France – Le gouvernement Chirac et la classe ouvrière20/09/20222022Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1987/06/10_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France – Le gouvernement Chirac et la classe ouvrière

L'approche des élections présidentielles en France – à neuf mois encore, tout de même ! – donne un caractère plus accentué voire caricatural au jeu des formations et des dirigeants politiques.

La droite gouvernementale étale la rivalité de ses nombreux chefs et de leurs clans respectifs.

Les coups de menton de Chirac et le langage de sergent de garde du-ministre de l'intérieur Pasqua semblent de moins en moins suffire, même aux yeux de l'électorat de la droite, à masquer les hésitations, les reculades du Premier ministre à l'intérieur de son propre camp, dont les pantalonnades face au ministre Léotard viennent de fournir une nouvelle illustration. Le Figaro, qui essaie de se poser en mentor des politiciens de la droite, multiplie les mises en garde contre l’irresponsabilité des dirigeants de cette droite, en campagne présidentielle virtuelle pratiquement depuis le retour de la droite au gouvernement, et essentiellement préoccupés, les uns et les autres, de guetter les fautes des rivaux dans leur propre camp politique.

À ce petit jeu, Chirac est évidemment le plus exposé. Quinze mois après son accession au gouvernement, il apparaît usé, incapable de se faire respecter de ses propres ministres, brouillon à force d'être constamment sur ses gardes face à l'incessante guerre d'usure que lui mènent les autres dirigeants de sa majorité.

Divisée d'en dedans, la droite gouvernementale est aiguillonnée par l'extrême-droite de Le Pen.

LE PEN OU L'EXTRÊMISME DE DROITE PARLEMENTAIRE

Cette extrême droite, sous-produit de l'œuvre de démoralisation perpétrée par la gauche lors de son passage au pouvoir à l'encontre de la classe ouvrière, gêne pour le moment surtout la droite gouvernementale, sinon politiquement, du moins, électoralement. La droite gouvernementale se défend... en cédant devant les pressions de l'extrême droite et en en reprenant les thèmes.

Cette pression n'est pas une pression physique. Si le Front National de Le Pen a maintenu lors des élections législatives de mars 1986 l'audience électorale qu'il avait acquise lors des européennes de juin 1984 - encore que rien ne lui garantit qu'il maintienne encore ces résultats lors des présidentielles à venir - il n'est pas apparu jusqu'à présent de bandes agissantes d’extrême droite dans son sillage.

Le Pen cristallise autour de sa personne un mouvement d'opinion. C'est déjà un symptôme inquiétant. Il indique un glissement de l'opinion publique petite bourgeoise influençant ici ou là la fraction la moins consciente de la classe ouvrière elle-même vers des idées d'extrême-droite. Mais la petite bourgeoisie à laquelle s'adresse la bouillie démagogique de Le Pen, ne se porte pas mal sur le plan économique, malgré la crise. Ce serait même plutôt le contraire. Elle a des états d’âme, mais elle n'est pas en colère. Pas au point de descendre dans la rue et à plus forte raison, pas au point de prétendre y faire la loi à coups de triques. Au fond Le Pen, ce politicien de la IVème République sur le retour, lui convient tout à fait. La démagogie anti-émigrés, la xénophobie, le conformisme réactionnaire du personnage permettent à toute une petite bourgeoisie réactionnaire, hostile à la gauche, revenue de la droite gouvernementale, d’exorciser ses phantasmes, sans que rien lui soit demandé en retour. Sauf de voter.

Cela peut évidemment changer, et vite. Tout à fait indépendamment des intentions et des projets politiques de Le Pen, à supposer qu'il en ait.

Ce sont les circonstances, l'évolution vers la droite qui ont permis à cet homme, un des nombreux politiciens de l'extrême droite, d'émerger brusquement pendant que la gauche était au gouvernement et de passer des 0,6% de suffrages recueillis lors des présidentielles de 1974, aux quelque 11% des européennes de juin 1984 puis des législatives de mars 1986. Le Pen n'a pas changé dans l'intervalle ; son discours non plus. Mais les circonstances ont donné à une fraction de l'électorat l'envie de lui renvoyer les échos de sa démagogie, sous forme de bulletins de vote.

Les circonstances peuvent changer encore. Une aggravation brutale de la crise peut fournir des troupes agissantes à ce qui n'est aujourd'hui que démagogie de batteur d'estrade. Que par exemple les actions en Bourse s’effondrent aussi brusquement qu'elles s'emballèrent au cours des deux dernières années ; qu'elles entraînent dans leur sillage toute cette clientèle de gogos de la petite bourgeoisie qui a, elle aussi, profité de la spéculation boursière, cela suffira peut-être pour que les manches de pioche prennent la place des actions devenues sans valeur.

Ces couches supérieures de la petite bourgeoisie à qui l'envolée boursière a permis de profiter de la plus-value supplémentaire que le grand capital fait suer aux prolétaires grâce à l’abaissement du pouvoir d'achat de la classe ouvrière et aux politiques d'austérité successives, ne pardonneraient pas facilement de tout perdre après avoir cru tant gagner. Leur colère serait un formidable recruteur pour Le Pen - ou s'il n'est pas apte au rôle de leader de bandes fascistes, ou s'il ne veut pas assumer ce rôle-là - pour quelqu'un d'autre, On n'en est pas là aujourd'hui. Mais la simple séduction électorale de Le Pen sur l'électorat de droite exerce une pression sur la droite gouvernementale. Pour tenter de reconquérir son électorat, Chirac fit donner du Pasqua. De Barre a Léotard, les autres “présidentiables“ ne font mine de leur côté de se démarquer d'un dixième des idées de Le Pen, que pour mieux afficher les neuf dixièmes restants. Mais il est vrai que même dans ce domaine-là, dans le domaine des crétineries racistes et chauvines, la gauche alors au gouvernement avait déjà embouché les trompettes de l'extrême droite, même si le son en était assourdi. C'est un Premier ministre socialiste qui a traité les grèves des OS de chez Talbot et de chez Citroën, de grèves des ayatollahs...

Le Pen n'a pratiquement aucune chance d'être élu lors des prochaines présidentielles. Il le sait, évidemment-Mais le poids dont il pèse sur la droite gouvernementale avec seulement quelque 11%, ne peut que convaincre la fraction la plus réactionnaire de l'électorat de droite, que voter Le Pen est la méthode la plus efficace pour faire comprendre qu'elle veut du Pasqua.

En reprenant certaines des élucubrations de Le Pen sous prétexte de lui couper l'herbe sous les pieds, la droite gouvernementale fait le jeu de l’extrême-droite. Tout comme il y a quelques mois encore, en reprenant non seulement la politique, mais jusqu'à et y compris les mots de la droite, la gauche gouvernementale a fait le jeu de la droite. C'est par ces mécanismes-là que, dans des périodes de crise, la droite parlementaire, tout comme la gauche réformiste intégrée dans les jeux politiques de la bourgeoisie, ont toujours fait le jeu de l'extrême droite.

L'agitation politique pré-électorale interne à la droite se déroule avec, en arrière-fond, la poursuite de l'offensive contre la classe ouvrière. Dans les multiples transferts sociaux qui permettent, malgré la crise, l’augmentation -des revenus des détenteurs de capitaux par l’appauvrissement de la classe ouvrière, le gouvernement joue un rôle particulièrement actif.

Mais il est frappant de constater que, depuis les quelque quinze mois que la droite est revenue au gouvernement, la plupart des mesures anti-ouvrières prises par le gouvernement de droite ~ du blocage des salaires a la disparition de fait du salaire minimum ; des prélèvements supplémentaires à la réduction de la couverture sociale - ont été préparées par le gouvernement de gauche qui l'avait précédé.

Le gouvernement de droite a repris et accentué la politique antiouvrière de la gauche. Mais s'il le fait avec constance, il le fait aussi avec circonspection. Il le fait à travers une sorte de guérilla permanente contre la classe ouvrière ; au travers de mesures successives dont certaines passent d'autant plus inaperçues aux yeux de la masse des travailleurs que les chefs de la gauche politique et syndicale, ferment les yeux quand ils ne les justifient pas carrément ; mesures dont cependant l'ensemble est désastreux pour la classe ouvrière.

LA CONTRE-OFFENSIVE GÉNÉRALE DE LA CLASSE OUVRIÈRE : UNE NÉCESSITÉ

Les conditions d'existence de l'ensemble de la classe ouvrière se sont aggravées. Pour certaines fractions de la classe ouvrière qui ont le plus de difficultés à se défendre comme les retraités, les chômeurs de longue durée ou tout simplement pour les familles ouvrières où' la femme et l'homme sont au chômage, c'est souvent la descente vers la déchéance. Et il n'y a aucune raison que la grande masse de la bourgeoisie ne profite pas de la pression du chômage, des facilités que lui offrent' les mesures gouvernementales pour aggraver encore les conditions des travailleurs.

Mais le gouvernement ne cherche pas non plus l'épreuve de force. Les raisons n'en viennent pas seulement de la volonté de Chirac d'éviter de compromettre ses chances de candidat présidentiable par des mouvements sociaux intempestifs. La grande bourgeoisie, comme les hommes politiques qui la servent, savent que la classe ouvrière n'est pas brisée, même si elle a été d'abord anesthésiée, puis démoralisée par la gauche.

Mais l’anesthésie de la gauche ne joue plus. Il est clair devant l'ensemble des travailleurs que le gouvernement en place est leur ennemi. (Soit dit en passant, le principal argument de vente du Parti Socialiste de ses propres mérites auprès de la bourgeoisie, maintenant que l'usure et les divisions de la droite lui donnent un frémissement d'espoir de retour au gouvernement, est précisément de rappeler sa capacité d'anesthésier la classe ouvrière.) Et même si les têtes politiques de la bourgeoisie sont prudentes devant le risque de riposte ouvrière, il y a la masse de la bourgeoisie, cupide, bornée, persuadée d'être politiquement comme du point de vue social dans une position favorable; il y a aussi le fait que c’est précisément cette masse de la bourgeoisie, ainsi que la petite bourgeoisie aisée, ces professions libérales qui s'en sortent bien avec la crise, qui constituent la base électorale du gouvernement de droite et que celui-ci, malgré sa prudence politique face *à la classe ouvrière, se sent obligé défaire des gestes en leur direction, ne serait-ce que pour tenter de les protéger de la séduction du Front National.

Ce n'est pas seulement sur le plan politique que les rapports de classe sont en train d'apparaître de façon plus claire. Sur le plan social aussi. L'enrichissement de la bourgeoisie est trop voyant, il apparaît trop scandaleux alors que la classe ouvrière sombre dans la misère. La télévision, la radio, les médias n'ont pas cessé pendant des mois de souligner le caractère sensationnel, exceptionnel, de la hausse des plus-values boursières. Il devient à la longue perceptible par tous les travailleurs qui se donnent la peine de réfléchir que ces plus-values boursières qui reflètent les profits tout aussi exceptionnels des entreprises, ne sont pas réinvestis dans la production. C'est pourtant en affirmant que la condition indispensable pour relancer les investissements productifs, et donc, pour diminuer le Chômage, est l'augmentation des profits des entreprises, que le gouvernement de gauche d'abord, celui de la droite ensuite, ont prétendu imposer l'austérité à la classe ouvrière.

Mais ce n'est pas seulement, ni même principalement, l’enrichissement de la grande bourgeoisie qui est perceptible par les travailleurs. Les travailleurs ne côtoient pas le monde de la grande bourgeoisie. Mais il suffit de côtoyer celui de la petite bourgeoisie : celui des propriétaires de logement par exemple qui ont pu, en quelques mois doubler, voire tripler les loyers. Ce n'est pas seulement le fait que ces propriétaires, mêmes petits, se portent bien qui frappe, mais aussi que, lorsque leur loyer en hausse chasse le locataire ouvrier, ils trouvent à qui louer du côté de la petite bourgeoisie. Le contraste entre le devenir des travail- leurs, et celui des professions libérales, médecins, prestataires de services de toutes sortes, alimente le mécontentement, et aussi, sans doute, sous une forme inexprimée encore et certainement pas politique, un début de conscience de classe.

Tout cela ne suffit pas encore pour déboucher sur une riposte ouvrière. Mais tout cela peut faire partie d'une prise de conscience encore moléculaire qui y mène.

Et puis, il y a eu durant les mois écoulés la grève des cheminots. Elle fut une des plus longues, une des plus importantes de ces dernières années. Le fait qu'elle n'ait pas abouti n'a sans doute pas été un facteur d'encouragement pour le reste de la classe ouvrière. Mais le fait qu’elle ait eu lieu après une longue période de résignation, l'a sans doute été au moins pour les éléments les plus déterminés de la classe travailleuse. Parce que pour la première fois depuis un certain temps, des travailleurs ont pris l'initiative, au lieu seulement de subir.

Outre la grève des cheminots, d'autres grèves, cantonnées en général sur le terrain catégoriel, ont cependant témoigné du mécontentement ouvrier : comme en a témoigné le succès de la manifestation organisée par la CGT pour la défense de la Sécurité Sociale.

Mais pas plus chez les cheminots que dans les divers mouvements plus limités, ce n'est pas sur les salaires que les travailleurs ont réagi ; ou alors, sous une forme indirecte, masquée ou encore catégorielle. Les travailleurs n'osent pas encore se battre ouvertement au nom de la défense de leur pouvoir d'achat ; n'osent pas encore mettre en avant, clairement, des revendications salariales. Cela leur semble très difficile en raison de la situation économique, en raison de la menace du chômage. La grande majorité d'entre eux ne se sent pas encore dans son bon droit sur ce terrain. C'est là où la conscience de la classe ouvrière porte encore les stigmates de la politique criminelle de ceux qui prétendent être ses chefs, les dirigeants politiques de la gauche réformiste au gouvernement comme les chefs syndicaux qui les ont soutenus du dehors. Ils ont tous répété pendant des années - et la plupart d'entre eux continuent à le répéter - que les augmentations de salaires n'étaient pas possibles sous peine de ruiner l'économie en général ou de pousser vers la faillite telle entreprise en particulier.

Personne ne peut prévoir quand ou comment la classe ouvrière surmontera ses doutes ; quand elle prendra conscience de sa force et des possibilités réelles qu'elle a pour défendre son pouvoir d'achat dans une période ou la bourgeoisie n'est pas encore coincée par la crise ni encore déterminée à se battre becs et ongles pour écraser la classe ouvrière. Mais c'est une nécessité. Face à l’offensive de la bourgeoisie contre le pouvoir d'achat des travailleurs, il est indispensable que la classe ouvrière réagisse.

Et il est indispensable que cette réaction soit générale. Il est indispensable que les travailleurs surmontent les réactions catégorielles, le repliement sur les « avantages » acquis battus en brèche.

 

Il ne s'agit pas d'une grève générale mythique. Il s’agit que ceux des travailleurs qui se lanceront dans la lutte tirent leçon de l'expérience de la lutte des cheminots ; qu'ils comprennent qu'il leur faut mettre en avant ces revendications générales communes à tous les ouvriers qui s'imposent aujourd'hui par la logique de la situation elle-même : une augmentation générale de tous les salaires, la répartition du temps de travail entre tous sans diminution des salaires ! Il s'agit que ceux de la classe ouvrière qui auront l'honneur de déclencher la contre-offensive contre les attaques de la bourgeoisie affirment leur lutte comme faisant partie de la lutte de l’ensemble de la classe ouvrière pour la défense de ses revendications légitimes et indispensables pour s'assurer d'un minimum vital afin de ne pas sombrer dans la déchéance.

Et il s'agit aussi que les travailleurs qui seront demain en lutte comprennent qu'ils ont eux-mêmes les moyens de cette politique ; que sa réalisation, c'est-à-dire l'extension de la grève à partir des premiers secteurs en grève vers d'autres, d`une entreprise à une autre, d'une catégorie à une autre, ne dépend nullement de la bonne ou de la mauvaise volonté d'appareils syndicaux ou politiques incontrôlables par les travailleurs. Les travailleurs en lutte peuvent eux-mêmes étendre la grève, tenter d'entraîner les travailleurs des entreprises d'à côté. Cela ne leur demande pas plus d'énergie que de tenir longtemps, mais c'est autrement plus efficace ! Car dans les conditions actuelles, un patron - privé ou l'État - peut tenir longtemps, plus longtemps que les travailleurs, devant une grève limitée à une entreprise ou à une catégorie, alors qu'un mouvement en extension, susceptible de se propager et se transformer de proche en proche en réaction de l'ensemble de la classe ouvrière, leur fait réellement peur.

Cela demande une politique, des femmes, des hommes pour la proposer à leurs camarades de travail, et une organisation démocratique de la lutte pour que cette politique ait une chance de prévaloir.

Alors, pour terminer sur le rôle spécifique des militants révolutionnaires dans ce contexte : c'est d'exprimer tout simplement cette nécessité. Par la propagande, bien sûr, mais aussi en organisant, systématiquement, tous les travailleurs qui sont amenés à comprendre la nécessité d'une lutte d'ensemble ; en tissant des liens entre éléments encore épars de la classe ouvrière qui ont un temps d'avance sur le gros de leur classe, à l'intérieur des entreprises et surtout, d'une entreprise à une autre.

Le déclenchement de la riposte de la classe ouvrière n'est certainement pas dans les possibilités des révolutionnaires qui agissent au sein du prolétariat - cela n'est d'ailleurs dans la possibilité d'aucune organisation, même autrement plus puissante. Mais ils peuvent, ils doivent tout faire, pour que ces luttes futures ne soient pas récupérées, canalisées, trahies par tous les appareils réformistes qui ne savent pas conduire les luttes jusqu'au bout parce qu'ils ne le veulent pas, mais qui ont un très grand métier pour les étouffer. Et là où les révolutionnaires peuvent jouer un rôle réel, dépassant leur importance numérique, c'est dans la préparation des luttes futures et plus précisément pour ce qui est d'aujourd'hui, dans la préparation de tous les travailleurs, militants ou pas qui, eux, ressentent le besoin de préparer les luttes futures de leur classe.

Partager