URSS : La crise du pouvoir27/10/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/10/34bis.jpeg.484x700_q85_box-10%2C0%2C2433%2C3504_crop_detail.jpg

URSS : La crise du pouvoir

La forme de domination politique de la bureaucratie a été, dès les origines, la dicta- ture. A partir des années trente, cette dictature a pris un caractère personnel. La bureaucratie qui exerçait son pouvoir sur la société, sur la classe ouvrière, par des méthodes de terreur, s'en remettait en même temps, de bas en haut, à la hiérarchie de l'appareil, au sommet duquel Staline tranchait seul.

Cela tenait à la nature sociale de la bureaucratie, à son instabilité foncière, à la pro- fondeur des antagonismes sociaux sur lesquels elle se maintenait, et nullement à des raisons passagères et circonstancielles.

C'est au travers de crises sociales graves, à la fin des années vint et des années trente, que la bureaucratie a acquis collectivement la conviction qu'elle avait un besoin vital d'un arbitre suprême, tranchant les problèmes et incarnant les intérêts de la bureaucratie contre la bourgeoisie et, surtout, contre le prolétariat.

Cette dictature pesait évidemment aussi sur la bureaucratie. Mais, mis à part peut- être les « excès » d'un Staline, paranoïaque sur la fin de sa vie (à peu près le seul aspect de la dictature stalinienne dénoncé par Khrouchtchev lors de la déstalinisation), la dictature était nécessaire pour sauvegarder la cohésion, voire l'existence même de la bureaucratie non seulement contre des menaces venues d'autres classes sociales mais aussi tout simplement contre les appétits des bureaucrates eux-mêmes.

Il faut en outre avoir à l'esprit le renouvellement des cadres politiques de la bureaucratie. A la première génération de bureaucrates plus ou moins issus encore du mouvement ouvrier révolutionnaire, succéda une autre, ex-mencheviks, ex-socialistes-révolutionnaires, notables de l'ancien régime, fils de ci-devant nobles ou bourgeois, rassurés par l'évolution du nouveau régime, chauds partisans d'un Staline prenant le contre-pied de la tradition révolutionnaire. C'est une caste, socialement jumelle de la petite bourgeoisie arriviste, politiquement réactionnaire et congénitalement hostile à la classe ouvrière, qui se retrouva aux commandes de l'État fondé par la révolution prolétarienne. La contradiction qui en résulta ne pouvait être surmontée que par l'hypocrisie institutionnalisée, la « langue de bois » stalinienne, « communiste » dans sa forme, conservatrice dans son contenu ; et surtout, par la dictature qui, en faisant taire tout le monde, faisait taire, aussi, « le parti bourgeois » au sein de la bureaucratie.

En procédant à des purges régulières, sanglantes ou non, en menant une politique de rapide rotation des cadres à tous les niveaux, Staline était peut-être motivé par la seule préservation de son pouvoir personnel. Il n'en reste pas moins que c'est précisément en combattant pour son propre pouvoir et celui de son propre clan que Staline a évité que la formation et le développement incessants de clans et de féodalités inhérents à la bureaucratie ne déchirent la bureaucratie en pans rivaux menaçant la domination bureaucratique dans son ensemble.

La mort de Staline et la crise ouverte par sa succession, ainsi que par la suite toutes les crises de succession qu'a connues le régime, ont cependant assoupli bien des aspects de la dictature.

Il y avait à cela des raisons liées à ce que, la guerre finie, la société soviétique n'a pas connu de crises intérieures ou extérieures graves (la pression de la guerre froide était juste assez forte pour que les chefs de la bureaucratie puissent invoquer la menace impérialiste pour renforcer la cohésion de la société autour de la bureaucratie, mais pas assez pour la disloquer). En conséquence, la nécessité de donner à la dictature un caractère aussi féroce que sous Staline n'apparaissait plus aussi évidente aux yeux de la masse des bureaucrates. Mais il y a eu aussi des raisons liées aux crises elles-mêmes.

A la mort de Staline par exemple, une « direction collégiale » s'imposait du simple fait de la rivalité d'une demi-douzaine de dignitaires (Khrouchtchev, Malenkov, Molotov... et Béria, pour peu de temps il est vrai) pour le poste suprême.

Le processus pour faire émerger un successeur, s'enclencha dès le début et, assez vite, il se révéla que c'est Khrouchtchev, devenu secrétaire général, qui prit de l'avance sur les autres. Mais s'il fallait évidemment élire immédiatement un secrétaire général, et un seul, la lutte pour le pouvoir n'en prit pas fin pour autant. Et, pendant plusieurs années, le pouvoir de Khrouchtchev fut sérieusement contrebalancé par le pouvoir d'autres, s'appuyant chacun sur sa propre clientèle mais aussi sur tel ou tel bout de l'appareil d'État (c'est par exemple l'armée, par l'intermédiaire du maréchal Joukov, qui permit à Khrouchtchev de sortir victorieux en 1958 d'une épreuve de force contre Malenkov, Molotov etc.).

Le petit noyau dirigeant de la haute bureaucratie s'est montré, tout au long de la résistible ascension de Khrouchtchev, assez responsable pour que la lutte pour le pouvoir soit circonscrite au Bureau Politique (nouveauté déjà car, sous Staline, le Bureau Politique lui-même n'avait guère de poids).

Néanmoins, Khrouchtchev a innové, précisément lors de l'épreuve de force avec Molotov-Malenkov où, après avoir été mis en minorité au Bureau Politique, il fit appel au Comité Central et laissa donc un nombre plus grand de hauts bureaucrates, guère plus de trois cents il est vrai, arbitrer la lutte pour le pouvoir.

Pour « responsable » qu'ait pu être le noyau dirigeant de la bureaucratie, le simple fait de cette longue période de luttes feutrées pour le pouvoir a eu des conséquences importantes. Les plus importantes se sont produites dans les pays du glacis est-européen, dont les dirigeants ont profité de la rivalité aux sommets de Moscou pour conquérir une petite marge d'indépendance. On sait d'ailleurs que, dans certains pays du glacis, ces flottements à la tête des bureaucraties nationales ont contribué à ce que le débat soit porté devant la société dans son ensemble, ce qui a pris une forme large mais modérée encore en Pologne, mais explosive en Hongrie en 1956.

La bureaucratie soviétique n'a rien connu de comparable en URSS même. Néanmoins, la crise de succession y a eu des effets indirects au-delà du cercle limité des hauts bureaucrates. Le 20e Congrès et le rapport secret qu'y fit Khrouchtchev contre Staline n'étaient qu'un élément de la lutte pour le pouvoir. Khrouchtchev, qui commençait à prendre de l'assurance, avait besoin, pour tenter d'asseoir sa propre autorité personnelle, de démolir celle de son prédécesseur, Staline.

Mais la déstalinisation, c'est-à-dire la démolition même très partielle de la vérité officielle des décennies précédentes — comme parallèlement la libération d'un grand nombre de gens emprisonnés sous Staline — ont ébranlé la société soviétique. Cet ébranlement n'a pas vraiment eu une expression publique. Khrouchtchev a néanmoins fait dans une certaine mesure appel à « l'opinion publique » pour consolider un pouvoir qu'il croyait avoir déjà conquis.

Pendant quelque temps, il « laissa faire » en littérature, en autorisant la publication d'un certain nombre d'ouvrages mettant en cause la dictature stalinienne mais reflétant en même temps quelques-unes des aspirations, sinon de l'ensemble de la société soviétique, du moins de ceux qui écrivaient, de l'intelligentsia et sans doute d'une partie de la bureaucratie elle-même. C'était en quelque sorte l'ancêtre de la glasnost de Gorbatchev.

En autorisant la publication d'écrits d'économistes raisonnablement critiques par rap- port aux thèses officiellement en vigueur (Liberman, Trapeznikov, Nemchikov), il a aussi laissé se lever un drapeau dans lequel pouvaient se reconnaître tous ces managers mais au fond aussi tous ces bureaucrates locaux qui souhaitaient un contrôle moins pesant d'en haut.

On sait que Khrouchtchev lui-même est revenu en arrière et que le « dégel » n'a pas duré longtemps. A en juger par le durcissement des dernières années d'un règne confronté à des problèmes graves, sinon dans le pays du moins au dehors (rupture avec la Chine, début du polycentrisme dans le mouvement stalinien international), Khrouchtchev allait de nouveau vers le rétablissement d'un pouvoir dictatorial fort. On sait que cette évolution a été brusquement stoppée en 1964 par une conspiration du Bureau Politique qui, sous l'égide du tandem Brejnev-Kossyguine et surtout avec l'appui indispensable de Chélépine, ex-chef du KGB, a poliment mais fermement demandé à Khrouchtchev de prendre sa retraite.

Il est difficile de savoir même aujourd'hui quelles ont été les véritables raisons pour lesquelles la haute bureaucratie a écarté Khrouchtchev (une chose est au moins certaine, c'est que les vraies raisons ne sont pas celles qui ont été officiellement données). On peut cependant supposer que la véritable raison a été que la bureaucratie dans son ensemble n'était pas prête à accepter de nouveau un pouvoir aussi absolu qu'au temps de Staline, sans doute indépendamment de la personnalité de Khrouchtchev. Et on peut supposer aussi que Brejnev et Kossyguine, puis Brejnev seul (qui prendront la succession) ont eu simplement assez de flair pour sentir la revendication qui montait des couches inférieures de la bureaucratie en faveur d'une certaine stabilisation de leur statut social, d'une « certaine garantie de l'emploi ».

Le fait est, en tout cas, qu'en réponse à cette aspiration venue des profondeurs de la bureaucratie ou pour d'autres raisons, les sommets de la bureaucratie sont devenus bien moins interventionnistes dans les petites et grandes affaires de la bureaucratie que ne l'étaient Staline bien sûr, mais même Khrouchtchev.

Il y a l'aspect visible de l'iceberg bureaucratique, c'est-à-dire ce Bureau Politique, ce Secrétariat très peu modifiés de 1964 (chute de Krouchtchev) à 1982 (mort de Brejnev), sauf pour des raisons biologiques. Ces organismes qui constituent en quelque sorte le gouvernement de la bureaucratie ont fini par présenter cette image qu'on a gardée de lui, de gérontocrates plus ou moins séniles gouvernant le pays avec la pesanteur de l'immobilisme.

Dans la partie visible encore de l'iceberg, il y avait aussi, et cela se révèlera important par la suite, ces grands barons de la bureaucratie qui dominaient les républiques, les régions autonomes : Kounaïev, premier secrétaire du Kazakhstan depuis 1964 jusqu'à la mort de Brejnev et au-delà ; Chtcherbitsky, lié à Brejnev, dirigeant de l'Ukraine depuis 1972 ; Rachidov, patron de l'Ouzbékistan depuis 1959, chef notoire de la mafia ouzbèke (trafics sur le coton, l'opium...) et lié à Tchourbanov, gendre de Brejnev ; ou Aliev, petit roi de l'Azerbaïdjan pendant plus de dix ans, sans parler d'autres, bien d'autres.

Et puis, sous cette partie visible de l'iceberg (visible même des journalistes ou « kremlinologues » occidentaux), il y a ces couches moyennes de la bureaucratie qui ont obtenu sous Brejnev de ne pas être mutées pour un oui ou pour un non et de pouvoir ainsi constituer à tous les échelons leurs petites ou grandes féodalités locales.

La constitution de mafias politico-économiques a trouvé évidemment un champ infiniment plus vaste, quoique qualitativement non différent que sous Staline. Les bureaucrates devenus quasiment inamovibles ont eu, plus encore que leurs prédécesseurs fréquemment purgés ou déplacés, tendance à considérer « leur » ville, « leur » entreprise, « leur » arrondissement ou « leur » république, comme des fiefs personnels.

Et, au fond, c'est à eux que s'est heurté Gorbatchev lorsqu'il a accédé au pouvoir après l'intermède Andropov/Tchernenko. Elevé dans le sérail, Gorbatchev savait qu'être élu secrétaire général ne suffisait pas pour conquérir le pouvoir réel. Il savait qu'il lui fallait d'abord écarter ses rivaux puis s'imposer, être reconnu comme chef par cette bureaucratie aux appétits renforcés, aux pouvoirs plus grands, aux intérêts plus multiformes et aux aspirations plus diversifiées que jamais.

Gorbatchev a emporté la première manche, celle qui consistait à écarter du Bureau Politique des alter egos susceptibles de devenir des rivaux (Romanov, Gromyko...) avec une apparente facilité. Par comparaison, Khrouchtchev avait dû composer bien plus longtemps avec Molotov et compagnie.

Mais c'est du côté des roitelets locaux qu'il a eu affaire à forte partie. Ce n'est pas pour rien d'ailleurs que, dans le Bureau Politique, ceux qu'il a eu le plus de mal à écarter étaient en même temps roitelets d'une république comme Aliev (écarté en octobre 1987) ou Chtcherbitsky (écarté seulement en 1989). Et, de surcroît, même écarté du Bureau Politique, un Aliev a conservé la mainmise sur l'appareil local de l'Azerbaïdjan.

Et voilà que ces gens-là, non seulement n'acceptent pas le nouveau candidat dictateur, mais lui tiennent tête et, qui plus est, au lieu d'obéir à des ordres venus d'en haut, cherchent des soutiens vers le bas.

Pour ceux qui dirigent des régions ethniques, jouer sur la corde nationale était un moyen commode pour trouver un appui plus large dans la bureaucratie, dans les classes moyennes, voire au-delà.

Cet appel à une « base nationale » contre le « centre » prit des formes modérées, « civilisées » pourrait-on dire, dans le cas des bureaucrates locaux des républiques baltes, mais il a pris une forme brutale et barbare dans le cas des bureaucrates mafiosi de l'Azerbaïdjan ou de l'Ouzbékistan (la responsabilité de Aliev dans les massacres de Soumgaït est de notoriété publique).

Pour imposer son pouvoir, Gorbatchev a fait lui aussi appel à « l'opinion publique », c'est-à-dire aux couches subalternes de la bureaucratie, à la petite bourgeoisie intellectuelle, etc. Pour la première fois, lui, le chef de la bureaucratie soviétique, s'est adressé au-delà du cercle restreint du Bureau Politique ou du Secrétariat ou du Comité Central. Cet appel à « l'opinion publique », répercuté par les médias, par la télévision ou par les nombreuses tournées de Gorbatchev se voulant au contact direct du pays profond, est devenu un moyen de gouverner.

Le succès n'en est pas évident. Une sorte de fuite en avant porte Gorbatchev à s'adresser par vagues successives à un cercle de plus en plus large de la bureaucratie, à l'intelligentsia, voire à l'ensemble de la population.

Mais, en même temps, son pouvoir réel diminue parce que ces bureaucrates de l'appareil d'État comme du Parti, c'est-à-dire toutes ces chaînes d'hommes et de responsables dont la fonction est de répercuter les ordres du centre de la bureaucratie à tous les niveaux, jusqu'à la périphérie, jusqu'aux couches populaires, ont cessé d'obéir ou, plus exactement, parce que même ceux qui restaient dressés à obéir ne savaient plus à qui le faire.

Les rivalités d'autorités ou d'intérêts déchirent l'appareil d'État lui-même. Les fissures dans l'appareil d'État ne suivent pas nécessairement les contours nationaux (quand bien même l'exploitation du nationalisme reste l'arme privilégiée de ceux qui soulèvent d'autres thèmes comme le libéralisme pour s'opposer au pouvoir central). Sous l'effet de l'ambition de tel chef ou tel autre — et il en pousse de nouveaux sans cesse — des bouts de l'appareil d'État semblent se détacher de l'ensemble et s'animer soudain d'une vie propre.

On a vu avec quelle facilité l'administration de la république russe, qui n'était qu'une sorte de fiction sans indépendance par rapport à l'administration centrale, est devenue un point d'appui pour Eltsine contre Gorbatchev, contribuant par là-même à la dislocation de la machinerie étatique.

La rivalité entre Gorbatchev et Eltsine par exemple ou, pour exprimer les choses autrement, l'incapacité de Gorbatchev à écarter Eltsine encourage ouvertement d'autres vocations à des niveaux subalternes.

La guerre au sommet accroît l'indépendance de tous ceux qui, à quelque échelon que ce soit, ont un poste de responsabilité et profitent des avantages qui en découlent.

Plusieurs signes ont montré que, dans cette crise qui affecte de haut en bas l'administration de l'État comme l'administration du Parti, l'armée elle-même est affectée. Les réactions futures de la haute hiérarchie militaire dans le sens de l'acceptation de la pression venue d'un certain nombre de républiques nationales réclamant une armée nationale, c'est-à-dire l'acceptation de la dislocation de l'armée soviétique, ou au contraire sa réaction pour empêcher cela, sont et demeurent une des grandes inconnues de la crise actuelle du pouvoir.

27/10/90

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