Fleuve Colorado : un désert aride transformé en une source de profits24/02/20242024Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2024/02/238.jpg.484x700_q85_box-16%2C36%2C1357%2C1976_crop_detail.jpg

Fleuve Colorado : un désert aride transformé en une source de profits

Cet article est adapté de celui paru dans la revue Class Struggle (n° 118, hiver 2024) publiée aux États-Unis par le groupe trotskyste The Spark.

Le fleuve Colorado, long de 2 334 kilomètres, a une importance vitale pour le sud-ouest des États-Unis. Il fournit de l’eau à plus de 40 millions de personnes et de l’électricité à environ un million de foyers. Mais environ 80 % de son eau est utilisée pour l’agriculture, surtout par les grandes entreprises qui la dominent aux États-Unis.

Au cours de la sécheresse qui frappe l’ouest des États-Unis depuis plus de vingt ans, le débit du Colorado a considérablement diminué, d’environ 20 %. Alors que les États riverains et les autorités locales ont imposé des réductions du volume d’eau utilisée par les habitants, les grandes exploitations agricoles n’ont pas réduit leur utilisation de l’eau du Colorado.

Or, ces dernières années, le niveau des deux plus grands réservoirs artificiels d’eau des États-Unis, les lacs Mead et Powell, traversés par le Colorado, est devenu dangereusement bas, ce qui laisse entrevoir la possibilité que le fleuve s’arrête complètement de couler. Il avait fallu six années pour remplir le lac Mead, et seize pour le lac Powell. Ils ne contiennent plus aujourd’hui qu’un gros tiers de leur volume d’eau initial.

L’eau du Colorado irrigue 15 % des cultures et permet d’élever 13 % du bétail des États-Unis. Ce qui est tout à fait disproportionné pour un fleuve qui, en termes de volume d’eau transportée, se classe au 37e rang des cours d’eau des États-Unis.

Parmi les sept États qui se partagent le bassin du fleuve Colorado et puisent son eau, la Californie en prélève la plus grande part, un quart. Et, de cette part, les trois quarts environ reviennent à l’Imperial Valley, située dans le sud-est de la Californie. Ce désert, parmi les plus chauds et les plus secs d’Amérique du Nord, qui occupe à peine 0,16 % de la superficie du bassin hydrographique du Colorado, utilise ainsi près d’un cinquième de toute son eau ! Cela permet à l’Imperial Valley de jouer un rôle disproportionné dans la production agricole : elle fournit ainsi les deux tiers des légumes consommés aux États-Unis en hiver.

Des aménagements hydrauliques massifs au bénéfice de quelques-uns

Les grandes et riches propriétés agricoles de l’Imperial Valley se sont constituées à partir des terres données gratuitement par le gouvernement fédéral aux compagnies ferroviaires après la guerre de Sécession, au total pour une superficie supérieure à celle de la France. En Californie, la Central Pacific Railroad (devenue plus tard la Southern Pacific Railroad) a récupéré plus de 10 % des terres de l’État et en a vendu une grande partie, par gros morceaux, à des spéculateurs, notamment dans l’Imperial Valley.

Bien qu’elle soit située à 130 kilomètres du fleuve Colorado, son altitude, en partie en dessous du niveau de la mer, a permis l’irrigation de cette vallée par gravité, grâce à la construction d’un premier canal. Il devenait possible de faire plusieurs récoltes par an de fruits, de légumes et d’autres cultures.

Cette première tentative s’est toutefois soldée par un désastre. En 1905, quelques années seulement après l’achèvement du canal, de fortes pluies s’ajoutant à la fonte des neiges ont fait gonfler le débit du Colorado, qui s’est déversé dans les champs et a inondé l’Imperial Valley, créant même un grand lac, nommé Salton Sea.

Le gouvernement fédéral a alors construit une digue d’urgence pour la partie du canal située au Mexique. Certains des plus grands propriétaires terriens de cette partie du Mexique étaient américains, principalement des millionnaires de Californie du Sud, dont le général Harrison Otis et son gendre, Harry Chandler, magnats de l’immobilier et éditeurs du quotidien Los Angeles Times, qui possédaient 344 000 hectares au Mexique.

Puis, dans les années 1930, l’État fédéral est allé bien au-delà de la prévention des inondations. Sous prétexte de fournir de l’eau d’irrigation gratuite et de l’électricité bon marché aux Américains ordinaires, en particulier aux petites exploitations agricoles familiales, le président Roosevelt a fait construire un vaste système hydraulique comprenant les barrages Hoover, Parker et Imperial et le canal All-American, afin d’endiguer le Colorado et de maîtriser son débit imprévisible ; mais aussi de détourner son eau vers le sud de la Californie, l’Imperial Valley et les villes en pleine croissance, en particulier Los Angeles. Dès le départ, les grands projets fédéraux financés par des fonds publics étaient réalisés au profit de quelques grandes entreprises. Il était même question de financer la construction du barrage Hoover, le plus haut du monde à l’époque, 221 mètres, par les factures d’électricité des ménages de Los Angeles. Le dernier grand barrage a été achevé en 1966.

Le partage des eaux entre les sept États américains du bassin du Colorado n’a jamais fait l’unanimité parmi eux, car ce grand « projet national » – négligeant le fait que le fleuve traversait aussi le Mexique – a en fait détourné le fleuve vers le sud de la Californie. Aujourd’hui, tandis que l’Arizona et le Nevada imposent des réductions de la consommation d’eau pendant la sécheresse, et que la ville de Las Vegas interdit les pelouses et a imposé un moratoire sur le refroidissement par évaporation dans les nouveaux bâtiments, les propriétaires terriens de l’Imperial Valley continuent de recevoir toute l’eau du Colorado qu’ils peuvent utiliser, et même plus.

La grande propriété, c’est le vol

Ces propriétaires justifient leur accaparement de l’eau en s’appuyant sur une règle du 19e siècle : « Sur le droit à l’eau, priorité au premier arrivé ». Mais si les droits d’ancienneté étaient réellement respectés, les tribus amérindiennes seraient les premières à obtenir l’eau du Colorado. Or douze tribus se battent encore pour faire valoir tous leurs droits sur l’eau…

Il en va de même pour les communautés agricoles du Mexique, près du delta par lequel le Colorado se jetait dans l’océan. Depuis la construction du dernier grand barrage sur le fleuve, à 650 kilomètres à vol d’oiseau de son embouchure, le Colorado ne coule plus jusqu’à l’océan, privant ces agriculteurs de leur ressource vitale. Il s’agit d’un accaparement de l’eau au profit de la grande agriculture américaine. Le fait que les gens aient besoin d’eau pour vivre n’est tout simplement pas une préoccupation du capitalisme.

Aujourd’hui, vingt familles détiennent des droits légaux sur plus de la moitié de l’eau du fleuve Colorado qui s’écoule dans l’Imperial Valley, et leur pouvoir remonte à environ un siècle, lorsque les terres des petites exploitations, et leurs droits sur l’eau, ont été concentrés rapidement dans les mains d’un nombre de plus en plus restreint de grands propriétaires terriens absentéistes.

Ces propriétaires ont, conjointement avec des spéculateurs extérieurs, également utilisé le racisme, légal et extralégal, pour étendre leurs propriétés lorsque les lois californiennes ont interdit aux Asiatiques de posséder des terres (lois de 1913 et 1920, en vigueur jusqu’en 1952). Puis, lorsque des fermiers américains d’origine japonaise ont été envoyés dans des camps de concentration pendant la Deuxième Guerre mondiale, les grands propriétaires terriens de l’Imperial Valley ont mis la main sur des fermes lors de ventes forcées. Après la guerre, ils ont organisé des manifestations racistes et adressé des pétitions au Congrès afin d’empêcher le retour des Américains d’origine japonaise dans les fermes qu’ils possédaient et travaillaient, avant que le gouvernement fédéral ne les déracine de force.

L’eau : une marchandise aux mains des capitalistes

Que cultivent aujourd’hui les propriétaires terriens de l’Imperial Valley avec toute cette eau qu’ils obtiennent gratuitement ? Tout ce qui est le plus rentable pour eux, bien sûr. Ils affirment qu’ils méritent toute cette eau, sécheresse ou pas, parce qu’ils cultivent des fruits et des légumes pour tout le pays. C’est vrai, mais leurs terres agricoles sont aussi utilisées pour l’élevage : la deuxième culture de la vallée est la luzerne, destinée à nourrir le demi-million de têtes de bétail qui y sont élevées. Les propriétaires obtiennent jusqu’à huit récoltes de luzerne par an dans ce climat chaud, parce qu’ils ont plus d’eau que nécessaire pour irriguer leurs champs, et gratuitement.

Ils reçoivent tellement d’eau qu’ils en vendent une partie à d’autres agriculteurs et à des collectivités, pour réaliser des bénéfices supplémentaires. Depuis 2003, l’Imperial Irrigation District, qui gère le vaste réseau de canaux qui distribue l’eau du Colorado aux exploitations agricoles, vend environ 10 % de son eau à la ville de San Diego, pour un montant de plus de 100 millions de dollars par an. Cet argent va aux propriétaires terriens, prétendument pour les dédommager d’avoir « sacrifié » une partie de leur eau d’irrigation fournie gratuitement par l’État fédéral.

Loin d’entraîner des pertes, comme le prétendent les grands propriétaires terriens, la sécheresse actuelle a représenté pour eux un moyen supplémentaire de faire encore plus de profits, avec l’aide des pouvoirs publics.

La sécheresse : une calamité aussi sociale

En mai 2023, la Californie, l’Arizona et le Nevada ont accepté de réduire de 10 % le volume d’eau du fleuve Colorado qu’ils utilisent, jusqu’en 2026. En échange de ce prétendu sacrifice, le gouvernement fédéral a offert 1,2 milliard de dollars aux bénéficiaires de l’eau du Colorado dans ces États. Ainsi, lorsque les experts et les autorités disent que la population doit restreindre sa consommation d’eau, payer l’eau et la nourriture plus cher à cause de la sécheresse, c’est pour qu’encore plus d’argent public soit déversé vers les grandes entreprises.

Le capitalisme ajoute les fléaux environnementaux aux fléaux sociaux. Le comté d’Imperial, peuplé par les familles des ouvriers agricoles dont le travail génère une production agricole d’un milliard de dollars par an, est également l’un des comtés les plus pauvres de Californie et l’un de ceux où le taux de chômage est le plus élevé.

Pendant des décennies, l’eau d’irrigation, contaminée par les pesticides et les produits chimiques nocifs utilisés pour la fertilisation des sols, a empoisonné les travailleurs agricoles et leurs familles. Cette eau d’irrigation, chargée de tout le poison qu’elle contient, se déverse dans la cuvette du Salton Sea. Au fur et à mesure que ce lac s’évapore, les produits chimiques toxiques qu’il contient se concentrent, ses rives empoisonnées se découvrent et contaminent l’air.

La bourgeoisie qui, pour son propre intérêt, a fait en sorte que l’État domestique un grand fleuve, fasse surgir du désert des fermes productives et des métropoles comme Los Angeles, est incapable de résoudre les problèmes qu’elle a elle-même créés.

Au total, les réservoirs artificiels du fleuve Colorado et de ses affluents peuvent contenir quatre à cinq fois son débit annuel. Le vaste aménagement hydraulique, qui a fait du Colorado une ressource si importante pour des dizaines de millions de personnes, permettrait également à la société de surmonter les problèmes créés par la sécheresse. Mais, au lieu de cela, le fleuve est lui-même en train de s’assécher : le système capitaliste détruit les ressources naturelles dont chacun dépend.

Il n’y a qu’une seule solution : les travailleurs qui cultivent les aliments, les transportent et les transforment, doivent prendre en main le contrôle du système d’approvisionnement en eau, qu’ils ont construit et qu’ils font fonctionner jour après jour. En fait, c’est toute l’économie qui doit être contrôlée par les travailleurs.


 

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