Mondialisation, relocalisations et protectionnisme : les formes contradictoires de la guerre économique29/10/20232023Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2023/10/235.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Mondialisation, relocalisations et protectionnisme : les formes contradictoires de la guerre économique

Entre la fin des années 1980 et le début des années 2010, les dirigeants politiques des grandes puissances prêchaient la dérégulation de l’économie, l’abaissement des barrières douanières, la délocalisation des usines vers les pays à bas salaires. Dans les années 2000, Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel, proclamait que l’avenir était aux « entreprises sans usines ». Les chefs d’État établissaient des zones de libre-échange sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), présentée comme arbitre suprême des différends commerciaux. Aujourd’hui, ils vantent les relocalisations, multiplient les mesures protectionnistes et ils ont mis l’OMC en état de mort cérébrale.

Des crises qui ont servi de prétexte et d’accélérateur

La pandémie de Covid en 2020 et la guerre en Ukraine en 2022 ont été utilisées pour accélérer et justifier ce tournant. On se rappelle comment l’arrêt des échanges internationaux lors des confinements a mis en lumière le poids des importations chinoises ou indiennes pour les masques chirurgicaux, le paracétamol et tant d’autres produits. Deux ans plus tard, la fermeture du robinet du gaz russe, l’embargo décrété contre la Russie et l’arrêt des exportations de blé ukrainien par la mer Noire ont de nouveau montré la dépendance de certains secteurs aux importations.

Chaque crise, qu’elle soit économique, politique, climatique, rebat les cartes entre les capitalistes, modifie les rapports de force entre industrie lourde et légère, entre les producteurs de matières premières et les industries de transformation, entre les pays. Les capitalistes en position de force augmentent leurs prix et imposent leurs conditions à leurs clients. Aux pénuries réelles s’ajoutent les pénuries artificiellement créées par les spéculateurs. On se rappelle comment la moutarde, qui n’était pourtant pas produite en Ukraine, avait disparu des rayons avant de revenir à un prix augmenté.

La reprise des échanges internationaux après les confinements a massivement profité à quelques grands transporteurs maritimes, dont le français CMA-CGM, qui ont pu multiplier le prix du voyage d’un conteneur par cinq ou dix et réaliser des profits historiques. Cette période a aussi mis en évidence le monopole acquis par les producteurs de semi-conducteurs. Ces derniers, installés surtout à Taïwan, mais avec des brevets et des capitaux américains, ont pu choisir quels clients étaient prioritaires. Pendant de long mois, les constructeurs automobiles du monde entier ont dû réduire leur production et mettre des ouvriers au chômage partiel. Six à sept millions de véhicules n’ont pas été produits en 2021. Les constructeurs ont maintenu leurs profits en se concentrant sur les véhicules haut de gamme et en augmentant leur prix.

Les semi-conducteurs étant vitaux pour la construction de produits aussi variés que les avions de combat, les missiles, les automobiles, les téléphones et les ordinateurs, le gouvernement américain, suivi par les Européens, a lancé des programmes pour relocaliser la production des semi-conducteurs les plus performants sur leur sol. Ainsi le Chips and Science Act de Biden prévoit 280 milliards de dollars pour construire des usines de semi-conducteurs (les « puces » en français ou « chips » en anglais) sur le sol américain.

L’arrêt des livraisons du gaz russe, au cours de l’année 2022, a heurté de plein fouet le géant allemand de la chimie BASF, dont la compétitivité reposait sur la fourniture à bas prix de ce gaz. BASF a vu son chiffre d’affaires reculer de 25 % en un an et ses bénéfices de 76 %. BASF annonce 3 300 suppressions d’emplois sur les 39 000 du complexe chimique de Ludwigshafen. Cette année, plus d’une entreprise chimique allemande sur quatre a été contrainte de réduire sa production.

La fin de la « mondialisation heureuse »

Ces deux crises n’ont pourtant été qu’un accélérateur d’un changement initié bien avant et pour des raisons plus profondes. Dès son arrivée au pouvoir en 2016, avec son slogan « Make America Great Again » (Restaurer la grandeur de l’Amérique), Trump a lancé une guerre commerciale contre la Chine et contre l’Union européenne. Il a instauré des taxes sur l’acier européen, déploré qu’« il y a trop de Mercedes à New York et pas assez de Chevrolet à Berlin » et interdit à plusieurs entreprises chinoises de vendre leurs marchandises aux États-Unis.

Avant Trump, dès 2015, Obama avait pris des mesures protectionnistes contre l’acier chinois ou contre la société de télécommunications ZTE. En signant le « partenariat transpacifique », Obama avait renforcé les relations des États-Unis avec le Japon, le Vietnam et l’Inde, pour cerner la Chine exclue de ce traité. En même temps la pression sur la Chine était autant économique que militaire.

Le successeur de Trump, Joe Biden, a interdit aux industriels américains l’exportation vers la Chine des semi-conducteurs les plus performants. Il a fait pression pour que les Pays-Bas et le Japon, seuls pays capables de fournir les machines pour fabriquer ces puces, s’alignent. Biden a intensifié le protectionnisme des États-Unis en faisant voter le plan IRA (Inflation Reduction Act), un programme qui, selon une expression du journal Le Monde, « déverse un déluge de subventions » sur les capitalistes qui s’installent aux États-Unis. Au fond, la politique du démocrate Biden est celle du républicain Trump, sans la grossièreté.

Il y a une continuité des administrations américaines pour mettre en place une politique protectionniste, d’abord contre la Chine. Les raisons profondes de ce protectionnisme sont à chercher dans le durcissement des rivalités entre capitalistes pour se tailler des parts de marché après la crise de 2008.

Cette crise, la plus grave de l’après-guerre, a provoqué un recul de la production mondiale. Pour sauver les banques, les États les plus puissants ont déversé des centaines de milliards dans l’économie, ce qui a favorisé des fusions, des réorganisations et modifié les rapports de force entre les capitalistes. Chaque État a instauré des mesures protectionnistes pour favoriser ses industriels.

En Chine, cette intervention de l’État a développé les forces productives dans des proportions telles que le marché intérieur chinois ne suffisait plus. Les capitalistes chinois ont cherché des débouchés à l’extérieur. Dès 2013, avec le programme des « nouvelles routes de la soie », Xi Jinping a favorisé l’exportation de capitaux et de marchandises. Il a encouragé la prise de participation dans des entreprises occidentales. Ainsi le constructeur automobile chinois Geely a-t-il racheté les parts de Ford dans Volvo Cars.

Année après année, les exportations chinoises vers les États-Unis ont augmenté plus vite que les exportations américaines vers la Chine. Selon les chiffres de la Banque mondiale, de 80 milliards de dollars en 2000, le déficit commercial américain avec la Chine était monté à 367 milliards en 2016. Bien sûr, nous l’avons souligné bien souvent, ces chiffres des exportations chinoises sont trompeurs, car ils incluent des produits fabriqués ou assemblés en Chine pour des firmes américaines comme Apple. En dernier ressort, les firmes américaines empochent la part du lion des profits.

Pour autant, dans des secteurs comme les télécommunications, les voitures électriques, les batteries ou les panneaux solaires, des firmes chinoises sont devenues des concurrentes internationales sérieuses. C’est cette concurrence que les dirigeants américains ont voulu combattre en instaurant des droits de douane massifs contre certains produits chinois, en interdisant l’exportation vers la Chine de produits sensibles et en ostracisant une entreprise comme Huawei.

La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine

Depuis la période Trump, et malgré un accord de paix commerciale signé en janvier 2020, les mesures protectionnistes réciproques entre les États-Unis et la Chine n’ont pas cessé. Le FMI a constaté : « Les nouvelles barrières commerciales introduites chaque année par les États-Unis ont triplé depuis 2019, pour atteindre près de 3 000 l’an dernier » (Les Échos du 23 août 2023). Les deux tiers des produits chinois importés aux États-Unis sont taxés. Ces mesures protectionnistes s’ajoutant aux conséquences de la guerre en Ukraine et surtout au renchérissement du crédit décidé par les banques centrales, le FMI s’inquiète pour la croissance mondiale, qui ne cesse de ralentir. Elle devrait passer à moins de 3 % en 2024.

Au nom de la sécurité nationale, Biden a publié en août dernier un décret limitant les investissements américains à l’étranger dans les semi-conducteurs, l’informatique quantique et l’intelligence artificielle. Les fabricants de puces américains ont fini par protester contre cette politique, qu’ils jugent trop restrictive parce qu’elle nuit à leurs intérêts.

Pour échapper aux taxes américaines, mais aussi parce que les salaires en Chine ont augmenté, des multinationales de l’électronique, Apple, Samsung, Sony, des producteurs de chaussures, Adidas, Nike, ont accéléré le déplacement d’une partie de leurs usines vers des pays d’Asie du Sud-Est, le Vietnam, l’Indonésie ou la Malaisie. Ces firmes n’ont pas abandonné la Chine, mais elles diversifient leurs lieux de production.

Ainsi l’embouchure du fleuve Cam, au nord du Vietnam, à proximité de la Chine, a-t-elle vu surgir de vastes zones industrielles. En trois ans, le nombre d’emplacements industriels a triplé. « L’entreprise taïwanaise Pegatron, qui fabrique des composants électroniques pour Tesla et Apple, a investi 500 millions de dollars dans un nouveau site de production ultramoderne. USI Global, spécialisé dans les serveurs informatiques et les objets connectés, a inauguré une usine à 200 millions de dollars. […] Son futur voisin sera le Japonais Bridgestone, qui a annoncé multiplier par cinq sa production de pneus au Vietnam », écrivait le journal Les Échos du 13 septembre 2023.

Ces entreprises embauchent des travailleurs, venus des campagnes voisines, par dizaines de milliers. Foxconn, sous-traitant d’Apple, a posé des affiches : « Recrutons 10 000 salariés. Bon environnement de travail, occasions de promotion. » Inventec et GoerTek, autres sous-traitants d’Apple, ont annoncé chacun la création de 25 000 emplois d’ici à 2024. Les salaires au Vietnam sont deux à trois fois plus faibles qu’en Chine tandis que, selon les mots relevés sur un site patronal, « les salariés vietnamiens sont aussi instruits et prêts à travailler de longues heures que les Chinois ».

Les contradictions des relations entre la Chine et les États-Unis

Mais l’imbrication entre les économies américaine et chinoise est si profonde, et tellement favorable aux entreprises américaines, que les échanges entre les deux pays ne peuvent pas s’arrêter. Ainsi en 2022, malgré la guerre commerciale, les échanges de produits entre les deux pays avaient atteint un niveau record de 690 milliards de dollars (chiffres OMC).

Il faut dire qu’en 2022, année de reprise massive des échanges après la période Covid, les États-Unis ont augmenté leurs échanges commerciaux avec tous les pays, avant un repli marqué en 2023, premier symptôme d’un ralentissement de l’économie mondiale. Par conséquent, l’augmentation en volume de la part de la Chine dans les importations américaines cache un recul en pourcentage : celle-ci est passée de 22 % à 17 % entre 2017 et 2022. À l’inverse, la part du Mexique et du Vietnam dans les importations américaines a augmenté.

Dans la même période, les échanges commerciaux entre la Chine et le Vietnam ont augmenté, passant de 100 milliards de dollars en 2018 à 175 milliards en 2022. Une partie des exportations chinoises concerne des pièces qui sont assemblées au Vietnam avant d’être vendues aux États-Unis et en Europe, échappant ainsi aux droits de douane punitifs. Ainsi le déplacement d’usines occidentales ne signifie pas un arrêt de la mondialisation, mais une réorganisation de celle-ci.

Une autre donnée est instructive. En 2022, Taïwan réalisait 42,3 % de ses exportations vers la Chine, un record historique. On peut noter que l’agitation permanente autour des menaces d’invasion n’empêche pas les entreprises taïwanaises d’exporter vers la Chine. Les rivalités agressives n’empêchent pas le commerce.

Il n’y a donc pas de « découplage » entre la Chine et les États-Unis, mais une modification de la structure des échanges. D’un côté, malgré son développement industriel, malgré l’augmentation des salaires et malgré la guerre commerciale américaine, la Chine reste le principal atelier du monde, très intégré dans la chaîne de valeurs de l’économie capitaliste mondiale. De l’autre côté, malgré le ralentissement économique et la grave crise qui frappe son secteur immobilier, la Chine reste un vaste marché, pour les biens de consommation comme pour les biens de production. Elle représente un cinquième du PIB mondial et dispose de 900 millions de consommateurs, dont une fraction est assez riche pour attirer LVMH, L’Oréal, Danone et bien d’autres.

Une autre contradiction de la guerre économique entre les États-Unis et la Chine est dans la nature même d’un système dans lequel, quand les États versent des milliards à leurs capitalistes, ils leur laissent la totale maîtrise de cet argent. Ainsi Ford devrait-il recevoir des millions de dollars de subventions de l’État américain pour construire une usine de batteries dans le Michigan. Cette usine, certes américaine, sera construite en partenariat avec le Chinois CATL. Celui-ci est devenu le spécialiste international des batteries, ses usines produisant le tiers des batteries vendues dans le monde.

Les journalistes qui rapportent cet épisode concluent : « Les USA n’ont pas de politique industrielle. Sans devenir socialistes ou communistes, il faut bien constater que la Chine en a une. » En effet, CATL, comme tant d’autres entreprises chinoises, s’est développée à l’aide de l’État chinois, qui a délibérément fait émerger de grandes entreprises spécialisées dans des domaines stratégiques.

Dans une tribune du journal Les Échos, un économiste américain le formulait autrement : « La Chine a une stratégie, les entreprises américaines seulement de la tactique » (Les Échos du 5 octobre 2023). Il prenait l’exemple de Huawei, interdit aux États-Unis en 2019 et privé des semi-conducteurs américains, japonais ou taïwanais. Huawei vient pourtant de sortir un nouveau smartphone, le Mate 60 Pro, qui contient des puces chinoises. Elles ne sont pas aussi miniaturisées que celles d’Apple, mais elles restent performantes. Pour défendre Huawei, l’État chinois ne s’est pas contenté de réagir en prenant des sanctions, il a développé un plan plus général pour construire des puces chinoises.

Ce n’est pas la première fois que les États-Unis se heurtent à l’absence de planification et aux méfaits de la propriété privée. Dans les années 1950 et 1960, les mêmes maux avaient provoqué un sérieux retard dans le programme spatial américain face à l’Union soviétique. Le gouvernement fédéral avait dû créer la NASA pour renverser la vapeur. Le programme spatial avait enrichi des centaines de firmes privées, mais sous l’égide de la NASA, qui avait alors organisé une certaine planification.

La période actuelle n’est plus la même. Le capitalisme n’est pas dans une phase de développement intense. Le caractère parasitaire, avant tout financier, des investissements des capitalistes l’emporte sur les projets d’investissements productifs, et les États à leur service s’adaptent. Cela ne signifie pas qu’ils ont cessé de développer la production. Ils sont capables de construire des usines neuves de batteries ou de voitures électriques, qu’ils appellent désormais des gigafactories, mais ils le font avec prudence et parcimonie. Ils choisissent de limiter la production pour faire monter les prix. Ils cessent des productions pourtant indispensables.

Une autre contradiction d’une politique protectionniste menée dans une économie mondialisée, c’est que le capital est lui-même mondialisé. La répartition du capital dans les multinationales est complexe et les grands groupes sont installés dans de nombreux pays. Ainsi, quelle est la nationalité de Stellantis, fusion du constructeur américain Chrysler, de l’italien Fiat et du français PSA, dont le siège social est aux Pays-Bas ? Quand l’État américain subventionne les usines Chrysler, il fait le bonheur des familles Agnelli et Peugeot, comme des actionnaires chinois de Dongfeng, qui possède 3 % du capital de Stellantis. Les milliards versés par tel ou tel État ne profitent pas qu’à la bourgeoisie nationale, mais à tous les capitalistes possédant des entreprises dans ce pays.

La rivalité États-Unis – Europe

Si la guerre commerciale ­sino-américaine est sous les projecteurs, une rivalité tout aussi féroce existe entre les pays européens et les États-Unis. Contrairement à la fable enseignée aux enfants des écoles, les États-Unis ne sont pas d’abord les alliés indéfectibles de l’Europe, mais une puissance impérialiste concurrente de celles du vieux continent. Si une guerre militaire ne semble pas aujourd’hui à l’ordre du jour, la guerre économique fait déjà rage. Cette guerre-là ne tue pas directement, mais elle supprime des emplois par dizaines de milliers. Elle absorbe des centaines de milliards d’euros, qui manquent aux hôpitaux ou aux écoles.

La guerre en Ukraine, qui est elle-même le produit de la rivalité entre l’impérialisme américain et la Russie des oligarques et des bureaucrates, a été une occasion en or, immédiatement saisie par les États-Unis, pour « mettre l’Europe à la portion congrue », selon l’expression formulée par Trotsky en 1924.

La première victime a été l’Allemagne, triplement frappée : par l’arrêt du gaz Russe ; par la réduction du flux de main-d’œuvre jusque-là disponible en Ukraine et en Europe centrale ; et par les complications du commerce avec la Chine.

Outre les conséquences de la guerre pour son industrie chimique, déjà évoquées, c’est toute la production industrielle allemande qui est en repli, du fait du quadruplement des coûts de l’énergie, auquel s’ajoute l’augmentation rapide des taux d’intérêt, qui renchérit le crédit et réduit la demande de tous les biens. L’Allemagne étant le pays le plus industrialisé d’Europe, elle paie le plus lourd tribut et entrerait en récession au dernier trimestre de cette année.

L’arrêt du gaz russe a été une aubaine pour les pétroliers installés aux États-Unis, qu’ils soient américains ou français… comme Total, qui exploite du gaz de schiste au Texas, en détruisant la santé des dizaines de milliers de riverains. Les livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe ont été multipliées par quatre depuis février 2022 et le gaz américain représente désormais le quart du gaz consommé en France. De nouveaux terminaux, comme celui du Havre, ont été construits en urgence.

L’UE face à l’IRA américain

À la guerre en Ukraine est venu s’ajouter le plan IRA de Biden, véritable pompe aspirante pour attirer des capitalistes vers les États-Unis. Le plan IRA a des effets déjà visibles : plusieurs groupes européens, dans la chimie, l’industrie automobile, la fabrication de batteries, ont programmé la délocalisation d’une partie de leurs productions aux États-Unis.

Le chimiste Solvay a annoncé, fin de 2022, des investissements de plusieurs centaines de millions de dollars dans des usines américaines. Ford a annoncé la suppression de 3 800 emplois en Europe pour les rapatrier aux États-Unis. En mars dernier, le groupe Volkswagen a repoussé un projet d’usine de batteries en Europe de l’Est, pour privilégier son installation aux États-Unis où il espère récupérer de 9 à 10 milliards d’euros de subventions. Le gouvernement allemand avait promis 6,8 milliards d’euros à l’américain Intel pour construire une usine de microprocesseurs à l'est de l'Allemagne. Intel réclame désormais une rallonge de 5 milliards, sous prétexte que les coûts de l’énergie ont augmenté. La hausse des coûts de l’énergie, accélérée par la guerre en Ukraine, accélère à son tour les départs vers les États-Unis !

En réaction, l’UE a sorti son carnet de chèques. En mars dernier, elle a annoncé une loi sur l’industrie à zéro émission pour encourager, moyennant des subventions aux capitalistes, la production en Europe de toute une série de technologies liées à l’énergie dite propre. Cette loi vise, un peu, la concurrence chinoise dans la production de panneaux solaires ou de voitures électriques et, beaucoup, la concurrence américaine dans tous les domaines.

L’UE étant une arène de combat au sein de laquelle chaque pays membre défend les intérêts de ses propres capitalistes, l’établissement de la liste des technologies classées vertes va prendre des mois, retardant d’autant la mise en œuvre concrète des aides. Face à l’urgence et devant l’immense pression représentée par l’IRA, l’UE a autorisé les États membres à subventionner leurs industriels. Finie la « concurrence libre et non faussée », le dogme incontournable des dirigeants européens depuis des décennies, et vive la loi du plus fort !

Car le montant des chèques sera proportionnel à la puissance des pays. Ainsi le gouvernement allemand a-t-il déjà lancé un plan de 200 milliards d’euros pour réduire la facture énergétique de ses industriels, provoquant l’agacement des autres pays de l’UE. En France, Macron répète qu’il faut « réindustrialiser la France » et Bruno Le Maire a annoncé un plan « pour l’industrie verte ». Batteries électriques, médicaments, intelligence artificielle, puces électroniques, aéronautique, tous les secteurs y passent. La même semaine Macron a promis 1,5 milliard d’euros au fabricant de batteries taïwanais Prologium pour qu’il s’installe dans le Nord et 2,9 milliards au groupe franco-italien STMicroelectronics pour une de ses deux usines de l'agglomération de Grenoble qui produit des semi-conducteurs.

Les relocalisations sont le nouveau prétexte pour prendre en charge l’essentiel des investissements des entreprises, leur fournir une main-d’œuvre qualifiée, augmenter la flexibilité du travail, faciliter les licenciements économiques, supprimer leurs impôts.

Recomposition économique et système d’alliances politiques

Un rapport de l’OMC du 12 septembre dernier s’inquiétait d’une fragmentation de l’économie mondiale. Ce rapport notait « les premiers signes d’une recomposition du commerce sur la base d’affinités géopolitiques, avec des relocalisations qui se font de plus en plus dans des pays amis ». Autrement dit, pour l’OMC, la mondialisation devient de plus en plus cloisonnée.

Sur le fond, l’OMC enfonce des portes ouvertes. Les capitalistes réagissent à l’instauration de droits de douane, de quotas d’importation, de clauses de défense nationale, d’embargos ou de subventions directes aux capitalistes. Pour contourner ces mesures protectionnistes et minimiser les coûts, ils réorganisent leur processus de production. Quand ils décident d’ouvrir une nouvelle usine, ils anticipent les obstacles à venir. Toutes choses étant égales par ailleurs, Apple choisira d’installer une nouvelle usine au Vietnam, pays avec une main-d’œuvre moins chère, membre de plusieurs associations de libre-échange avec lesquelles les États-Unis ont de multiples relations, plutôt qu’en Chine, soumise aux taxes américaines et où les salaires ont augmenté.

Les tensions politiques et l’état de guerre dans de vastes régions perturbent le commerce international. Elles représentent une catastrophe pour certains pays et une aubaine pour d’autres. Ainsi, la guerre en Ukraine a interrompu les « routes de la soie », c’est-à-dire les lignes de chemin de fer qui reliaient la Chine à l’Europe de l’Ouest en traversant la Russie. Mais l’Iran, ostracisé par les États-Unis, vend du pétrole à la Chine, en guerre commerciale avec les mêmes États-Unis et sert d’intermédiaire aux capitalistes qui poursuivent le commerce avec la Russie malgré l’embargo.

Le cas de l’Inde montre que le commerce mondial est loin d’être polarisé en deux blocs hostiles. Les sanctions imposées à la Russie ont permis à l’Inde, dont le premier partenaire commercial reste les États-Unis, de tirer son épingle du jeu. Elle achète à bas prix du pétrole russe, dont la part dans le total de ses importations est passée de 1 % à 40 % en 18 mois, au point qu’elle en réexporte vers l’Europe. Dans le même temps, le fabricant américain de semi-conducteurs Micron s’est engagé à construire une usine en Inde. Cet exemple montre que l’évolution des relations commerciales est complexe et que les tendances repérées par l’OMC ne sont ni définitives ni stabilisées.

L’urgence d’une planification, son impossibilité sous le capitalisme

À l’échelle du monde, une réorganisation de l’implantation de l’industrie est en cours. Cette réorganisation n’a rien à voir avec la démondialisation. Elle est une adaptation aux changements des rapports de force entre capitalistes et entre puissances en rivalité pour se partager les marchés et les sources de matières premières. Elle accompagne les bruits de bottes et la mise en place, progressive, d’alliances militaires constituant des blocs.

Cette réorganisation se fait avec l’intervention massive des États, en concurrence les uns avec les autres, chacun défendant les intérêts de ses champions nationaux, et jamais l’intérêt collectif de la société. Elle se fait sans la moindre planification générale, sans le moindre recensement des capacités, des ressources et des besoins. Elle se fait au gré des calculs et des décisions de chaque multinationale, mue par la hausse du prix de l’énergie ici, l’apparition d’une nouvelle taxe, là ; alléchée par les mesures de tel ou tel État ; prête à abandonner certaines productions indispensables à la société mais jugées trop peu rentables par les actionnaires.

Même la révolution technologique qui sert de fil conducteur à la transition énergétique, la généralisation de la voiture électrique, n’est absolument pas planifiée. Les capitalistes ne maîtrisent rien : ni la fabrication et la durabilité des batteries, ni l’extraction des métaux rares, ni la production de l’électricité, ni l’installation des bornes de recharge, etc. ; encore moins la solvabilité des consommateurs pour des véhicules deux fois plus chers. Mais aucun ne veut rater le train de l’électrique. La bourgeoisie fonce tête baissée vers ce qui va rapporter, ou dont elle pense que cela va rapporter.

Il faut le cynisme sans borne des politiciens bourgeois pour appeler démondialisation ou transition énergétique ces transferts d’un continent à l’autre. Alors que le réchauffement climatique fait des ravages, ces transferts augmentent encore les déplacements et la pollution. Ils signifient, d’un côté, des sites pollués laissés à l’abandon, de l’autre, de nouvelles zones industrielles prises sur des terres agricoles ou des mangroves.

Chacun de ces transferts s’accompagne de suppressions d’emplois, de fermetures d’usines. Les centaines de milliards versés aux industriels s’ajoutent aux 2 200 milliards de dollars versés l’an dernier aux marchands d’armes dans le monde. Ces sommes folles ne sont pas destinées à éradiquer la malnutrition, installer l’eau courante et l’électricité dans tous les logements du monde, à construire des dispensaires ou à faire fonctionner des hôpitaux modernes, à développer des moyens pour lutter contre la sécheresse et le réchauffement climatique. Elles sont destinées à planifier les prochaines guerres, à organiser des destructions de masse et à accroître les profits d’une poignée de grands bourgeois.

Plus que jamais, l’humanité dispose des moyens pour satisfaire tous ses besoins, de façon rationnelle et responsable, sans détruire les hommes ni la nature. Plus que jamais, la classe capitaliste qui dirige la société montre son irresponsabilité criminelle. Pour lui arracher le pouvoir, la classe des travailleurs, celle qui produit tout et fait tout fonctionner, n’a jamais été si nombreuse, si unifiée à l’échelle internationale par la structure même des chaînes de valeur.

Cela fonde notre optimisme. Mais, pour cela, il faut œuvrer à ce qu’elle prenne conscience de sa force collective immense et de son rôle révolutionnaire.

22 octobre 2023.

 

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