Division du travail, spécialisation et aliénation02/10/19621962Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Division du travail, spécialisation et aliénation

La division du travail, telle qu'elle existe dans l'industrie moderne, n'est que la suite de la division du travail qui a commencé depuis l'origine des temps historiques. Dès que la société a franchi les limites de l'économie primitive, la division sociale du travail a été le facteur fondamental de la division de la société en classes, car elle entraînait avec elle l'échange des produits fabriqués, la propriété privée, la prédominance du capital commercial et l'exploitation de la classe des producteurs. Mais c'est avec les premières manufactures introduites en France du temps de Colbert, que se développe un nouveau mode de production, basé sur la division systématique du travail au sein même de l'atelier et qui devait devenir la forme caractéristique du mode de production capitaliste. Jusque-là, la division sociale du travail avait réparti les ouvriers entre les différents corps de métiers. Dorénavant, les ouvriers seront spécialisés dans une petite partie du travail à accomplir et l'objet réalisé deviendra le fruit d'un travail collectif. L'introduction du machinisme qui permet de simplifier et de faciliter chacune des opérations qui concourront à une fabrication donnée, devait accroître dans des proportions considérables la division du travail.

A notre époque, on ne peut concevoir une fabrication quelconque sans une division du travail extrêmement poussée. C'est un fait que la division du travail réalise une économie considérable de forces et permet l'utilisation de techniques très complexes qu'aucun individu isolé ne pourrait employer, mais qu'une collectivité organisée dans le but d'une fabrication donnée, réalise très facilement.

Si le charron d'autrefois pouvait construire lui-même un tombereau ou une charrette, on conçoit facilement qu'il serait impossible à un ouvrier isolé, même s'il devait y consacrer cent fois plus de temps, cent fois plus d'habileté et cent fois plus de peine, de procéder à la fabrication d'une automobile. Il en va de même, à peu près, pour toutes les fabrications industrielles.

Mais si la division du travail permet l'application de techniques et rend possible l'exécution de fabrications que le travail artisanal ne pourrait jamais réaliser, c'est aussi un fait que le travail parcellaire qui en résulte devient de plus en plus inintéressant et dépouille l'ouvrier qui l'exécute de toute humanité. Très rapidement, ce n'est plus l'ouvrier qui dirige et ordonne son ouvrage, c'est lui qui est esclave de sa tâche ou de la machine qui doit réaliser cette tâche.

Il y a là un problème en apparence insoluble. L'homme, s'il veut dominer la nature en créant des objets industriels qui le libèrent des difficultés naturelles, devra-t-il, en même temps, subir toujours davantage l'aliénation du travail spécialisé ?

Il est agréable de rouler en automobile, de disposer d'articles ménagers qui dispensent le froid ou la chaleur au gré des consommateurs, de loger dans des appartements sains, spacieux et confortables, de jouir d'une foule de moyens qui rendent la vie meilleure. Mais tous ces objets sont les fruits du travail humain. Les machines accélèrent la rapidité d'exécution, l'économie de fatigue, mais elles sont elles-mêmes le fruit du travail humain. Pour disposer de ces richesses, les hommes sont-ils condamnés à s'astreindre à un travail forcé de plus en plus abrutissant et qui fait d'eux des robots pareils aux machines qu'ils utilisent ?

Pour beaucoup, la division du travail liée à une technique très développée est une cause de chômage. Pour d'autres, au contraire, si la division du travail et l'utilisation des techniques permettent la fabrication de marchandises toujours plus abondantes, avec une main-d'oeuvre de plus en plus réduite, elles développent en même temps de nouveaux moyens qui créent de nouveaux besoins et accélèrent au contraire les besoins de main-d'oeuvre. En régime capitaliste, les contradictions économiques donnent raison tantôt aux uns, tantôt aux autres. Mais le problème qui se pose est de savoir si, dans un régime socialiste - c'est-à-dire dans un système économique d'où aurait disparue l'exploitation de l'homme par l'homme - les individus seraient condamnés, au nom de la marche en avant du progrès, à se soumettre à un travail aliéné qui les dépouillerait de toute personnalité, Une première réponse des socialistes à cette question est d'abord que le travail parcellaire nécessaire à la production serait réduit dans des proportions considérables. Le gaspillage qu'impose l'économie mercantile serait à peu près éliminé. Mais bien que considérablement réduit, le travail parcellaire dû à la spécialisation pourrait être un facteur d'aliénation incompatible avec la conception de la liberté qu'entend réaliser le socialisme. Kautsky remarque que la liberté du travail est impossible (du travail productif s'entend) et que l'homme ne peut se libérer du travail qu'en en réduisant le temps au strict minimum.

Mais s'il est vrai que l'homme ne se libère vraiment des contraintes et des disciplines toujours plus exigeantes du travail, qu'en créant les moyens de se soustraire au maximum au travail aliéné, il y a un autre aspect du problème qui ne doit pas être négligé : la division du travail implique-t-elle obligatoirement l'emploi d'OS, ouvriers parcellaires de plus en plus dépourvus de qualification ? Dans le monde capitaliste, c'est ce qui tend à se réaliser.

Le socialisme résoudrait le problème par les deux bouts.

D'une part, la division du travail poussée à l'extrême rend chaque tâche de plus en plus simple, donc facilement réalisable par n'importe qui. D'autre part, le développement culturel de chaque individu le rend de plus en plus apte à s'adapter à n'importe quel travail. La division du travail, la rationalisation sont indispensables, et ce serait faire preuve d'esprit réactionnaire que de vouloir conserver un certain aspect artisanal au travail, sous, prétexte de l'« humaniser ».

Par contre, il est tout à fait ridicule et vain de vouloir spécialiser des travailleurs dans l'exécution d'une tâche précise. A partir du moment où les travaux les plus compliqués peuvent se découper en opérations extrêmement simples et faciles à exécuter, à partir du moment où les connaissances technologiques, techniques et culturelles atteignent un certain niveau dans la masse des travailleurs, si la division du travail est toujours nécessaire, la spécialisation de la main-d'oeuvre devient inutile.

Outre que le temps de travail productif aliéné diminue dans des proportions considérables, il devient possible de varier les activités de chacun, au point que non seulement elles ne soient ni ennuyeuses, ni abrutissantes, mais qu'elles deviennent un jeu plaisant et un facteur d'enrichissement culturel.

Certaines expériences ont d'ailleurs été tentées en régime capitaliste, car il s'est avéré que l'abrutissement né de la répétition et de la monotonie du travail entraînait à la longue une baisse appréciable de rendement. Ainsi, aux usines IBM, on fait tourner les OS devant des machines différentes afin de maintenir une productivité constante. Si le seul souci du rendement guide les capitalistes, il est bien évident qu'un tel système, préalablement corrigé de tous ses excès, aurait l'avantage de diminuer considérablement l'aliénation des travailleurs.

N'importe quel individu, de constitution physique et d'intelligence moyennes, est capable de réaliser n'importe quelle tâche que la rationalisation actuelle permet. Cela exclut-il toute spécialisation des individus ? Evidemment non. Il y aura toujours des gens qui, pour leur plaisir, et en dehors du processus direct de la production, aimeront à se spécialiser dans certaines activités, correspondant à leurs goûts, et à leurs dispositions particulières. Ces activités spécialisées, librement consenties, apporteront un concours indispensable au développement du progrès.

La division du travail n'implique donc nullement la spécialisation de la main-d'oeuvre ; elle doit permettre, au contraire, de libérer l'homme des tâches ingrates, abrutissantes et avilissantes, en créant les moyens d'une limitation toujours accrue du temps de travail et une diversité des tâches telle qu'elle rende le travail agréable et nécessaire à l'homme.

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