Intégration et indépendance26/02/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Intégration et indépendance

Le bureau confédéral de la CGT vient de publier une déclaration démentant que Les membres du bureau de la Confédération aient « participé à des entretiens organisés sur l'initiative des plus hautes personnalités de l'État en vue d'un noyautage des trois centrales syndicales, à leur profit, et pour soutenir leur politique ».

Le bureau confédéral répond ainsi à certaines informations publiées dans la presse. Le Monde, en rapportant cette information, écrit : « Sans doute pourra-t-on s'étonner de voir les dirigeants de la Confédération... démentir des rumeurs dont se sont faites l'écho des publications et qui ne reflètent nullement l'opinion ouvrière ou syndicale ».

« Peut-être la CGT est-elle victime de la « politique de la présence » qu'elle applique depuis quelque temps : contacts fréquents avec le Ministère du Travail, participation aux travaux des organismes officiels et du Plan, revendications de sièges dans les instances de la CECA et de la C.E.E., etc.. »

« Quelles que soient les réserves de principe et leur hostilité au gouvernement qu'ils ne cessent d'afficher, la prudence des cégétistes dans l'action revendicative, particulièrement dans le secteur nationalisé, a pu susciter des suspicions... »

Évidemment dans ce qu'écrivent les journaux UNR il n'y a peut-être rien de vrai. Mais de telles rumeurs sont à rapprocher de l'information publiée par l'Usine Nouvelle selon laquelle les accords Renault auraient été assortis de clauses restées secrètes. Cela aussi a été démenti, mais il faut bien se dire que la politique des organisations syndicales permet assez facilement de croire de telles choses possibles.

De fait il est bien difficile pour les syndicats ouvriers réformistes, y compris la CGT, malgré ce qu'ils disent et pensent de l'État gaulliste, d'éviter de collaborer avec lui. Mais l'avantage des régimes comme le nôtre est de mettre à nu les rouages et les ressorts de l'État bourgeois, car plus un État est bonapartiste, plus il est État « pur », moins il est masqué par les formes parlementaristes ou démocratiques .

Sous la IVe République les syndicats pouvaient être hostiles à tel ou tel Président du Conseil, et collaborer cependant avec l'État au sein des organismes économiques ou sociaux, sans perdre la face. Aujourd'hui, le problème est fondamentalement le même sauf que l'État c'est de Gaulle, et que cela se voit quand pratiquement on collabore avec lui, tout en s'affirmant irréductiblement contre. Le problème n'est point nouveau. Il y a un peu plus de vingt ans Léon Trotski écrivait :

« Le capitalisme monopolisateur n'est pas basé sur la concurrence et sur l'initiative privée, mais sur un commandement central. Les cliques capitalistes, à la tête des trusts puissants, des syndicats, des consortiums bancaires, etc... contrôlent la vie économique de la même hauteur que le fait le pouvoir d'État, et à chaque instant, ils ont recours à la collaboration de ce dernier. A leur tour, les syndicats, dans les branches les plus importantes de l'industrie, se trouvent privés de la possibilité de profiter de la concurrence entre les diverses entreprises. Ils doivent affronter un adversaire capitaliste centralisé, intimement uni au pouvoir. De là découle pour les syndicats, - dans la mesure où ils restent sur des positions réformistes, c'est à dire sur des positions basées sur l'adaptation à la propriété privée, - la nécessité de s'adapter à l'État capitaliste et de lutter pour la coopération avec lui. Aux yeux de la bureaucratie du mouvement syndical, la tâche essentielle consiste à libérer l'État de l'emprise capitaliste en affaiblissant sa dépendance envers les trusts et en l'attirant de leur côté. »

Rien n'a changé depuis que ces lignes furent écrites. Le processus s'est déroulé, à quelques variantes près de façon fondamentalement identique dans tous les pays. Les syndicats réformistes quelles que soient leurs étiquettes, de façon plus ou moins organique selon les époques ou avec des retours en arrière, s'intègrent de plus en plus à l'appareil d'État. « Par la transformation des syndicats en organismes d'État, le fascisme n'invente rien de nouveau, il ne fait que pousser à leur ultime conclusion les tendances inhérentes à l'impérialisme » (ib).

Aujourd'hui l'État gaulliste cherche, tout comme ses prédécesseurs, à renforcer ce rapprochement des syndicats et de l'appareil d'État. Peut-être même le recherche-t-il encore plus du fait que le Parlement n'étant pratiquement plus là pour faire, par l'intermédiaire des partis ouvriers, cette liaison nécessaire, il lui faut bien créer les organismes étatiques ( « mixtes » ) qui pourront l'établir.

Est-ce à dire que si De Gaulle réalise cet objectif, ce sera le fascisme ? Certes non. Car on ne peut comparer les syndicats actuels aux syndicats fascistes, Il faudrait briser la bureaucratie ouvrière réformiste et non collaborer avec elle (l'un peut, il est vrai, préparer l'autre). Nous avons connu en France une période de 44 à 47, où les syndicats et les partis ouvriers menaient une politique d'identification absolue aux besoins de la bourgeoisie française. C'est de cette époque que datent la quasi-totalité des organismes qui font participer les syndicats à l'administration économique, financière et sociale. De Gaulle ne fait jamais que reprendre une politique qu'il avait déjà mené. Et la CGT, comme d'autres, ne fait jamais que s'indigner du fait qu'on l'accuse de faire aujourd'hui, ce qu'elle ne s'est pas gênée de faire dans le passé.

Mais ce n'est pas parce qu'il s'agit processus inhérent à la nature des syndicats réformistes à l'époque de l'impérialisme qu'il faut s'y résigner comme à un phénomène inévitable. Les militants révolutionnaires se doivent d'éclairer les travailleurs sur ce phénomène, ils doivent se battre de toutes leurs forces, dans et hors les syndicats, pour en retarder l'évolution.

La désaffection des travailleurs pour les syndicats rend particulièrement difficile l'intervention des militants révolutionnaires, mais ce n'est pas une raison pour y renoncer. D'autant que l'on peut compter, dans le cadre du régime gaulliste, sur certains réflexes de défense des bureaucraties ouvrières.

Mais il y a aussi des possibilités d'intervention directement auprès des travailleurs non syndiqués (90 %), et syndiqués mais qui ne participent pas, ou n'ont pas l'occasion de participer, aux activités syndicales (90 % des syndiqués). Les bureaucraties syndicales sont en effet sensibles aux opinions de la masse des travailleurs (tout en n'étant pas démocratiques vis-à-vis de leurs propres syndiqués) car leur représentativité auprès de la bourgeoisie est fonction de leur efficacité, c'est à dire de leur audience. Et si les bureaucraties ouvrières réservent l'essentiel de leurs coups aux ouvriers révolutionnaires qui pourraient avoir une activité indépendante sur le terrain de l'entreprise, elles sont cependant, le plus souvent, contraintes de modifier peu ou prou leur politique lorsqu'une telle activité se fait de façon conséquente et soumet leur propre action au feu d'une critique impitoyable qui trouve un écho favorable auprès de la masse des travailleurs.

C'est ainsi, par exemple, qu'à saint nazaire, aux chantiers de l'atlantique, les syndicats hésitèrent pendant plusieurs mois avant de signer l'accord d'entreprise dont le caractère réformiste était dénoncé par le petit groupe de militants publiant la « voix ouvrière des chantiers », et la c.g.t. ne le signa qu'au bout de deux ans, quelques jours avant son expiration pour pouvoir participer aux discussions pour le suivant ce qui ne veut pas dire, affirme-t-elle, qu'elle signera celui-ci.

Evidemment il est plus facile, en théorie, de montrer aux travailleurs la duperie des accords d'entreprise que les dangers de la collaboration des syndicats et de l'État. Mais en théorie seulement, car le piège des accords est souvent bien appâté de quelque avantage apparent, telle la quatrième semaine de congés, tandis que la collaboration des syndicats et de l'État, surtout dans les conditions politiques actuelles, est aussi peu visible qu'une mouche sur un fromage blanc et n'apporte, manifestement, d'avantages qu'à quelques bureaucrates syndicaux.

Et il faudrait à la CGT bien plus que quelques démentis gênés pour ne pas perdre l'estime des travailleurs.

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