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Force de classe

La grève des cheminots et de la RATP paralysant les transports le lendemain du discours du Président de la République montre que les événements d'Alger, malgré le recul volontaire de certains syndicats, n'ont pas pour autant stoppé l'action revendicative. Depuis plusieurs mois, les travailleurs entrent en action pour l'aboutissement de leurs revendications. Dans les deux années écoulées, le gouvernement avait fixé par avance la limite des augmentations de salaires qui pourraient être consenties. Mais ces augmentations de salaires, qui étaient loin de correspondre à une augmentation du pouvoir d'achat puisque les prix sont en perpétuelle évolution, n'ont été cependant obtenues que par la lutte des travailleurs.

Partout où cette lutte n'a pas eu lieu, les salaires ont pris du retard. La menace du chômage a été un facteur non négligeable pour amoindrir l'importance des luttes que les travailleurs avaient, en fait, le moyen de mener avec plus de succès.

Cette année, nous avons connu les mouvements larges et spectaculaires du corps enseignant, les mouvements de la fonction publique.

Dans l'industrie privée, les actions revendicatives se poursuivent avec au moins autant de force sinon autant d'éclat. Il serait abusif de prétendre qu'un large mouvement se développe dans un climat de très haute combativité, Néanmoins, les différents mouvements montrent que la combativité ouvrière ne saurait être mise en cause. Pas question, bien entendu, de voir dans l'action ouvrière l'aube de la révolution montante. Mais compte tenu de la situation économique, des conditions politiques difficiles et de la carence des organisations qui ont la charge de mener ces luttes, on peut affirmer que c'est encore la combativité ouvrière qui fait le moins défaut.

Par exemple, à la Thomson Houston, le climat n'était pas très chaud au début, et il faut bien dire que ce sont plutôt les syndicats qui ont lancé l'action. Ils l'ont lancée d'ailleurs avec des mots d'ordre visant des objectifs généraux tels que : augmentation générale des salaires de 70 NF (0,40 NF pour les horaires), le 13e mois, la 4e semaine de congés payés, le salaire garanti, le retour aux 40 heures, alors que l'action restait limitée à quelques grèves tournantes. Ces mots d'ordre ne furent suivis au début que par une minorité d'ouvriers : 30 % des travailleurs de l'entreprise. Cette lutte d'une minorité se trouva rapidement en butte aux sanctions, licenciements de délégués, réduction des horaires de travail. Sur ce deuxième point, la Direction faisait fausse route. Elle croyait sanctionner des ouvriers en limitant leur temps de travail à 40 heures. Mais les travailleurs furent plutôt satisfaits de ce retour aux 40 heures, et c'est la Direction qui dut reculer. Des manifestations au siège de l'entreprise, en plein Paris, des manifestations devant le siège des Banques et dans l'usine développèrent l'action jusqu'au moment où les syndicats CGT et CFTC agissant en concurrence au lieu d'agir de front à cause de leur représentativité à peu près identique dans l'entreprise, compromirent l'action engagée.

Aux Chantiers de l'Atlantique, à St-Nazaire, l'action revendicative dure depuis plusieurs semaines. Ce qui est caractéristique de ce mouvement, c'est que d'une part les syndicats ont refusé de renouveler la signature des accords d'entreprises et que d'autre part, les mensuels et les cadres ont réalisé l'unité d'action avec les ouvriers. Non pas une unité d'action verbale dans les phrases de meetings, mais une unité réelle d'action gréviste.

Là comme ailleurs, l'influence syndicale a fait prendre au mouvement un caractère « tournant ». Mais les « grèves tournantes » des Chantiers de l'Atlantique ont malgré tout un caractère plus général. Rien à voir avec les dizaines et même les centaines de débrayages réunissant chacun, pour quelques minutes, une poignée de travailleurs, ainsi que cela se pratique dans certaines entreprises. Là ce sont des ateliers entiers, c'est-à-dire plusieurs centaines d'ouvriers ou de mensuels qui débrayent ensemble, se rassemblent à l'extérieur de l'usine, au siège des syndicats, et discutent de l'évolution de leur lutte, Une manoeuvre de la Direction tendant à dissocier les cadres des mensuels et des ouvriers a été déjouée, La Direction avait adressé une lettre individuelle à chaque cadre pour lui demander sa position dans le conflit. C'est une délégation inter-syndicale qui a rapporté collectivement toutes les lettres à la Direction. Lorsque la Direction a décidé le lockout pour mettre un terme aux débrayages, elle dut le faire timidement, pour une journée seulement. Cela n'a pas empêché les débrayages ni les manifestations de continuer.

L'action revendicative n'est pas limitée à ces quelques exemples. Depuis moins d'un mois, on a pu observer des mouvements suffisamment importants pour que la presse s'en fasse l'écho : Massey Ferguson - Aciéries d'Isberques - Fives Lille - Rochefort Sud Aviation - Sidelor - Eternit à Prouvy - Papeteries Domeynon - Ets Gurtner - La Grande Paroisse à Waziers (Nord) - Construction Navale à Nantes - Ateliers Hersant - Delattre et Frouard - Rhodiaceta à Lyon - Sud Aviation à Toulouse, etc.

Tout cela en dehors des mouvements de la semaine nationale d'unité d'action de la Métallurgie, et de ceux des cheminots, de la RATP, du Gaz et de l'Electricité. Prétendre dans ces conditions que la classe ouvrière est amorphe relève du mépris ou de l'ignorance, Et pourtant, les résultats de ces actions parfois coûteuses en heures de travail perdues en mises à pied, en licenciements individuels ou en lockout, sont loin d'être ce qu'ils pourraient devenir avec un peu plus de cohésion et de précision dans les objectifs. Il ne se passe guère de semaine qu'une ou plusieurs conventions collectives d'une branche d'industrie régionale ne soient signées, Elles sont évidemment le résultat des actions menées, même avec des perspectives critiquables et apportent aux travailleurs un certain nombre d'avantages non négligeables.

Ces conventions collectives qui manquent d'unification ne traitent pas, en général, des questions de salaires, ni des questions d'horaires de travail. Pour la durée du travail, on se réfère à la loi des 40 heures qui n'est appliquée que lorsque les patrons n'ont pas de travail à fournir aux ouvriers et qui, dans ce cas, se traduit par une sévère perte de salaire.

La question des salaires est débattue dans le cadre « d'accords » qui fleurissent un peu partout entre les patrons et les syndicats. Mais ces « accords » ont en fait peu de valeur, car ils se situent toujours à des taux mini. Les syndicats patronaux recommandent à leurs adhérents la signature de tels accords qui situent le salaire du manoeuvre à un taux voisin du S.M.I.G. Récemment, dans l'Orne, les Ardennes, les Vosges, le Calvados, le Puy de Dôme, l'Ain, le Rhône, la Moselle et les Bouches-du-Rhône, des accords de salaires ont été signés qui fixent le salaire horaire du M1 autour de 1,72 NF. Les accords de salaires signés dans la Moselle fixent même 1e salaire du M1 à 1,38 NF et celui du M2 à 1,49 NF. Ces salaires doivent être complétés à 1,68 NF pour atteindre le niveau du S.M.I.G. (1,68 NF x 200 = 336 NF).

On peut donc voir que même si les 4 % de M. DEBRE étaient largement dépassés, le niveau d'un grand nombre de salaires serait encore très bas. Pour améliorer la situation générale des salaires, il faudra beaucoup plus que batailler pour des améliorations locales, que manifester sa mauvaise humeur dans des débrayages tournants, ni même que montrer un peu plus durement son mécontentement dans des actions plus violentes et plus larges. L'avenir des salariés dépendra de leur force. Cette force, c'est la force politique que doit et que peut représenter la classe ouvrière dans une organisation indépendante, s'opposant à la bourgeoisie et à ses valets. Cette force, c'est celle d'une classe ouvrière adulte, qui ne réclame pas aux autres classes une meilleure part, mais qui, consciente et organisée, fixe elle-même ses objectifs et les réalise indépendamment.

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