Holdings agricoles en Ukraine : l’alliance des oligarques et des financiers occidentaux24/02/20242024Lutte de Classe/medias/mensuelarticle/images/2024/02/Moisson_g%C3%A9ante_en_Ukraine.png.420x236_q85_box-95%2C0%2C1032%2C528_crop_detail.png

Holdings agricoles en Ukraine : l’alliance des oligarques et des financiers occidentaux

La suspension des droits d’importation sur les produits ukrainiens dans l’Union européenne et l’établissement de « couloirs de transit » des céréales ukrainiennes destinées à l’exportation hors d’Europe provoquent la colère des agriculteurs européens, et d’abord en Pologne, Tchéquie et Roumanie voisines. Des agriculteurs polonais ont vidé des camions de céréales sur les routes. Le gouvernement polonais a plusieurs fois fermé ses postes-frontières. Macron a menacé de rétablir les droits de douane. Ces exportations ukrainiennes – qui ont pourtant chuté de 50 % en raison de la guerre et des blocages douaniers – ont mis en lumière le poids acquis par une poignée de holdings agricoles, associant des oligarques ukrainiens à des fonds d’investissement occidentaux. La sécurisation et la consolidation de cette association font partie des enjeux de la guerre en cours.

Illustration - Holdings agricoles en Ukraine : l’alliance des oligarques et des financiers occidentaux

Avant la guerre, l’Ukraine était le quatrième exportateur de céréales au monde, derrière les États-Unis, la Russie et l’Argentine. Elle exportait surtout vers l’Égypte, la Chine, l’Inde ou la Turquie, assez peu vers l’Europe. Les accords de libre-échange signés avec l’UE en 2016, et surtout l’autorisation de faire transiter les exportations ukrainiennes à travers l’UE depuis que les ports de la mer Noire sont bloqués, ont changé la donne, certains convois disparaissant entre les frontières ukrainiennes et les ports européens. L’arrivée d’une petite fraction des céréales ukrainiennes sur le marché européen contribue à faire baisser leur prix, ce qui provoque la colère des agriculteurs polonais. L’Ukraine est, après la Russie, le plus grand pays agricole d’Europe, avec 41,5 millions d’hectares de superficie agricole utile. Elle dispose des terres arables parmi les plus fertiles au monde, les fameuses « terres noires » (le tchernoziom), sur une surface qui équivaut au tiers des terres arables de toute l’Union européenne. Mais l’agriculture ukrainienne est coupée en deux mondes aux antipodes l’un de l’autre.

D’un côté, quelque 4 millions de minuscules exploitations de moins de 1 ha – produit du démantèlement des kolkhozes et des sovkhozes de l’ère soviétique – mais qui fournissent la moitié de la production agricole nationale, dont 98 % des pommes de terre, 85 % des légumes et des fruits et 80 % du lait. Depuis deux ans, beaucoup de ces ruraux, surtout à l’est du pays où les combats sont les plus intenses, ont perdu leur logement, leur terre, leurs moyens de subsistance. Les ruraux ont été plus massivement intégrés aux troupes combattantes que les citadins pour qui il est plus facile de se cacher, de se faire exempter ou de fuir à l’étranger. Les « petits », et en particulier les petits paysans, se battent et meurent pendant que les oligarques prospèrent à l’arrière ou à l’étranger.

De l’autre côté, 35 000 exploitations contrôlent 80 % des terres agricoles. Parmi celles-ci, 4 500 sont des entreprises agricoles dont la taille est supérieure à 1 000 ha et seulement 184 sont des agro-holdings exploitant entre 10 000 et 570 000 ha. Ces deux catégories contrôlent plus de la moitié de la surface agricole utile d’Ukraine et ont le quasi-monopole des exportations1. Leurs riches propriétaires font partie des profiteurs d’une guerre qui accélère la concentration de la terre, les réformes de la propriété foncière et la mainmise des capitalistes occidentaux sur les moyens de production du pays.

La puissance des agro-holdings

Les agro-holdings sont des conglomérats qui contrôlent de nombreuses entreprises agricoles concentrées verticalement, depuis la culture des terres jusqu’à l’exportation en passant par le matériel agricole, la transformation ou le stockage, ou horizontalement en s’étendant sur de vastes surfaces et parfois plusieurs secteurs de production. Ils sont souvent spécialisés dans un domaine : les céréales, les oléagineux, les volailles, ou l’élevage porcin, dans lesquels ils sont en situation de quasi-monopole. Ils disposent d’installations et de matériel agricole récents et performants, vendus par l’américain John Deere ou d’autres industriels occidentaux. Ils ont recours aux satellites et aux drones pour optimiser l’épandage d’engrais et suivre l’état des cultures.

La structure capitalistique et juridique de ces holdings est complexe et très changeante, leur maison-mère chapeautant une multitude de filiales. Le principal actionnaire est le plus souvent un oligarque ukrainien, c’est-à-dire un de ces milliardaires issus de la bureaucratie qui ont mis la main, à la chute de l’Union soviétique, sur des pans entiers de l’économie auparavant étatisée. Ces maisons mères ont leur siège social au Luxembourg ou à Chypre pour échapper aux taxes et impôts, mais aussi à Amsterdam ou à New York pour profiter de la sécurité du droit de la propriété privée des pays occidentaux car ce droit reste loin d’être garanti en Ukraine.

Ainsi Kernel, le plus grand holding, qui exploite 570 000 ha (la superficie du département de l’Ain), spécialisé dans l’huile de tournesol, propriété de Andriy Verevskyi, 16e fortune ukrainienne, est enregistré au Luxembourg. ­UkrLandFarming, 403 000 ha, qui fait dans les céréales, les œufs et le lait, propriété d’Oleh Bakhmatyuk, 28e fortune avant un revers provoqué par la guerre, est enregistré à Chypre. C’est aussi le cas de MHP, 370 000 ha, troisième sur le podium, qui appartient à Yuriy Kosyuk dit « le roi du poulet » car il exporte 60 % de la volaille du pays, dont un tiers vers l’Europe en 2022 contre moins de 20 % avant la guerre2. Comme ses homologues, il pourrait s’appeler « le mafieux du poulet » au regard des méthodes utilisées pour bâtir son empire, protéger sa fortune et faire taire ses détracteurs et les paysans qu’il a spoliés. En 2018, Kosyuk a tenté de reprendre le groupe volailler français Doux, en difficulté. Dixième fortune du pays, Kosyuk s’est fait construire dans la banlieue de Kiev une résidence inspirée du château de Versailles, fêtes somptuaires incluses.

La crise financière internationale de 2007-2008, qui a libéré des masses de capitaux à la recherche de placements rentables et engendré une spéculation mondiale sur les matières premières agricoles, provoquant l’envolée des prix et l’extension des famines dans le monde, a marqué un tournant. L’agriculture ukrainienne a attiré en masse les capitaux occidentaux. Des oligarques de l’industrie se sont réorientés vers l’agriculture. Des fermes de dix mille ou vingt mille hectares ont grossi jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’hectares. L’État ukrainien a soutenu la formation de ces géants par tous les moyens : facilités de crédit, accès aux devises étrangères pour les plus gros, refus de financer la modernisation des plus petits, pression sur les propriétaires nominaux de la terre pour la louer aux holdings, complicité pour laisser ces derniers accaparer des terres de l’État, autorisation pour construire des élevages ou des abattoirs géants malgré l’opposition des riverains, privatisation d’entreprises agroalimentaires publiques… L’élection en 2014 à la présidence de l’oligarque pro-occidental Petro Porochenko, dit « le roi du chocolat », a accéléré l’arrivée de ces capitaux.

Les banques et fonds d’investissement européens, américains ou des pays du golfe Persique sont devenus les créanciers et même les actionnaires des oligarques ukrainiens. Ainsi les fonds d’investissement de Goldman Sachs, de la BNP, de Norges Bank ou encore le fonds américain Kopernik possèdent-ils des actions des holdings agricoles ukrainiens. NCH Capital, cinquième plus grand holding d’Ukraine, 290 000 ha, est une société à capitaux majoritairement américains. NCH exploitait aussi plusieurs centaines de milliers d’hectares de terres agricoles en Russie jusqu’en 2022. AgroGeneration, créée en 2007 par le français Charles Beigbeder, a exploité jusqu’à 100 000 ha avant de connaître des déboires dus à la guerre en 2014, puis en 2022.

L’arrivée des financiers occidentaux a surtout pris la forme de prêts massifs, appuyés par les institutions financières, dont la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Ainsi, à partir de 2010, la BERD a consenti des dizaines de millions d’euros de prêts au « roi du poulet », MHP, pour construire des installations capables de préparer jusqu’à 1 000 tonnes de viande par jour. Entre 2008 et 2023, la BERD et la Banque mondiale ont prêté 1,7 milliard de dollars aux six premiers holdings ukrainiens. En 2020, la dette de la société UkrLandFarming était estimée à 1,65 milliard de dollars, pour l’essentiel auprès de créanciers étrangers dont Gramercy Funds Management, l’agence d’import-export des États-Unis, et la Deutsche Bank. Parmi les créanciers de Kernel, on trouve la banque néerlandaise ING Bank, la française Natixis et la banque allemande Landesbank Baden-Württemberg, trois banques de pays gros exportateurs de denrées agricoles.

Cet endettement massif des holdings agricoles ukrainiens donne aux banques occidentales créancières le contrôle sur les entreprises et leurs actifs. Leurs investissements dans l’agriculture marquent une étape, sinon un tournant, dans l’intégration des oligarques ukrainiens au sein du capitalisme mondial. Les oligarques ne sont plus seulement des prédateurs des ressources ukrainiennes qui viennent placer leur fortune dans des paradis fiscaux, acheter des clubs de football ou des sociétés immobilières à Londres ou ailleurs. Ils deviennent des partenaires en affaires des capitalistes occidentaux.

Des kolkhozes aux agro-holdings, la question de la propriété

Entre 1991, date de l’indépendance de l’Ukraine à la suite de l’éclatement de l’Union soviétique par la volonté des bureaucrates qui régnaient à son sommet, et 2021, date du vote à Kiev d’une loi foncière qui rend possible non seulement la location mais la vente des terres agricoles, il se sera écoulé trente ans. Trente années au cours desquelles il n’aura été ni simple ni encore totalement achevé, pour les privilégiés ukrainiens comme pour les capitalistes occidentaux qui lorgnaient les richesses du pays, de liquider l’héritage économique, juridique et social de la période soviétique, de désarrimer l’Ukraine de la Russie et d’intégrer l’économie ukrainienne à l’économie capitaliste mondiale.

Les 20 000 kolkhozes (fermes collectives) et 2 500 sovkhozes (fermes d’État) qui exploitaient l’essentiel des surfaces cultivées avant 1991 – même si une part notable de la production vivrière du pays provenait des lopins individuels des kolkhoziens – avaient été conçus, comme toute l’économie soviétique, sur une base collective, depuis les travaux dans les champs et les étables jusqu’au stockage et à l’acheminement des produits aux consommateurs. Toute la vie des villages – le logement, l’école, la santé, les commerces, la fourniture de l’électricité, jusqu’aux pompes funèbres – était structurée autour des kolkhozes, eux-mêmes fortement liés à des groupes industriels d’État. En outre, toutes les relations économiques, les infrastructures, les réseaux d’approvisionnement et de distribution de l’Ukraine étaient imbriqués avec ceux de la Russie ou de la Biélorussie et largement coupés de l’Europe occidentale.

En Ukraine, comme en Russie, les premières tentatives pour privatiser la terre ont échoué. Formellement, depuis la révolution d’Octobre 1917, dont l’un des principaux moteurs avait été la question agraire soulevée par des millions de paysans pauvres, la propriété privée de la terre n’existait plus. Les bolcheviks avaient décrété : « Le droit à la propriété de la terre est aboli à jamais et sans indemnité. La terre devient un bien national donné en jouissance à tous ceux qui la travaillent. »3 Après les terribles vicissitudes de la guerre civile, de la NEP, de la collectivisation forcée stalinienne, de la Deuxième Guerre mondiale puis des réformes de Khrouchtchev, autant d’événements qui ont affecté particulièrement l’Ukraine, la terre était laissée en jouissance, sans titre de propriété, répartie entre les lopins individuels des kolkhoziens – et plus tard de nombreux citadins pour leurs datchas4 –, les kolkhozes, les sovkhozes, les régions, l’État. Il n’existait pas de cadastre recensant et identifiant les propriétés foncières. Un tel cadastre n’existe toujours pas trente ans plus tard, au désespoir de la BERD qui a versé 89 millions de dollars en 2013 « pour organiser un titrage des terres rurales et le développement du cadastre » (Guerre et spoliation).

Les bureaucrates à la tête de l’Ukraine ont tenté, dès 1992, de démanteler les fermes collectives et de privatiser les terres pour faire surgir à marche forcée des entreprises privées. Le gouvernement a distribué des certificats de propriété (des vouchers) aux salariés des kolkhozes, pour une surface foncière dépendant de la taille de l’ancienne ferme collective et du nombre de ses travailleurs. Il a donné la propriété formelle des lopins aux ruraux qui les exploitaient et transféré 15 % des terres des kolkhozes aux conseils municipaux pour constituer des « terres de réserve ». Une nouvelle Constitution en 1996 indiquait à la fois que « la terre est la propriété du peuple ukrainien » et que « le droit de propriété sur la terre est garanti. Ce droit est acquis et réalisé par les citoyens, les personnes morales et l’État. » Mais ces changements juridiques n’ont pas fait surgir du néant des milliers d’exploitations agricoles privées. L’immense majorité des sept millions de possesseurs de certificats de propriété, pour des surfaces non cadastrées, se trouvant dans l’incapacité de les exploiter, faute de matériel et de financement, ont le plus souvent loué leurs parts, plus rarement vendu, librement ou à la suite de pressions, aux anciens cadres des kolkhozes ou à des affairistes locaux ou plus lointains. Beaucoup de ces millions de nouveaux tout petits « propriétaires » sont donc devenus salariés sur ce qui était supposé être « leurs » terres.

Dans ces années 1990, une multitude de bureaucrates et de nouveaux riches proches du pouvoir étaient assoiffés de profits immédiats. Ils ont dépecé l’ancien appareil productif et pillé les matières premières, provoquant un effondrement général de l’économie et un désastre pour la population dont la taille et l’espérance de vie ont reculé. À la campagne, la plupart des kolkhozes et sovkhozes, peu rentables, ont été laissés à l’abandon, le matériel livré à la rouille et le bétail souvent abattu. La plus grande partie de la nourriture consommée en Ukraine provenait, comme par le passé et comme encore aujourd’hui, des lopins familiaux exploités intensivement et des petites fermes indépendantes. Des oligarques ont fait main basse sur les meilleures terres, les ports, les lieux de transport et de stockage. D’autres ont racheté les titres de propriété épars pour les concentrer entre leurs mains, sans toujours les mettre en exploitation, attendant que le contexte général des affaires s’améliore.

Devant les conséquences désastreuses de ce pillage et l’opposition des petits agriculteurs et des anciens kolkhoziens, le Parlement ukrainien a voté en 2001 un moratoire interdisant la vente des terres agricoles. Ce moratoire n’a été levé qu’en 2021, par Zelensky. Depuis des années, le FMI et la BERD exerçaient une pression insistante en ce sens, par exemple en conditionnant tous les prêts à l’Ukraine depuis 2014 à l’engagement de « lever le moratoire » et d’« établir un marché transparent des terres agricoles ». Mais à chaque fois que le Parlement s’apprêtait à lever ce moratoire, ce que refusaient les deux tiers des Ukrainiens, très conscients que cela démultiplierait l’accaparement des terres par les puissants dans un pays où la corruption règne, des manifestations d’agriculteurs l’en empêchaient.

Zelensky fut, durant la campagne électorale qui allait le porter à la présidence, le premier à s’engager à faire voter une loi autorisant la vente des terres, y compris à des étrangers. Une promesse électorale, aux nantis, qu’il a tenue… La loi votée en 2021 limitait, dans un premier temps, les ventes des terres de moins de 100 ha aux seuls acquéreurs ukrainiens. Depuis le 1er janvier 2024, des terres pour une surface jusqu’à 10 000 ha peuvent être vendues ou acquises par une personne physique ou morale. Les pressions des banques internationales ont fini par aboutir : la loi ouvre la porte à l’acquisition en pleine propriété de la terre agricole par des sociétés à capitaux étrangers. Bien sûr, les entrepreneurs étrangers n’ont pas attendu d’être légalement propriétaires pour disposer des terres. Les actionnaires étrangers des puissants agro-holdings disposent d’un large éventail d’outils juridiques pour agrandir les surfaces exploitées en louant ou rachetant les droits d’usage des petits porteurs sur les terres agricoles ou en participant au capital des sociétés ukrainiennes qui en disposent. Même des capitalistes d’un plus petit calibre, comme ces agriculteurs français de la Haute-Marne associés depuis 2006 dans Agro KMR pour exploiter 20 000 ha dans le village de Pavlohrad dans l’est de l’Ukraine, contrôlent des fermes en Ukraine.

Mais depuis leur émergence, les capitalistes ont toujours voulu sécuriser leurs propriétés, même quand celles-ci avaient été acquises par la spoliation, le trafic ou l’esclavage. Comme le formulait la BERD dès 2014 : « L’Ukraine ne pourra libérer son potentiel agricole et industriel sans relever un certain nombre de défis, notamment […] l’incertitude liée à la propriété foncière et aux droits d’utilisation »5. La réforme foncière et l’accès à la pleine propriété, garantie par l’État ukrainien, ouvre de nouvelles perspectives aux capitalistes occidentaux.

La guerre et les agro-holdings

Bien sûr, la guerre, qui entre dans sa troisième année et qui a déjà fait des centaines de milliers de victimes, ukrainiennes et russes, retarde et complique la mise en œuvre effective de la loi sur la propriété foncière. Dans l’est du pays, un dixième de la surface des terres agricoles a été transformé en champs de mines, balafré par des tranchées. Les villages et les fermes ont été détruits. Les infrastructures, silos, routes, voies ferrées, ports, ont été bombardées et bien au-delà de la ligne de front : le cas d’Odessa, le plus grand port d’Ukraine, notamment pour les céréales, en est un exemple. Les circuits d’approvisionnement en engrais ou semences ont été coupés, des usines de transformation ont été détruites. Certains holdings ont perdu une grande partie de leurs terres. Le groupe UkrLandFarming de l’oligarque Oleh Bakhmatyuk annonce avoir perdu 40 % de ses terres dans la région de Kherson et Marioupol. Le groupe AgroGeneration fondé par le Français Beigbeder a connu les mêmes déboires.

Dans les régions occupées par l’armée russe, les concurrents russes des oligarques ukrainiens se sont emparés de leurs terres. Ainsi le holding russe Agrocomplex, qui appartient à l’ancien ministre de l’Agriculture Alexandr Tkatchev et contrôle 800 000 hectares de terres en Russie, a mis la main sur les terres de l’Ukrainien HarvEast dans la région de Donetsk. La guerre accélère la séparation entre les oligarques russes et ukrainiens, aux méthodes mafieuses similaires, tout en permettant les règlements de comptes. Ainsi Oleksi Vadatursky, patron du groupe céréalier Nibulon, 10e agro-holding ukrainien, qui a la main sur les infrastructures portuaires de Mykolaïv par où transitait le tiers des exportations de céréales avant la guerre, a été délibérément abattu en août 2022 par des bombes russes.

Une des raisons de la guerre était justement la concurrence de plus en plus vive entre les oligarques russes de l’agriculture, grands exportateurs de céréales, liés étroitement à l’appareil d’État de Poutine, et leurs homologues ukrainiens, de plus en plus associés aux capitalistes occidentaux. L’entrée en vigueur, le 1er janvier 2016, d’un accord de libre-échange entre l’Ukraine et l’Union européenne, la montée en puissance des agro-holdings ukrainiens sur les marchés internationaux des céréales ou des oléagineux, heurtaient directement les intérêts de leurs concurrents russes. Stéphane Séjourné, nouveau ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, formule d’ailleurs ouvertement cet enjeu agricole de la guerre pour les puissances impérialistes : « Laisser la Russie s’emparer des terres noires ukrainiennes, parmi les plus fertiles au monde, ce serait abdiquer une part de souveraineté alimentaire, accepter une inflation débridée, offrir à la Russie des moyens de pression et d’extorsion sans précédent. » (Le Monde du 17 février 2024) Il se fait ainsi le porte-parole des financiers occidentaux qui ont investi dans l’agriculture ukrainienne.

La guerre renforce massivement l’emprise des financiers occidentaux sur l’économie ukrainienne. La dette publique de l’État a explosé pour financer la guerre car les dizaines de milliards de dollars ou d’euros versés à l’Ukraine par les États-Unis et les pays européens sous prétexte d’aider l’Ukraine à résister à l’invasion russe sont en réalité des prêts, que la population ukrainienne devra rembourser au prix fort pendant des décennies. Cette dette publique se montait à 135 milliards de dollars (75 % du PIB) au début de l’année 2023 et ne cesse d’augmenter. La dette privée, celle des entreprises ukrainiennes dont les agro-holdings, était estimée à 50 milliards de dollars. Ces dettes donnent le pouvoir quasi absolu aux créanciers occidentaux de mettre la main sur les entreprises ou les mines du pays et en particulier sur la propriété des riches terres agricoles.

Les conférences internationales sur l’avenir de l’Ukraine, les sommets européens ou les résolutions publiées sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale répètent tous la même chose : il faut privatiser les entreprises non essentielles ; il faut réformer les services sociaux ; il faut déréguler l’économie. Dans le domaine de l’agriculture, la Banque mondiale affirme : « La reconstruction de l’Ukraine nécessitera une libéralisation accrue du marché des terres agricoles et l’expansion du programme de recettes agricoles pour attirer les capitaux privés » (Guerre et spoliation)

Mourir pour l’agro-business

La guerre entre la Russie et l’Ukraine, démarrée il y a dix ans après la victoire à Kiev des pro-occidentaux suivie de la sécession du Donbass, restée de faible intensité jusqu’à la brutale invasion de l’Ukraine par les armées de Poutine il y a deux ans, est aussi une guerre pour le contrôle des ressources et des marchés. Déclenchée par Poutine en réaction à l’alignement croissant de l’Ukraine derrière les États-Unis et leurs alliés européens et à la mainmise des capitalistes de ces pays sur l’économie ukrainienne, cette guerre qui s’enlise accélère au contraire le processus. D’un côté les relations se coupent avec la Russie ; de l’autre les créanciers et fournisseurs d’armes occidentaux de Zelensky s’apprêtent à faire main basse sur le pays tout en intégrant peut-être durablement les oligarques ukrainiens au sein de la bourgeoisie internationale.

Les classes populaires ukrainiennes, les jeunes mobilisés dans l’armée, à commencer par les dizaines de milliers de ruraux, petits agriculteurs ou ouvriers agricoles des immenses exploitations, les habitants des zones de combat et des villes assiégées et détruites, paient l’essentiel du coût de cette guerre. Dans de nombreux villages, il ne reste presque plus d’hommes en âge de travailler car ils sont tous à la guerre. Faute de bras, beaucoup d’agriculteurs abattent leur cheptel, ce qui fait monter le prix du lait. Près d’un habitant rural sur deux vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté, certains souffrant même de malnutrition. Les petits agriculteurs qui nourrissent le pays ne touchent aucune aide de l’État, qui la réserve aux fermes géantes.

Les classes populaires paient le prix du sang. Elles subissent les privations. Elles devront supporter demain les remboursements d’une dette vertigineuse. Tous ces sacrifices pour pérenniser l’alliance entre les financiers occidentaux et les oligarques ukrainiens. On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les actionnaires des agro-holdings.

21 février 2024

1Chiffres donnés par Sandrine Levasseur, « L’agriculture ukrainienne sous tension », Sciences Po OFCE Working Paper, n° 10/2022

 

2Chiffres donnés par le rapport Guerre et spoliation publié par The Oakland Institute, 2023.

 

3Décret sur la terre adopté par le congrès des soviets le 8 novembre 1917 (26 octobre de l’ancien calendrier), soit dès la prise du pouvoir.

 

4Bien souvent une simple cabane sur un tout petit lopin.

 

5Cité dans Guerre et spoliation, page 17.

 

Partager