- Accueil
- Lutte de Classe n°189
- Arabie saoudite : les ambitions régionales d’un pilier de l’impérialisme
Arabie saoudite : les ambitions régionales d’un pilier de l’impérialisme
Le lancement de l’opération Tempête décisive, le 25 mars 2015, se fit avec la bénédiction des puissances impérialistes, et d’abord des États-Unis. Le Conseil de sécurité de l’ONU l’approuva aussitôt. Grande-Bretagne, France, États-Unis fournirent des armes et des aides en matière de renseignement et continuent à le faire, fermant les yeux sur le sort catastrophique de la population yéménite. Depuis, l’Arabie saoudite s’enlise dans ce conflit sans fin.
«Nous faisons cela pour protéger le Yémen», avait déclaré en 2015 l’ambassadeur saoudien aux États-Unis, Adel al-Jubeir, pour justifier l’intervention militaire. Mais depuis des décennies, l’Arabie saoudite intervient de multiples façons dans la région, et ce n’est bien évidemment jamais en protecteur des populations, mais pour ses propres intérêts et en tant que fidèle allié de l’impérialisme américain. La combinaison de ce rôle de gendarme pour le compte de l’impérialisme, de l’instabilité de son régime et de ses ambitions régionales forment un cocktail explosif.
Les ambitions régionales du régime saoudien
Cela fait bien longtemps que la dynastie au pouvoir en Arabie saoudite agit au Proche et au Moyen-Orient et bénéficie pour cela du soutien de l’impérialisme.
Alors qu’ils n’étaient que de simples gouverneurs du Nedj et de Riyad depuis 1902, les Saoud, de féroces guerriers de razzia, se firent les alliés de l’impérialisme britannique qui cherchait alors à affaiblir l’Empire ottoman. Fort du soutien financier et stratégique britannique, Ibn Saoud s’appuya sur la milice religieuse des Ikhwans, créée en 1912 et dont les membres étaient des Bédouins wahhabites, pour conquérir l’Arabie à coups de raids sanglants. Il s’attaqua à son rival, le chérif de La Mecque à qui les dirigeants britanniques avaient fait miroiter la création d’une grande nation arabe. Il conquit les villes saintes de La Mecque et de Médine entre 1924 et 1926. Le royaume d’Arabie naquit ainsi le 24 septembre 1932.
La Grande-Bretagne était alors la principale puissance au Moyen-Orient, pillant sa principale richesse, le pétrole. Après la découverte de cet or noir dans le royaume, Ibn Saoud chercha à en tirer bénéfice. N’obtenant pas d’accord satisfaisant du côté britannique, il se tourna vers les États-Unis. Dès 1933, les entreprises américaines mirent la main sur d’immenses gisements. Cela assura pour plusieurs décennies de somptueux revenus aux actionnaires et fit la fortune d’Ibn Saoud et de la famille royale.
Le pacte de Quincy, du nom du croiseur où eut lieu la rencontre entre Ibn Saoud et le président américain Roosevelt, le 14 février 1945, scella l’alliance entre le royaume saoudien et les États-Unis, entre un serviteur et son maître. Ibn Saoud offrait des concessions pétrolières aux États-Unis pour une durée de soixante ans – durée qui fut prolongée en 2005 – en échange de leur protection. Le royaume saoudien devint dès lors un des piliers de l’impérialisme. Il était cependant en concurrence avec l’Iran, alors sous la dictature du chah. Avec le renversement de celui-ci en 1979, l’Arabie saoudite put aspirer à la place de première puissance au Moyen-Orient, Israël mis à part.
C’est précisément cette position qui lui sembla menacée par l’accord sur le nucléaire signé le 14 juillet 2015 entre les ministres des Affaires étrangères américain, britannique, français, allemand, russe et chinois, et leur homologue iranien. Il permettait la levée d’une grande partie des sanctions internationales contre Téhéran. Mais surtout l’impérialisme américain montrait par là sa volonté de réintégrer l’Iran dans le jeu diplomatique. Cela ne pouvait qu’alimenter la crainte du régime saoudien de devoir partager son influence régionale avec l’Iran, politiquement, mais aussi économiquement. La fin des sanctions commerciales contre l’Iran pouvait se traduire par une augmentation conséquente des exportations de pétrole iranien vers l’Ouest, un coup dur pour l’économie saoudienne.
Trump, après avoir multiplié durant sa campagne électorale en 2016 les déclarations accusant Riyad d’être « le plus gros bailleur de fonds du terrorisme », agit une fois élu comme ses prédécesseurs, selon les intérêts de l’impérialisme. En mai 2017, il choisit Riyad pour sa première visite officielle à l’étranger. Il déclara à cette occasion que l’administration américaine soutenait sans réserve le régime saoudien tout en appelant à un changement de régime en Iran et annonça un contrat de 110 milliards de dollars de ventes d’armes. Fort de ce soutien, le roi Salmane, et surtout son fils Mohamed ben Salmane, prince héritier depuis juin 2017 qui tient les commandes du pouvoir, se sont sentis confortés dans une politique plus agressive vis-à-vis de tous ceux qui, dans la zone d’influence saoudienne, pouvaient chercher un appui du côté iranien. Il s’agissait de rappeler qui est le patron dans la région.
Le 5 juin 2017, ils rompirent ainsi les relations avec le Qatar, accusé de participation à des opérations de déstabilisation aux côtés de l’Iran et de soutien au terrorisme, accusation qui ne manque pas de sel venant d’un régime qui n’a cessé d’aider les groupes djihadistes directement, et indirectement. « Les donateurs privés en Arabie saoudite demeurent la principale source mondiale de financement des groupes terroristes sunnites », précisait une note des diplomates américains à Riyad rendue publique par Wikileaks en 2009.
Les vraies raisons de la contrariété saoudienne se trouvent ailleurs. Le Qatar appartient, avec le Koweït, le sultanat d’Oman, Bahreïn, et les Émirats arabes unis, au Conseil de coopération du Golfe (CCG), créé en 1981 à l’initiative de l’Arabie saoudite qui considère ces pétromonarchies comme son pré carré. Le fait que le Qatar et l’Iran s’accordent pour l’exploitation du plus grand gisement de gaz naturel au monde, situé entre les eaux territoriales iraniennes et qataries du golfe Persique, est un vieux sujet de discorde. Mais à celui-ci s’ajoutent les projets de la monarchie qatarie concernant la reconstruction de la Syrie, qu’elle envisage de financer en collaboration avec la Turquie, sans parler du projet de pipe-line qui relierait la Méditerranée au golfe Persique.
Le pouvoir saoudien veut régner en maître vis-à-vis des pétromonarchies du Golfe, mais aussi, plus largement, vis-à-vis des pays de sa zone d’influence au Moyen-Orient, tel le Liban. Cette préoccupation explique la rocambolesque convocation du Premier ministre libanais Saad Hariri, le 4 novembre 2017. En orchestrant la démission de ce dernier, annoncée depuis Riyad, Mohamed ben Salmane cherchait à déstabiliser le pouvoir libanais qui, à ses yeux, fait la part trop belle au Hezbollah. Ce parti est lié à l’Iran, mais a conclu un accord de gouvernement avec le mouvement de Hariri.
Le Yémen, chasse gardée de l’Arabie saoudite
La décision prise par l’Arabie saoudite de déclencher la guerre au Yémen en 2015 a été tout autant motivée par cette obsession de contrôler les pays de sa zone d’influence. Du fait de sa position géographique, le Yémen contrôle le détroit de Bab el-Mandeb par lequel transite le quart du pétrole mondial et 10 % du commerce maritime international. Sa frontière avec l’Arabie saoudite s’étire sur 1770 kilomètres. Ce pays de 26 millions d’habitants a toujours été considéré par le royaume saoudien comme sa chasse gardée.
Après la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman, le nord du Yémen fut revendiqué par l’Arabie saoudite nouvellement formée ; en vain. Avec les accords de Taëf en 1934, l’État saoudien parvint à récupérer une portion du territoire yéménite, les provinces de l’Asir, de Jazan et de Najran. Mais la partie nord du Yémen devint un royaume indépendant dirigé par un imam et lui échappa.
Dès lors les ingérences de l’Arabie saoudite dans la politique intérieure yéménite ne cessèrent pas. Au nord, elle soutint les royalistes, qui furent balayés le 26 septembre 1962 par une révolution menée par un groupe d’officiers influencés par les idées nationalistes arabes et le nassérisme. Ceux-ci, s’appuyant sur le mécontentement populaire, proclamèrent la république. L’imam Badr, chassé du pouvoir, tenta durant plusieurs années de guerre civile de restaurer son régime par les armes. Soutenu par l’Arabie saoudite et armé par la Grande-Bretagne, il fut près d’y parvenir fin 1967, lorsqu’il assiégea Sanaa durant quatre mois. Mais, avec l’aide du régime égyptien de Nasser, la République arabe yéménite finit par vaincre la coalition formée par les rois Saoud d’Arabie saoudite et Hussein de Jordanie. Au même moment, le sud du Yémen cessa en 1967 d’être un protectorat britannique et devint la République populaire et démocratique du Sud-Yémen (RPDY), se proclamant socialiste et tournée vers l’URSS.
Le régime saoudien continua à œuvrer en coulisse pour affaiblir ses voisins, s’appuyant sur de nombreuses tribus yéménites qui bénéficièrent de ses largesses. Outre les tribus, le développement du mouvement salafiste à compter des années 1980 fut soutenu dans le même but par des religieux saoudiens proches de la monarchie.
Le 22 mai 1990, les deux Yémen furent réunis en une seule république dirigée par Ali Abdallah Saleh, qui était déjà au pouvoir dans la partie nord depuis 1978. Le Sud entrait ainsi dans l’économie de marché.
En 1990, la décision de Saleh de rester neutre face à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein entraîna aussitôt des mesures de rétorsion. Huit cent mille Yéménites travaillant en Arabie saoudite furent renvoyés chez eux, ce qui entraîna pour le Yémen de graves difficultés sur le plan économique et social. Dans le même temps, l’aide américaine fut interrompue.
Trois ans plus tard, le Yémen implosait de nouveau. Les dirigeants sudistes soutenus par des militaires de l’ex-RPDY tentèrent une sécession. Les privatisations de terres et d’entreprises ayant suivi l’unification avaient très largement bénéficié aux grandes familles du Nord, en particulier au clan du président Saleh, répandant un sentiment d’injustice.
Là encore l’Arabie saoudite intervint en sous-main, envoyant combattre des milices salafistes. Après des combats acharnés, la tentative de sécession fut matée en 1994 par l’ancienne armée du Nord, et Saleh conserva le pouvoir pour lui seul. La guerre reprit en 2004 dans la région de Saada, opposant le pouvoir yéménite aux Houthistes, mouvement issu de tribus chiites concentrées dans le nord du pays, près de la frontière saoudienne. Elle dura six ans. Une fois de plus, le régime saoudien intervint en soutien à l’armée de Saleh, pour empêcher l’installation d’un régime qui aurait pu servir de base arrière à l’opposition chiite saoudienne. L’avènement d’un régime houthiste pourrait en effet menacer la stabilité politique de la monarchie, mais aussi sa rente pétrolière, l’essentiel des réserves saoudiennes étant concentré dans la partie où vit la minorité chiite.
La continuation d’une guerre désastreuse pour la population
Lorsqu’en 2011 les mobilisations du printemps arabe éclatèrent au Yémen, contestant le pouvoir du dictateur Ali Abdallah Saleh, l’Arabie saoudite aida les États-Unis à mettre en place un pouvoir de rechange pour tenter d’éteindre l’incendie. De concert, ils placèrent en coulisse le numéro deux du précédent régime, Abd Rabbo Mansour Hadi. Le président Saleh signa le 23 novembre 2011 un accord prévoyant de lui céder le pouvoir. Le 21 février 2012, Hadi fut élu président. Mais le nouveau pouvoir fut aussitôt déstabilisé par les milices houthistes.
Après s’être rendues maîtresses du nord du pays, celles-ci arrivèrent jusqu’à la capitale, Sanaa, et finirent par s’entendre avec une partie de l’armée liée à Saleh, qu’elles avaient pourtant combattu quelques années auparavant. Finalement, elles contraignirent Hadi à se réfugier en Arabie saoudite et Saleh conserva le pouvoir.
Devant cette situation, le 26 mars 2015, le tout nouveau ministre saoudien de la Défense Mohammed ben Salmane se lança dans la guerre, officiellement en coopération avec neuf autres pays arabes, dont ceux appartenant au CCG. Il s’agissait de vaincre les Houthistes et de rétablir au pouvoir en quelques jours le président Hadi. On voit ce qu’il en est deux ans et demi plus tard. Le 2 décembre dernier, Saleh offrait une porte de sortie au pouvoir saoudien en annonçant publiquement qu’il souhaitait « tourner la page », rompant son alliance de circonstance avec les Houthistes. Son assassinat, deux jours plus tard, ferma cette possibilité.
Depuis, les bombardements continuent donc, le blocus imposé par l’Arabie saoudite est maintenu et la population yéménite continue de mourir sous les bombes saoudiennes fabriquées dans les pays impérialistes. Les forces saoudiennes sont en fait seules à combattre, la prétendue coalition n’ayant pas d’existence réelle. L’Égypte a finalement refusé d’envoyer des troupes au sol ; le Parlement pakistanais a fini par opposer son veto à toute participation ; et l’appui des autres pays est purement symbolique. Les forces américaines n’interviennent pas directement, sauf contre les positions d’al-Qaida. Visiblement, les dirigeants des États-Unis préfèrent laisser leur allié prendre seul le risque de s’enliser, tout en lui exprimant publiquement leur soutien. Le 14 décembre, l’ambassadrice américaine à l’ONU Nikki Haley déclara avoir des « preuves irréfutables » de l’origine iranienne du missile tiré par les Houthistes vers un aéroport saoudien. Mais ces preuves ne sont pas plus convaincantes que celles brandies dans le passé par George W. Bush pour justifier l’invasion de l’Irak, concernant la présence d’armes de destruction massive… qui ne furent jamais trouvées.
Le pouvoir de Riyad continue de dénoncer « l’agression militaire directe » de l’Iran contre l’Arabie saoudite, comme l’a fait Mohamed ben Salmane le 4 novembre dernier, et les dignitaires religieux continuent de déverser leurs invectives contre les « chiites hérétiques ». Le Yémen n’est cependant pas une priorité pour l’Iran.
L’instabilité du régime saoudien
« Le vrai danger pour les autorités saoudiennes […] ce n’est pas l’Iran ou le terrorisme. C’est plutôt l’aspiration à de vraies réformes politiques, sociales, économiques et culturelles conduisant à une bonne gouvernance, au développement, à l’éradication des magouilles et de la corruption », écrivait dans son blog l’homme d’affaires saoudien Türki Fayçal al-Rachid (Le Monde, 4 janvier 2013).
L’Arabie saoudite dispose du quart des réserves mondiales de pétrole et le coût d’extraction y est le moins onéreux. Le pétrole fait la richesse du pays, mais aussi sa fragilité, car son budget dépend à 90 % des ventes d’hydrocarbures à l’exportation. Depuis juin 2014, il est atteint par la chute des cours. Le prix du baril est par exemple passé en dix-huit mois de 114 dollars à moins de 30 dollars en janvier 2016, alors que le royaume augmentait ses dépenses publiques.
La très grosse partie de ces dépenses est consacrée à l’armement. Avec la guerre menée au Yémen, celles-ci ne risquent pas de diminuer. La monarchie saoudienne a consacré près de 90 milliards de dollars à sa défense, ce qui représente le troisième budget mondial dans ce domaine, derrière les États-Unis et la Chine, mais devant la Russie.
Selon l’organisation Human Rights Watch, les États-Unis auraient vendu à l’Arabie saoudite pour 7,8 milliards de dollars d’armes entre mai et septembre 2015. En mars 2015, le gouvernement britannique a accepté de livrer au pays des fournitures militaires pour 2,8 milliards de livres sterling. La France n’est pas en reste. La monarchie saoudienne est son premier client en matière d’armement. Selon le rapport au Parlement de 2016 sur les exportations d’armements, sur la période 2006-2015, l’Arabie saoudite a été le premier client de la France dans ce domaine, devant le Qatar, l’Égypte, le Brésil et l’Inde, le montant des contrats d’armement s’élevant à 12 milliards d’euros.
Jusqu’à présent, une certaine paix sociale régnait, du haut en bas de l’échelle sociale, achetée en quelque sorte à coups de dollars issus de l’or noir. Une partie de la rente pétrolière a aussi pu garantir la fidélité des milliers de princes de la famille royale, et de leur clientèle. Les « salaires » ainsi versés coûteraient à eux seuls 2 milliards de dollars chaque année, soit 5 % des dépenses publiques du royaume. Les pétrodollars ont également permis d’embaucher des milliers de fonctionnaires, de subventionner le prix de l’essence, de l’eau, de l’électricité des ménages et de se reposer sur une main-d’œuvre étrangère bon marché occupant l’essentiel de l’emploi privé. Sur les 18 millions d’actifs d’une population estimée à 26 millions, une moitié est composée de travailleurs immigrés. À cela s’ajoutent bien d’autres cadeaux, le clientélisme étant le mode de fonctionnement du royaume.
Mais dans les bidonvilles de la capitale vivent des populations défavorisées que la redistribution de la rente pétrolière n’a pas touchées. Ces quartiers pauvres ne bénéficient pas des services publics de base. Vingt pour cent de la population saoudienne vivent en dessous du seuil de pauvreté. Le chômage est un fléau, qui touche 12 % de la population active selon les chiffres officiels, mais que d’autres études situent plutôt entre 20 et 30 %.
La crise liée à la baisse des revenus pétroliers oblige le pouvoir à chercher des solutions pour éviter la banqueroute et ne pas se retrouver face à des réactions de la population, tout en maintenant sa politique d’aides publiques, ses dépenses d’armement et le financement de sa politique étrangère en général.
Pour combler le déficit de 2016, le royaume s’est résolu à sa première émission de dette depuis 2007, empruntant 10 milliards de dollars aux banques JP Morgan, HSBC et Citigroup. Mohamed ben Salmane a présenté un plan, modestement appelé Vision 2030. Il consiste en un renforcement du secteur privé, entre autres par une privatisation partielle de l’Aramco (Arabian American Oil Company) ; 5 % des actions de cette entreprise pétrolière publique auraient été mises en vente, faisant passer une partie des ressources naturelles du pays sous le contrôle d’investisseurs étrangers.
Des premières mesures d’austérité touchant la population ont été décidées. Les salariés du secteur public sont désormais obligés de payer l’intégralité de leurs factures de gaz, d’eau et d’électricité. Des protestations, certes limitées aux réseaux sociaux, ont eu lieu au cours du premier trimestre 2016 face à leur montant. Le plan Vision 2030 prévoit aussi de saoudiser l’emploi privé, ce dont il est question depuis des années. La chasse aux travailleurs immigrés qu’implique cette politique a déjà été mise en œuvre dans le passé, leur rendant la vie bien plus difficile encore, avec des amendes et des mauvais traitements de la part des policiers. Mais le pays a toujours besoin de ce prolétariat surexploité qui, pour les possédants, représente un danger permanent.
Les conséquences de l’aggravation de la crise économique pourraient en effet entraîner des réactions de la population, même dans ce régime de dictature féroce qui réprime toute velléité d’opposition par les coups de fouet et les décapitations. En 2011, au moment des révoltes du printemps arabe, le précédent roi Abdallah avait pris les devants afin d’éviter une possible contagion, avec quelques mesures exceptionnelles : des augmentations de salaires et des allocations de chômage.
Les difficultés économiques ne sont pas les seuls problèmes pour le pouvoir. Les chiites constituent depuis des décennies un problème politique pour ce régime qui s’appuie sur une hiérarchie religieuse se revendiquant du wahhabisme, un courant musulman sunnite particulièrement rétrograde. Ils représentent 10 % de la population active et résident principalement dans les provinces de l’Est, le Hassa et la région de Qatif, dont la valeur stratégique est cruciale car elles recèlent toutes les ressources naturelles de l’Arabie saoudite. C’est une population pauvre, et les chiites n’occupent aucun poste supérieur dans l’administration, l’armée ou les forces de sécurité. Seule l’Aramco, qui détient le monopole de l’exploitation pétrolière, emploie près de 40 % de chiites.
Cette population s’est révoltée à bien des reprises, comme lors des émeutes à Qatif et Hofouf durant les années 1980-1981 ou encore lors des manifestations de soutien aux chiites de Barheïn au moment du printemps arabe. Elles furent à chaque fois réprimées férocement. Mais le feu couve toujours sous la cendre.
L’équilibre au sommet de l’État lui-même est fragile et peut être mis en cause à chaque passation de pouvoir. Mohamed ben Salmane a le soutien et la légitimité que lui confère le fait d’être le fils du roi, du moins tant que celui-ci reste vivant. Il a entrepris diverses manœuvres afin de consolider son pouvoir, telles l’éviction en juin 2017 de Mohamed ben Nayef, le précédent tenant du titre de prince héritier, ou encore, les 4 et 5 novembre derniers, l’arrestation de dizaines de princes, de ministres et d’hommes d’affaires, accusés de corruption. Mais il n’est pas sûr que cela suffise.
Le prince héritier tente aussi de se donner une image moderniste en adoptant quelques mesures telles l’autorisation pour les femmes de conduire ou l’ouverture de salles de cinéma. Cette monarchie d’un autre âge n’en continue évidemment pas moins de maintenir les femmes dans l’oppression – l’adultère est toujours puni de mort –, de régir la vie de la population par le biais de sa police des mœurs, les Mutawwa, et d’étouffer la moindre contestation. De simples blogs peuvent valoir des condamnations à des années de prison, voire à la condamnation à mort par décapitation.
En 2014, un décret royal a défini le terrorisme comme étant « toute action […] visant à nuire à l’ordre public ou perturbant la sécurité de la société ou la continuité de l’État […] ou insultant la réputation et l’honneur de l’État ». Selon une ordonnance du ministre de l’Intérieur de la même année, sont considérés comme des actes terroristes « le fait de propager l’athéisme », ou encore de « soutenir, rejoindre ou sympathiser avec toute organisation, groupement, mouvement, rassemblement ou parti politique ». Le régime tient à inspirer la peur pour museler toute opposition.
Un gendarme privilégié de l’impérialisme
Ce caractère de dictature féroce ne dérange pas les dirigeants impérialistes des États-Unis, de Grande-Bretagne ou de France, aux grandes prétentions démocratiques. L’Arabie saoudite a même été réélue au Conseil des droits de l’homme de l’ONU le 28 octobre 2016. Ce régime, sans doute le plus réactionnaire d’une région qui en compte plusieurs autres, s’est en effet imposé comme le principal défenseur, Israël mis à part, des intérêts des États-Unis en général et de leurs firmes pétrolières en particulier. La liste des services rendus est longue.
Dans les années 1950, l’Arabie saoudite servit de rempart face à la menace du panarabisme et à l’apparition de régimes d’inspiration nassérienne, alliés à l’Union soviétique. Elle fut dans les années 1970, tout comme l’Iran du chah, un pilier de la sécurité régionale ; les dépenses militaires des États-Unis en faveur du royaume passèrent de 16 millions de dollars en 1970 à 312 millions en 1972. Le régime fut encore un appui face à l’Irak de Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe de 1991. Les oulémas saoudiens autorisèrent même par une fatwa les troupes américaines à stationner en Arabie avant de se rendre au Koweït. L’Arabie saoudite a aussi aidé les États-Unis en finançant les talibans afghans dans les années 1980. Ces derniers n’eurent pas l’utilité espérée par les dirigeants américains, qui pensaient les voir mettre fin à la situation d’anarchie consécutive au retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan en 1988-1989. Mais ils n’auraient pas pu s’imposer sans le soutien saoudien et pakistanais. De même, la guerre de l’Arabie saoudite au Yémen s’est menée avec l’accord et le soutien actif des dirigeants américains. Mais la loyauté du régime envers l’impérialisme a un prix que paient depuis des décennies les populations du Moyen-Orient.
Les pyromanes
À la faveur de la guerre, à côté des milices houthistes, divers groupes djihadistes ont surgi ou se sont renforcés au Yémen, dont la branche d’al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et l’État islamique. En avril 2015, le chaos régnant a permis à al-Qaida de prendre le contrôle de Moukalla, cinquième ville du pays, avant d’y exercer le pouvoir pendant une année en s’alliant avec des tribus.
Cette expansion djihadiste n’a pas été freinée par l’augmentation du nombre d’attaques de drones américains ou les raids des forces spéciales lancés depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, bien au contraire. Le Yémen pourrait devenir une base de repli pour les djihadistes étrangers. Mais, si le conflit se poursuit et s’aggrave, il pourrait également, au contraire, aussi entraîner la dispersion des djihadistes yéménites dans la région ou au-delà, comme cela s’est produit à la suite de l’intervention impérialiste en Libye.
La désagrégation de l’État, l’aggravation de la misère dans un pays déjà parmi les plus pauvres du monde, les bombardements, le désespoir engendré par cette situation, enfoncent le Yémen dans le chaos et sont sans doute le meilleur recruteur pour ces milices. Cette évolution dramatique a déjà été vue en Irak, en Syrie, et au-delà. Les pyromanes impérialistes, en se servant de pyromanes régionaux, provoquent un incendie qui gagne de proche en proche. Pour maintenir leur domination économique et sociale, les grandes puissances s’appuient sur une dictature sanglante qui contribue à enfoncer toute une région du monde dans la barbarie.
4 janvier 2018