avait fait une faillite frauduleuse en 58 et n'avait depuis montré que faiblesse, couardise ou incapacité ? Il a fallu le soufflet que lui a infligé la manifestation algérienne du 17 octobre pour qu'elle se décide enfin à bouger. Et de quelle façon ! En divisant autant que faire se pouvait les forces mobilisables, afin de ne pas se trouver dans la situation de devoir heurter le pouvoir de front.

Ce fut d'abord la manifestation de jeunes du 18 novembre. Après, le recul n'était plus guère possible. Une « journée d'action » fut cependant décidée par le PCF pour le 6 décembre, où tout était prévu, sauf la forme que devait prendre l'action. Puis, la date du 19 décembre fut retenue par plusieurs organisations, pour un « arrêt national du travail », pour éviter, ces gens-là sont fétichistes, de dire grève générale, d'un quart d'heure. A part une minute de silence, on ne pouvait pas faire moins. Mais il s'avéra impossible d'en rester là, la base du PCF comme celle du PSU ne s'en satisfaisait pas. C'est donc de là que l'on passa à cette journée qui devait voir une grève le matin, et une manifestation le soir, à une heure qui, sans grève justement, ne permettait pas à la banlieue d'arriver autrement qu'en retard.

C'est de tout cela qu'il fallait tenir compte pour tenter d'évaluer le nombre probable de manifestants. surtout après l'interdiction. car on ne peut pas espérer le même nombre de participants à une manifestation « légale » qu'à une manifestation interdite.

La manifestation des jeunes du 18 novembre avait réuni environ dix mille jeunes. Chiffre que l'on peut doubler si l'on tient compte de ceux qui n'ont pas trouvé le lieu (connu seulement des gens organisés). La jeunesse est traditionnellement à l'avant-garde de ce type de lutte, et pour le 19 décembre on pouvait craindre de ne retrouver que ces vingt mille là. Par contre une manifestation centrale bien préparée, pouvait mobiliser, par les espoirs et la confiance qu'elle provoque, d'autres couches de travailleurs, y compris d'autres jeunes. On ne pouvait donc guère compter sur plus d'une quarantaine de milliers de manifestants, mais il était par contre à peu près certain de les y trouver. De ce point de vue la manifestation du 19 est un succès, puisque sans suivre le délire arithmétique de « L'Humanité », on peut estimer qu'il y eut entre quarante et cinquante mille manifestants dans Paris ce soir-là.

Bien sûr, il eût mieux valu que ce chiffre fût cinq ou dix fois supérieur. Bien des choses eussent été changées. Cela aurait pu être, tout dépendait de la conscience et de la confiance de la classe ouvrière, et celles-ci évoluent parfois très vite. Ce sont justement de telles manifestations qui en donnent la mesure. On pouvait donc estimer, avant le 19, que les organisations de gauche, et en particulier le PCF et la CGT, pouvaient mobiliser dans Paris des forces très importantes de plusieurs dizaines de milliers d'hommes, malgré une interdiction gouvernementale. Et la manifestation du 19 l'a confirmé.

Par contre la police, si elle n'a pu empêcher la manifestation à proprement parler, a cependant pu empêcher les manifestants de se regrouper à la Bastille et de se former en cortège jusqu'à l'Hôtel de Ville. De ce point de vue c'est un échec. Mais il faut dire que les organisateurs n'ont pas cherché à réaliser leur programme.

Avec les forces dont ils disposaient il était non seulement possible, mais aisé de regrouper tout le monde à la Bastille. Aucune force de police n'aurait pu empêcher quarante ou cinquante mille manifestants, attaquant simultanément par les différentes voies qui l'entourent de gagner la place. Rejoindre ensuite l'Hôtel de Ville eût été plus difficile sans préparation préalable : service d'ordre entraîné, voitures, camions ou cars, matraques, etc... (difficile, mais possible, il faut seulement savoir ce que l'on veut). Mais le regroupement à la Bastille n'en eût pas nécessité tant. Sans aller plus loin, on n'a pas entendu un seul orateur, un seul activiste prendre la parole pour galvaniser les énergies, demander des volontaires pour les assauts, ou dire simplement au gros des cortèges qu'on se battait et qu'on avait besoin de forces à l'avant. Pas un n'a pris la parole pour dire ce que les organisateurs avaient prévu, ou ce qu'il convenait de faire, hors se disperser.

Et c'est là l'échec le plus grave. Les manifestants, eux, n'étaient peut-être pas là pour se battre, mais avaient, en venant, accepté de le faire. Ce sont les organisateurs qui l'ont refusé. Aussi bien les gens du PCF que ceux du PSU ou de l'UNEF C'est ce refus, qui est un échec on soi, qui risque de décourager ceux qui sont venus. C'est ainsi qu'on risque de se retrouver une fois prochaine, dix ou vingt mille de moins. Qu'on risque seulement, car heureusement le prolétariat français a donné bien des preuves de son courage, de sa conscience et de son ressort. Le meilleur exemple en est que si, dans certains endroits, cette conscience ne s'est manifestée que par des réflexions telles que celle de deux vieux ouvriers, haussant les épaules en entendant chanter la Marseillaise, constatant qu'on n'était plus en 36 où l'on n'aurait certes pas vu « deux rangs de troupe » barrer le passage à plusieurs milliers de manifestants, dans d'autres elle a pris la forme de solides gourdins - certains préparés à l'avance, d'autres récupérés sur des chantiers voisins - qui ont permis à la « troupe » de vérifier que si l'on n'était plus en 36, on pouvait parfois s'y croire. Ces manifestants-là ne sont pas rentrés chez eux découragés car ils ont pu vérifier quelle force les travailleurs avaient, quand ils se servaient d'armes plus tangibles qu'une pétition ou un bulletin de vote.

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