Ils combattaient pour le socialisme26/02/19631963Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Ils combattaient pour le socialisme

 

« J'affirme catégoriquement que, face aux trois cent quarante fusées dont nous menace Mac Namara, nous répondrons par une riposte simultanée plusieurs fois plus importante avec des fusées dont les charges nucléaires seront d'une telle puissance qu'elles balaieront réellement de la surface de la terre tous les objectifs et tous les centres industriels, administratifs et politiques des États-Unis, et qu'elles détruiront totalement les pays qui ont prêté leur territoire à l'établissement de bases militaires américaines ».

Ces propos du Maréchal Malinovsky furent prononcés à l'occasion du quarante-cinquième anniversaire de l'armée soviétique. On peut discuter pour savoir quelle est la part de bluff dans cet étalage de la force soviétique, mais ce qui est absolument indiscutable, c'est le profond mépris avec lequel Malinovsky et ses pareils considèrent le prolétariat des pays impérialistes.

Entre l'armée que la Révolution se donna il y a quarante-cinq ans et celle des maréchaux vantards d'aujourd'hui il y a une différence énorme, mais elle n'est sûrement pas au bénéfice de ces derniers comme ceux-ci semblent le croire.

Le pouvoir des Soviets, en ses premières semaines ne connut pas sur le front de l'intérieur de problèmes militaires trop graves. Partie des centres industriels, la Révolution gagnait les campagnes, et devant les forces encore faibles et désorganisées de la réaction, les détachements ouvriers de gardes rouges et les partisans remportaient des succès faciles et enivrants.

Mais au cours du printemps et de l'été 1918 la situation allait complétement changer. A la périphérie, les armées blanches s'organisaient. Elles avaient pour elles l'expérience et la science militaire (certains corps étaient composés presque exclusivement d'officiers), la supériorité de l'équipement et de l'armement, l'aide substantielle des puissances impérialistes. Bientôt la Révolution fut encerclée, refoulée dans les limites de l'ancien Grand Duché de Moscovie, condamnée à mort si elle ne parvenait pas à mettre sur pieds une véritable armée révolutionnaire.

Car il n'était absolument pas possible d'utiliser les restes de l'ancienne armée qui s'était démobilisée d'elle-même. Non pas que les soldats fussent hostiles aux soviets, mais ils ne voulaient plus se battre à aucun prix.

En octobre 1917 Kérensky fut condamné à l'impuissance, incapable de trouver une force militaire quelconque, en dehors des élèves officiers, à opposer à la révolution. L'armée dans son immense majorité soutenait les bolcheviks, ou, au pire, gardait une neutralité bienveillante. Ce soutien des millions de paysans mobilisés rejoignait l'infatigable agitation des révolutionnaires pour la Paix et pour la Terre. Le soldat, après quatre ans de tueries ne désirait qu'une seule chose : regagner son village, et régler ses comptes avec le propriétaire foncier. Pour lui la lutte de classes se bornait à cela. Aussi, l'attitude de l'armée si elle avait permis le succès de la révolution, la rendait-elle incapable d'assurer sa défense.

Le 23 février 1918, un décret décida donc « la création d'une armée socialiste-révolutionnaire » qui prit plus tard, au cours des hostilités, le nom que tout le monde, amis et ennemis, lui donnèrent : l'Armée Rouge. Le 13 mars, Trotski fut désigné comme commissaire du peuple à la guerre. Secondé par Sklianski, il allait assumer la responsabilité de l'organisation de la nouvelle armée et de la direction des opérations militaires.

La création de la nouvelle armée ne put se faire, au début, que sur la base du volontariat. Or les hommes qui avaient une expérience de la guerre ne voulaient plus se battre, et les jeunes qui le voulaient bien n'avaient pas la moindre formation militaire. Leur seule force était leur ardeur révolutionnaire. Et l'on n'avait pas le temps de former ces hommes sur les champs de manoeuvres. A peine constitués, bataillons et régiments étaient envoyés sur les secteurs les plus menacés du front. La guerre civile fut la plus terrible des écoles.

Et le problème de l'éducation ne concernait pas seulement la technique militaire. La nécessité de former les soldats rouges dans l'esprit socialiste était au premier plan des préoccupations des bolchéviks. On veilla à répartir judicieusement au sein de ces troupes en grande majorité d'origine paysanne, les ouvriers bolchéviks. Et, être un militant communiste n'était pas considéré, au sein de l'Armée Rouge, comme un privilège, bien au contraire.

« Je vous préviens - écrivait Trotski - que tout communiste délégué par le parti dans les rangs de l'Armée Rouge, est un soldat comme les autres, qu'il a les mêmes droits et les mêmes devoirs que tout autre soldat de l'Armé Rouge. Les communistes pris en flagrant délit d'infraction ou de crimes à l'égard des devoirs révolutionnaires de l'armée, seront punis à double titre, car ce qui peut être pardonné à l'ignorant, à l'inconscient, ne peut pas être pardonné à un membre du parti qui est à la tête de la classe ouvrière du monde entier ».

Mais si le parti était capable d'assurer l'encadrement politique de l'armée il ne disposait par contre que d'une infime poignée de techniciens militaires, et le plus souvent assez peu qualifiés. Il n'était pas possible dans ce domaine, de créer suffisamment vite des cadres valables. Comme toute science, la science militaire ne s'improvise pas, et la meilleure bonne volonté ne saurait la remplacer. Malgré les dangers évidents que cela représentait, il fut nécessaire de faire appel sur une grande échelle aux spécialistes, anciens officiers de l'armée tsariste. Beaucoup se laissèrent mobiliser au sein de l'Armée Rouge. Le nombre de ceux qui avaient été gagnés aux idées nouvelles était infîme. Mais il y avait les indifférents et les indécis, ceux qui n'avaient rien à perdre à la Révolution, ceux pour qui la patrie était représentée par les soviets, maintenant qu'ils étaient au pouvoir. Et si finalement beaucoup trahirent, infiniment plus nombreux encore furent ceux qui, sans être devenus des révolutionnaires, lièrent leur sort au nouveau régime et le servirent fidèlement.

Il n'y avait plus ni « officiers », ni sous-officiers ». Les grades étaient abolis. Il n'y avait plus que des postes de commandement à l'échelon du régiment, de la brigade, de la division ou de l'armée. Auprès de chacun d'eux était placé un commissaire politique chargé de le contrôler.

Pour faire une véritable armée avec des éléments aussi hétérogènes, il fallait encore lui inculquer une véritable discipline militaire. Et ce ne fut pas toujours facile, surtout dans les premiers mois, avec des troupes dont la mentalité était le plus souvent celle de détachements de partisans, et qui étaient en outre démoralisées par les premiers succès des « blancs ». Lorsque dans l'été 1918 la Révolution luttait pour sa vie devant Sviajsk, Trotski dut déclarer dans l'un de ses premiers ordres du jour « Je donne cet avertissement : si quelque partie de l'armée bat en retraite sans autorisation, le commissaire du détachement sera fusillé le premter, et le commandant ensuite. Les soldats valeureux et braves seront placés aux postes de commandement. Les lâches, ceux qui ménagent leur peau, ceux qui trahissent, n'échapperont pas aux balles. J'en réponds devant toute l'Armée Rouge. »

Une telle politique militaire, l'utilisation des anciens officiers tsaristes, la construction d'une armée rigoureusement centralisée et disciplinée n'alla pas sans soulever d'opposition jusque dans le parti bolchévik. beaucoup des communistes restaient prisonniers de l'agitation qu'ils avaient menée avant octobre pour la constitution et la vie des conseils de soldats, pour l'élection des gradés, pour la suppression de la peine de mort dans l'armée. ils voyaient là, les principes d'organisation de l'armée prolétarienne.

En outre, l'esprit de partisans restait vivace, hostile à la centralisation, favorable à la création de petites unités indépendantes. Il ne faisait pas que théoriser la faiblesse de l'Armée Rouge en ses débuts, il reflétait aussi la nature de classe de cette armée. C'est dans le milieu paysan, de loin majoritaire, que cet état d'esprit anarchisant se développait le plus facilement, mais il se heurtait à la centralisation et à la discipline prolétarienne qui finalement l'emporta.

Mais quelles qu'aient été les divergences sur la politique militaire, divergences qui s'exprimèrent toujours librement, même au sein des organismes du parti dans l'armée, il n'y eut pas de grands débats académiques à ce sujet. La guerre, inexorablement, sanctionnait les erreurs, montrait la voie à suivre.

Pendant trois ans, sur tous les fronts, cette armée se battit contre un ennemi bien mieux équipé et armé. La Russie soviétique avait concentré toute son énergie dans la production de guerre. Et pourtant, pour chaque capote qui sortait des mains de la couseuse, pour chaque fusil terminé dans les usines de Toula, il y avait sur le front dix soldats rouges qui tendaient les mains.

Et pourtant cette armée vainquit. Elle vainquit parce que, si elle n'avait ni tanks ni vivres, elle avait proclamé bien haut qu'elle était l'armée des ouvriers et des paysans, l'armée des opprimés du monde entier, et parce que ceux-ci l'avaient reconnue pour telle. Par exemple, au plus fort des combats devant Pétrograd, en octobre 1919, un ordre du jour de Trotski à l'armée déclarait :

« Combattants rouges !

Sur tous les fronts vous vous heurtez aux intrigues hostiles de l'Angleterre. Les armées de la contre-révolution tirent sur vous avec des canons anglais. Dans les dépôts de Schenkursk et de l'Onéga, sur les fronts du sud et de l'ouest, vous découvrez des munitions qui proviennent d'Angleterre. Les prisonniers que vous faites portent des uniformes anglais. Des femmes et des enfants, à Arkhangel et à Astrakhan, sont massacrés ou mutilés par des aviateurs anglais avec de la dynamite anglaise. Des vaisseaux anglais bombardent nos têtes...

Mais même actuellement, alors que nous combattons avec acharnement le mercenaire de l'Angleterre, Ioudénitch, j'exige de vous que vous n'oubliez jamais qu'il existe deux Angleterre. A côté de l'Angleterre des profits, de la violence, de la corruption, des atrocités, il existe une Angleterre du travail, pleine de puissance spirituelle, dévouée aux grands idéaux de la solidarité internationale. Nous avons contre nous l'Angleterre des boursiers, vile et sans honneur. L'Angleterre laborieuse, le peuple est pour nous. » (...) « Malheur au soldat indigne qui lèverait son couteau sur un prisonnier ou sur un transfuge ».

En prêtant serment les soldats rouges s'engageaient « devant les classes laborieuses de la Russie et du monde » à combattre « pour le socialisme et la fraternité des peuples ».

Trotski écrivait en en 1936 que :

« Le pouvoir des Soviets n'eût pas tenu douze mois sans l'appui immédiat du prolétariat mondial, européen d'abord, et sans le mouvement des peuples des colonies. Le militarisme austro-allemand ne put pousser à fond son offensive contre la Russie des Soviets parce qu'il sentait sur sa nuque l'haleine brûlante de la révolution. Les révolutions d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie annulèrent au bout de neuf mois le traité de Brest-Litovsk. Les mutineries de la flotte de la mer Noire, en avril 1919 contraignirent le gouvernement de la IIIe République à renoncer à l'extension des opérations dans le midi du pays soviétique. C'est sous la pression directe des ouvriers britanniques que le gouvernement anglais évacua en septembre 1919. Après la retraite des armées rouges sous Varsovie, en 1920, une puissante vague de protestations révolutionnaires empêcha seule l'Entente de venir en aide à la Pologne pour infliger aux Soviets une défaite décisive. Les mains de lord Curzon, quand il adressa en 1923 son ultimatum à Moscou, se trouvèrent liées par la résistance des organisations ouvrières d'Angleterre. Ces épisodes saisissants ne sont pas isolés ; ils caractérisent la première période la plus difficile, de l'existence des Soviets. Bien que la révolution n'ait vaincu nulle part ailleurs qu'en Russie, les espérances fondées sur elle n'ont pas été vaines ».

Et malgré ses fusées et ses charges nucléaires, l'armée des Malinovsky et des Krouchtchev, si elle doit affronter demain l'impérialisme dons une troisième guerre mondiale, n'est pas assurée de pouvoir lui tenir tête victorieusement, comme sut le faire il y a quelque quarante ans, une armée en haillons qui combattait pour le socialisme.

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