La crise monétaire : L'économie mondiale au bord de la catastrophe01/10/19721972Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La crise monétaire : L'économie mondiale au bord de la catastrophe

Depuis un quart de siècle, les thuriféraires de la société bourgeoise vivent sur un mythe : l'économie capitaliste serait parvenue à maîtriser ses crises. Les moyens existeraient désormais d'éviter que la vie économique soit rythmée par des fluctuations cycliques incontrôlables, qu'à des périodes d'expansion succèdent d'inévitables périodes de récession, que la croissance fiévreuse de la production débouche sur l'effondrement des ventes et, par suite, sur le ralentissement de la production, l'arrêt des investissements, l'inutilisation d'une fraction considérable des capacités productives de la société, le chômage massif et la misère pour les classes travailleuses. Autrement dit, l'économie pourrait se développer d'une façon harmonieuse sur une base capitaliste.

Et cependant, avec les craquements inquiétants du système monétaire international, le vieux fantôme de la crise ressurgit et hante de nouveau le cauchemar même de ceux qui croyaient l'avoir exorcisé.

Serait-elle un phénomène accidentel, que la crise monétaire actuelle serait de toute façon l'illustration évidente de l'incapacité de l'économie capitaliste à assurer une croissance harmonieuse et sans menace d'effondrements, Mais elle n'est pas un phénomène accidentel, marginal, dans une économie par ailleurs débarrassée des crises cycliques : elle est la conclusion inévitable de l'évolution économique des dernières années, la facture de tous les remèdes utilisés par les États bourgeois pour tenter de juguler les fluctuations cycliques.

La crise monétaire est peut-être la forme que revêtira la prochaine crise économique mondiale dans sa phase initiale, Elle est en tous cas l'expression de l'incapacité de l'économie capitaliste à se passer de la seule forme de régulation qui soit la sienne : la crise économique.

Des crises du siècle passe à celles du siècle présent

L'équilibre de l'économie capitaliste ne peut être atteint qu'à une double condition. D'une part, puisque dans cette économie on produit pour vendre, il faut que la production globale s'établisse au niveau de la demande solvable. D'autre part, il faut qu'entre les diverses branches de l'économie, et essentiellement entre celles du secteur qui fabrique des moyens de production et de celui qui fabrique les biens de consommation, le développement respecte une proportionnalité et une série de relations complexes difficiles à satisfaire.

Or, l'économie n'obéit à aucun plan d'ensemble ; la production est réalisée par un grand nombre de producteurs individuels, agissant séparément les uns des autres, sans aucun autre contrôle social que celui exercé après coup, c'est-à-dire après la réalisation de la production, par le marché. Ce trait fondamental, le capitalisme l'a gardé par delà toutes les transformations qui l'ont affecté au long d'une évolution qui l'a conduit de la libre concurrence aux monopoles.

La recherche du maximum de profit individuel, non seulement sans aucune coordination, mais précisément les uns au détriment des autres, qui est le propre d'un tel mode de production, exclut toute harmonisation préétablie. Les équilibres indispensables ne pouvant pas s'établir avant la production, s'imposent après, sur le marché. Si la tendance du capital à accroître la production pour accroître le profit capitaliste a fait que la production a dépassé la demande solvable, les ventes s'effondrent, et une période de ralentissement succède à l'activité productive fiévreuse et aveugle. La production capitaliste s'ajuste ainsi au niveau des besoins solvables de la société par des oscillations, tantôt dépassant ce niveau, tantôt tombant jusqu'à une interruption presque totale.

L'équilibre précaire entre le secteur des moyens de production et le secteur produisant des articles de consommation, est nécessairement rompu par le fait même de l'accroissement de la production qui caractérise une période d'expansion. L'élargissement de la production se traduit par une croissance de la composition organique du capital, par un renouvellement massif et une extension du capital fixe, autrement dit, par une demande soutenue adressée par tous les capitalistes au secteur produisant des moyens de production (machines, usines, équipements, etc...). Ce secteur s'accroît beaucoup plus rapidement que celui qui produit des articles de consommation. L'équilibre est rompu en faveur du premier secteur. Mais dès que le renouvellement et l'extension du capital fixe sont terminés, dès que l'équipement des capitalistes est achevé, le secteur qui fabrique des moyens de production ne trouve plus d'acheteurs, il se retrouve en état de surproduction, donnant le point de départ de la crise. Ainsi, la marche cyclique de l'économie. est rythmée par la période de renouvellement du capital fixe dans l'économie.

L'histoire de l'économie capitaliste tout au long du XIXe siècle, avait été ponctuée par des crises qui se succédaient avec une régularité remarquable tous les dix-onze ans environ.

Si la nécessité impérieuse de crises pour rétablir périodiquement les équilibres économiques rompus découle de la nature même de la production capitaliste, la forme de ces crises, leur périodicité, leur caractère plus ou moins étendu, sont liés aux conditions concrètes de l'économie à la période où se produit la crise.

Au XIXe siècle, et essentiellement dans sa première partie, où la domination du capital se limitait à un nombre relativement restreint de pays les crises n'affectèrent naturellement que ce même nombre limité de pays. Parfois ensemble, mais souvent même séparément. Les crises gardaient un caractère essentiellement national.

Par ailleurs, dans ces pays mêmes, le tissu économique était infiniment moins complexe qu'aujourd'hui, la vie économique et ses fluctuations étaient dominées par un nombre également restreint de branches importantes comme la sidérurgie et, en connexion, les chemins de fer, comme encore le textile et les diverses branches qui fournissaient à ce dernier ses matières premières (coton, laine, etc...).

Une crise de surproduction sur n'importe lequel de ces divers marchés était immédiatement perceptible et, étant donné le poids spécifique relativement important de chacun par rapport à l'ensemble, la crise prenait rapidement un caractère général. Tantôt déclenchées par la mévente du coton, tantôt par un effondrement des valeurs du chemin de fer, les crises, en se généralisant, finissaient par mettre les quelques grandes branches dominantes à peu près au même diapason, de sorte que leurs cycles apparaissaient pratiquement concomitants, Ainsi. ponctués par des crises de surproduction qui apparaissaient clairement comme telles, les cycles économiques se succédaient régulièrement, à un rythme plus ou moins commun de renouvellement du capital fixe de l'ordre d'une dizaine d'années.

La profonde nécessité des crises en économie capitaliste n'implique nullement que cette nécessité se concrétise sous une forme immuable depuis la révolution industrielle et l'âge d'or du capitalisme libéral.

L'économie évolue dans le sens d'une complexité croissante. La multiplication extraordinaire des branches et, en particulier, de celles qui produisent des moyens de production, diminue le poids spécifique de chacune et, par suite, l'effet des variations cycliques de chacune sur l'ensemble de l'économie.

Le rythme de renouvellement du capital fixe qui est à la base des cycles, s'est modifié. Pour des raisons techniques d'une part : la durée de construction d'une usine, la mise en place d'un équipement, la fabrication de machines, sont considérablement réduites dans un très grand nombre de branches. Mais aussi parce que l'usure technologique est plus rapide, parce que des possibilités de financement nouvelles facilitent les renouvellements nécessités, etc...

A cette tendance générale à la réduction du rythme de renouvellement du capital fixe, l'augmentation du nombre des branches ajoute la diversification. De ce fait, la crise dans une branche ne prend pas ipso facto l'allure d'une crise générale. En revanche, lorsque la crise se généralise à toutes les branches, elle est infiniment plus profonde, plus étendue et plus catastrophique qu'au siècle passé.

Le crédit a connu une croissance considérable et, avec cette croissance, il permet plus largement encore que jamais d'entretenir une animation industrielle artificielle, alors même que la crise de surproduction est déjà potentiellement ouverte. Ce rôle croissant du crédit, comme celui de la monnaie-papier à cours forcé (avec les possibilités de manipulations monétaires qu'elle ouvre) ont donné à la spéculation un champ d'action toujours plus vaste, de moins en moins lié à l'activité productive réelle, de plus en plus étranger à toute rationalité.

Enfin et surtout, le théâtre des faits et méfaits du capital s'est élargi à l'échelle du globe. Là où il y avait des pays, il y a des continents entiers, là où il y avait des capitaines d'industrie, il y a des trusts puissants. Le jeu des lois de l'économie se déroule à une toute autre échelle qu'au début du XIXe siècle - et ses conséquences désastreuses également.

Tous ces phénomènes contribuent à donner aux vieilles crises du capitalisme une allure toute nouvelle. La crise de 1929, la plus terrible que l'économie capitaliste ait connue - et qu'il a connue à l'échelle du monde entier - n'était déjà plus une crise de surproduction «classique».

Que ceux dont c'est le rôle de dépeindre le système bourgeois sous des couleurs idylliques, s'évertuent à dégager de cet incessant renouvellement des formes sous lesquelles les crises apparaissent, de quoi alimenter le conte d'un capitalisme harmonieux, est une chose. Mais les capitalistes vivent moins que quiconque de légendes, fussent-elles conformes à leurs voeux les plus chers. Qu'elle se manifeste au travers d'une crise de surproduction, d'un krach boursier, d'un effondrement monétaire, ou sous la forme plus bénigne d'une récession, la douloureuse régulation de l'économie capitaliste se traduit pour la plupart de ses profiteurs, par un ralentissement des affaires et, donc, par la réduction du profit. Et contre l'hydre aux mille têtes et aux mille visages de la crise, les capitalistes ne peuvent plus se passer de l'archange protecteur, l'État.

L'État, outre ses puissants moyens économico-politiques, possède dans son comportement économique la vertu exceptionnelle de ne pas obéir aux mêmes lois qui s'imposent à chaque capitaliste particulier : il ne recherche pas le maximum de profits pour lui-même, il tente d'intervenir pour permettre à l'économie capitaliste dans son ensemble de survivre.

Aux encenseurs attardés des «s ains mécanismes de l'économie capitaliste » d'ânonner la fière devise « laisser faire » de la bourgeoisie montante - au demeurant, même à cette époque révolue, cette dernière était moins fière dans son comportement envers le soutien étatique que ne le proclamait la devise - les capitalistes, avec infiniment plus de sens pratique, comptent absolument sur l'État pour suppléer la demande défaillante afin de permettre au capital de fonctionner.

Keynes, qui fit sa fortune d'économiste célèbre en théorisant la nécessité de l'intervention économique constante de l'État au service de la bourgeoisie, affirmait sans ambages que cette intervention était indispensable en tant « qu'unique moyen pratique d'éviter la destruction complète des formes économiques existantes, comme la condition du bon fonctionnement de l'initiative individuelle ».

Et, pour remplir cette noble mission, à l'État de se débrouiller pour trouver les fonds nécessaires. Les impôts, bien sûr, pour transférer des poches des exploités de quoi aider les industriels. Mais aussi, et depuis plus d'un demi-siècle, de manière croissante, les manipulations monétaires.

Les manipulations monétaires de l'État au service du capital

L'intervention de l'État dans la vie économique en faveur de la bourgeoisie n'est certes pas chose. nouvelle, pas plus que ne l'est la pratique des manipulations monétaires pour combler les trous dans le trésor de l'État. Mais l'invention et la généralisation des billets de banque fut en quelque sorte la « révolution industrielle » dans cette très particulière et très lucrative activité économique de l'État qu'est la fabrication de la fausse monnaie légale. Elle ouvrit des perspectives autrement plus vastes que le procédé artisanal, familier aux rois de France - et d'ailleurs - consistant à rogner les bordures des pièces d'or, seules en usage.

Innocent certificat d'or à ses débuts, le billet de banque commença néanmoins sa fulgurante carrière au milieu des premières banqueroutes, des premières crises monétaires. L'institut d'émission émettant plus de billets qu'il n'avait d'or, tout en s'engageant à échanger contre de l'or chaque billet présenté, le système ne pouvait fonctionner sans accroc qu'à condition qu'un nombre important de détenteurs de billets ne réclame pas en même temps leur remboursement. Déjà, un des traits essentiels du système se dessinait : à la valeur intrinsèque de l'or, comme produit renfermant du travail humain, se substituait cette chose versatile qu'est la confiance. Le cours forcé des billets, c'est-àdire le refus légal de leur conversion en or - expédient provisoire à l'origine, le temps de rétablir la confiance ou de se procurer des ressources - a enfin donné au système de monnaie-papier sa physionomie définitive.

L'État avait désormais le moyen de fabriquer lui-même, techniquement parlant à volonté, de quoi payer ses déficits - du moins à l'intérieur de ses frontières. Mais si tout État peut imposer à l'intérieur de ses frontières le cours forcé et exclusif des billets de banque qu'il émet, aucun n'est assez puissant par contre pour empêcher que, en cas de perte de confiance, chacun cherche à se débarrasser au plus vite de ses billets contre de la marchandise. En imposant le cours forcé de billets dépréciés, les États ont découvert la fuite massive devant la monnaie, la hausse permanente plus ou moins rapide des prix, l'inflation.

Au cours de la première guerre mondiale, tant de billets avaient été mis en circulation pour financer les fantastiques dépenses guerrières des États, qu'il ne fut désormais plus possible de résorber cette masse de billets au taux d'avant et donc de revenir à la convertibilité d'antan en réservant le cours forcé aux cas de force majeure. Les États qui, comme la Grande-Bretagne par exemple, tentèrent de revenir après la guerre à une forme atténuée de convertibilité au taux d'avant la guerre, finirent par faire faillite et par compromettre sérieusement leur commerce international. D'exception, le cours forcé est devenu la règle.

En tout état de cause d'ailleurs, et indépendamment de la résorption des déficits des années de guerre financés par la planche à billets, tous les États auront besoin d'avoir recours, de façon cette fois permanente, à l'émission de billets inflationnistes pour financer leurs dépenses croissantes d'entre les deux guerres. Dépenses occasionnées par la reconstruction des destructions pour les uns, par les réparations à payer pour les autres, par la course frénétique à l'armement pour tous et, lorsque la crise de 29 aura éclaté et la grande dépression commencé, par le financement des tentatives, entreprises par tous les États, de l'Allemagne hitlérienne aux USA de Roosevelt, de relancer l'économie capitaliste par une intervention étatique massive.

Le recours aux caisses de l'État, quitte à creuser un déficit budgétaire alimentant l'inflation, est devenu pratique courante, mieux, ouvertement proclamée et théoriquement justifiée. Là encore, c'est Keynes qui théorisa entre les deux guerres une pratique que les États capitalistes poursuivaient déjà sans avoir besoin de justification théorique : pour relancer les affaires des capitalistes en période de dépression au simplement de difficultés économiques, l'État ne doit pas reculer devant le déficit budgétaire. L'inflation est acceptable si elle est la contre-partie de dépenses étatiques susceptibles d'offrir des débouchés aux capitalistes, d'autant, ajoutait-t-il avec cynisme, qu'elle permet de procéder à la réduction des salaires réels, indispensable pour inciter les capitalistes à la reprise et qu'elle le permet de façon plus habile, sans toucher aux salaires nominaux.

En contre-partie effectivement de l'aide accordée par tous les États à leurs capitalistes, l'économie bourgeoise est entrée dans l'ère de l'inflation permanente. Les prix, qui étaient à peu près stables pendant tout le siècle qui a précédé la Première Guerre mondiale, entreprirent une ascension qui, lente par moments, frénétique à d'autres, n'a jamais cessé depuis.

L'inflation, dès l'abord internationale par son étendue, mais multiforme par son rythme et par sa gravité d'un pays à l'autre, aura fait surgir une source supplémentaire de déséquilibre et de crises dans l'économie capitaliste, par ses conséquences graves sur le financement des échanges internationaux. Et cela, précisément, dans une période où la division du travail croissante à l'échelle internationale dans un cadre capitaliste, imposait le développement du commerce international.

Il était donc dans les possibilités de chaque État d'imposer le cours forcé de ses billets sur le territoire national, en tant que moyen de paiement national, mais d'aucun d'entre eux de le faire dans les relations entre États, en tant que moyen de paiement international. la seule monnaie qui Savait besoin de rien pour avoir une valeur universellement reconnue et à l'abri des tripatouilllages étatiques, était l'or.

Certes, l'or n'a jamais été l'unique moyen pour financer les échanges internationaux capitalistes ; la livre sterling, par exemple, monnaie de la nation économiquement dominante de la période du capitalisme montant et de l'impérialisme à ses débuts, y contribua pour une large part. Cependant, tant que pour les principales nations industrielles la monnaie était convertible, et donc que l'or était à la fois monnaie nationale (ne fut-ce que par billet convertible interposé) et monnaie internationale, tant que les devises s'échangeaient à taux fixe défini en or, le système monétaire international était unifié et homogène.

Cette époque prit définitivement fin après la première guerre mondiale. L'ère des « systèmes monétaires » totalement artificiels, laborieusement échafaudés entre monnaies-papier dépréciées, toutes inconvertibles en or à l'intérieur, et dont quelques-unes seulement - les devises clé - étaient convertibles en or sur le marché international commençait.

Or, l'importance du rapport officiel de conversion des monnaies les unes dans les autres (leur taux de change) était considérable en matière de commerce international. Un pays où l'inflation était plus forte que dans un autre, alors que le taux auquel leurs monnaies respectives s'échangeaient demeurait stable, était défavorisé. Le prix de ses produits augmentait plus rapidement, ils étaient moins concurrentiels sur le marché international. Outre le handicap direct que cela représentait pour les capitalistes nationaux, une telle situation, en se perpétuant, se traduisait pour l'État concerné par un déséquilibre permanent de ses paiements extérieurs - vendant de moins en moins à l'extérieur, du fait de la chute croissante de ses produits, achetant de plus en plus, du fait du prix relativement plus bas des produits étrangers, ses réserves de moyens de paiement acceptés sur le marché international, or ou devises momentanément fortes, diminuaient constamment, jusqu'au jour où il se décidait à officialiser le changement de fait intervenu dans le rapport de sa monnaie avec les autres, en changeant le taux de change, en dévaluant.

Même à supposer que la dévaluation - ou l'opération symétrique de réévaluation - ait momentanément rétabli un rapport correct entre les monnaies, le rythme nécessairement différent de l'inflation remettait aussitôt en marche le mouvement, menaçait l'équilibre instantané difficilement acquis. Les dévaluations successives - comme d'éventuelles mesures protectionnistes destinées à les éviter -perturbaient périodiquement les échanges internationaux. Elles engendraient une spéculation massive sur d'éventuels changements de parité ; spéculation qui, par les déplacements massifs de capitaux d'un pays à l'autre qu'elle entraînait, pouvait en elle-même devenir une cause de déficit pour l'État contre lequel elle jouait et être donc, elle-même, à l'origine de dévaluations.

Ainsi donc, même si, par une hypothèse absurde, une monnaie pouvait ne pas être inflationniste, elle subirait nécessairement les conséquences de l'inflation des autres.

De surcroît, tous les pays dont la monnaie n'était pas convertible en or, pas même sur le marché international - et c'était le cas de la plupart d'entre eux - détenaient dans leurs réserves des devises dites fortes. En l'occurrence, entre les deux guerres, des dollars et des livres sterling qui, soit dit en passant, se livraient à une concurrence sans merci, à l'image de la lutte que menaient l'impérialisme américain montant et l'impérialisme anglais sur le déclin pour la domination économique du monde. En tous cas, la fait que la stabilité de la plupart des monnaies était basée non seulement sur l'or, mais aussi sur ces devises les mettait à la merci de ces dernières. Indépendamment de leurs propres difficultés, elles payaient celles de ces devises. L'écroulement de la livre sterling en 1931, puis celui du dollar peu après, sonnait le glas du système monétaire international mis en place après la première guerre mondiale.

Cet écroulement monétaire était à la fois cause et conséquence de la grande dépression des années trente. Faute d'un système monétaire à peu près stable, les échanges internationaux baissèrent dans des proportions impressionnantes (25 % en volume et 60 % en valeur, entre 1929 et 1932). Il y avait là comme une préfiguration de la menace présente. Les États s'entourèrent de barrières protectionnistes, renforcèrent l'autarcie, prolongeant et aggravant la dépression. Les grandes puissances coloniales renforçaient la surexploitation de leurs colonies pour s'en sortir, d'autres s'engageaient sur la voie de la conquête militaire de marchés, sur le chemin de la guerre.

Le système de Bretton Woods

Ce que l'on présentait, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, comme le début d'une ère nouvelle - et que l'on continua à présenter ainsi pendant une vingtaine d'années - n'était qu'une nouvelle tentative pour résoudre la quadrature du cercle : créer un système monétaire international capable d'assurer le développement du commerce mondial.

La plupart des pays engagés sortaient de la guerre avec une monnaie effondrée, comme bien d'autres choses. La monnaie-papier était à tel point déconsidérée même dans les relations entre ressortissants d'un même État, à tel point fuie au profit de n'importe quelle marchandise, que seul le rationnement assurait un minimum de subsistance vitale à ceux qui n'avaient pas les moyens de surpayer leurs achats. Dans les relations internationales, face à un énorme besoin d'échanges les moyens de payement mutuellement acceptés faisaient défaut. Dans tous les pays ruinés par la guerre l'or était une denrée rare - la majeure partie du stock d'or mondial était monopolisée par les États-Unis. Les différents pays européens notamment paraient au plus pressé en instituant un véritable système de troc international bipartite d'abord, puis tripartite, laborieusement négocié, destiné à échanger marchandises contre marchandises, en se passant de monnaie.

Il était vital pour l'économie capitaliste de sortir de cette situation. Elle s'en sortira sous l'égide des États-Unis, seule grande puissance économique sortie renforcée de la guerre, avec une économie puissante capable d'offrir n'importe quelle marchandise, et dont la monnaie, le dollar, avait précisément la vertu d'ouvrir ce marché à quiconque en possédait.

Les circonstances avaient fait du dollar la monnaie de paiement international qui était acceptée et recherchée par tout le monde, à défaut de cet or qui dormait dans les caves de Fort Knox. L'accord de Bretton Woods en 1944 officialisera un état de fait. De cette conférence et de quelques autres accords ou engagements unilatéraux sortit le système monétaire qui est en train de s'effondrer un quart de siècle après.

Comme on le sait, les accords de Bretton Woods sont basés sur les règles suivantes. En principe, le système repose sur l'or par rapport auquel sont définies les unités monétaires nationales. Les États sont donc censés garder en réserve de l'or pour régler leur déficit éventuel envers des États créanciers Mais le fait que le dollar soit la monnaie de l'État de loin le plus puissant, qu'il donne accès au marché du seul pays qui pouvait répondre aux demandes diverses des autres, ruinés par la guerre, qu'enfin tous les autres pays soient ses débiteurs, a fait que, dès le début, le dollar a été un moyen de réserves au même titre que l'or. Les USA décidèrent d'ailleurs unilatéralement, peu après, de rendre le dollar convertible en or pour tous les non-ressortissants.

Pour permettre aux États momentanément endettés et ne possédant pas assez de réserves, de faire quand même face à leurs engagements, un Fonds Monétaire International (FMI) sorte de banque des États. fut créé, ouvrant des crédits dans certaines limites et sous certaines conditions à tous les États en difficulté qui on feraient la demande.

En contrepartie de ces mesures d'entr'aide mutuelle des États capitalistes, destinées à prévenir le recours aux pratiques protectionnistes préjudiciables à la libre circulation des marchandises et des capitaux, le principe de la concurrence loyale sur le plan du commerce international était posé. Il interdisait la pratique de la dévaluation pour augmenter la compétitivité sur le marché international, la dévaluation et la réévaluation étant en principe soumises à l'autorisation du FMI. Dans le même ordre d'idées, et toujours pour empêcher que les difficultés monétaires ne freinent le commerce international, chaque pays s'engageait à défendre la parité de sa monnaie sur le marché des changes, en compensant avec ses réserves l'offre ou la demande excessive de sa monnaie.

Les règles régissant le système monétaire international ainsi conçu reflétaient le rapport des forces tel qu'il se présentait au sortir de la guerre et, essentiellement, la domination incontestée des États-Unis et de leur monnaie. Ces derniers gagnaient sur tous les tableaux.

D'abord, comme principale puissance industrielle, première intéressée au prompt démarrage d'un commerce international sans entraves, les États-Unis obtenaient des autres États l'engagement de lever rapidement tout obstacle devant le dit commerce. Cet aspect des choses intéressait toutes les autres puissances industrielles mais sans une super-puissance dictant ses règles, les autres auraient plus difficilement réussi à se mettre d'accord.

En second lieu, le dollar devenant monnaie de réserve et monnaie d'échange de toutes les transactions internationales, l'État américain obtenait l'extraordinaire privilège de pouvoir payer ses dettes avec une monnaie de sa propre fabrication. Privilège que les autres États n'avaient qu'à l'égard de leurs ressortissants ou, à la rigueur, dans le cas de certaines puissances comme la France ou la Grande-Bretagne, à l'égard des pays sous le contrôle économique de la zone Franc et de la zone Livre Sterling, mais en général pas à l'égard des autres États.

Enfin, les États-Unis, détenant une voix prépondérante est sein du FMI étaient les maîtres-d'oeuvre du système monétaire.

En somme, pour tenter d'éviter le renouvellement de la cruelle expérience de la grande dépression, les grandes puissances impérialistes avaient échafaudé un système où chaque bourgeoisie était appuyée par son État et toute la puissance de ses planches à billets, chaque État s'appuyant à son tour sur les USA prêts à colmater les brèches.

Et tout cela à travers un système monétaire international dont la pierre angulaire était le dollar qui, pour être incontesté à l'époque, n'en était pas moins un vulgaire chiffon de papier, tirant sa valeur, comme toutes les autres monnaies-papier, de la confiance qu'on voulait bien lui accorder.

Cet équilibre instable entre un grand nombre de monnaies qui se dépréciaient à des rythmes différents et parfaitement imprévisibles, appuyé sur un dollar à la stabilité fictive, était censé, non seulement durer à travers les fluctuations économiques, mais encore permettre au capitalisme de maîtriser ces dernières ! L'étonnant n'est pas que cet échafaudage soit en train de s'effondrer, balayant avec lui tous les mythes sur le caractère évitable des crises, l'étonnant c'est que cela ne soit pas arrivé plus tôt.

Et les capitalistes américains ont finalement quelques raisons de se plaindre de l'ingratitude de leurs congénères des autres pays. Car si le système a réussi la performance de durer même le temps qu'il a duré, dans l'intérêt des capitalistes américains en premier lieu, certes, mais aussi dans l'intérêt de tout le système capitaliste, c'est, en particulier, parce que, grâce à la puissance américaine et grâce à la crédibilité de sa monnaie, le dollar a tenu le coup relativement longtemps.

La remise sur les rails de l'économie capitaliste après la guerre

Il fallait dès le début toute la puissance économique des États-Unis et toute la solidité de leur monnaie pour permettre aux autres États capitalistes d'éviter la faillite au lendemain de la guerre et de redémarrer leur économie sans trop de mal.

Les prêts-bail accordés par le gouvernement américain aux États européens constituèrent la première transfusion massive de dollars dans les veines monétaires d'une économie européenne qui en avait grand besoin. Ces prêts - et ceci fut vrai également pour le plan Marshall - n'étaient pas des actes de pure générosité ; ce genre de sentiment n'a pas cours dans, les relations entre capitalistes. Mais outre le désir politique d'éviter que l'Europe appauvrie re soit submergée par une vague de mécontentement révolutionnaire, les dollars ainsi prêtés devaient de toute façon revenir sur le marché américain sous forme de commandes en activant celui-ci. De surcroît, les USA posaient en général comme condition de prêt - ainsi qu'ils l'ont fait lors du prêt-bail accordé à la Grande-Bretagne - que le gouvernement bénéficiaire s'engage à supprimer toute pratique discriminatoire dans son commerce extérieur.

Il n'en reste pas moins que sur les 9,2 milliards de dollars de déficit de 17 pays européens en 1947 par exemple, 6,2 ont été comblés grâce à des aides américaines directes ou indirectes.

Les accords de prêt-bail furent suivis par le plan Marshall. Malgré toutes les conditions posées par les États-Unis, malgré tous les liens de sujétion que l'aide du plan Marshall impliquait, c'est grâce à elle que la plupart des pays européens ont pu sortir de la véritable crise des paiements extérieurs qui menaçait de les engloutir.

C'est ainsi que la balance des paiements de la France était largement déficitaire, seules 19 % des dépenses extérieures étaient couvertes en 1945, 27,5 % en 1946. La crise des paiements n'a pu être surmontée qu'à partir du moment où, dans le cadre du plan Marshall, un flux régulier de dollars est entré dans les caisses de l'État. Ce sont les 754 millions de dollars touchés en 1948 et les 655 millions en 1949 au titre de l'aide américaine, qui ont permis à l'État français de financer la majeure partie de son déficit considérable.

Et c'est en fin de compte parce que l'aide du plan Marshall n'était pas seulement destinée à financer le déficit du pays bénéficiaire à l'égard des États-Unis, mais aussi à l'égard des autres partenaires commerciaux, que les États européens purent sortir progressivement du système des accords bilatéraux, véritable système de troc entre États, et participer à peu près normalement au commerce international.

En 1950 encore, l'aide américaine finançait 19 % du total des importations européennes. Elle ne disparut, après une décroissance progressive, qu'en 1956.

Grâce à ces transfusions de dollars, le commerce mondial a retrouvé son niveau d'avant-guerre avec un total des échanges portant sur 56 milliards de dollars. Reflétant le relèvement de l'économie il connut un développement accéléré. Il a doublé en dix ans en valeur, atteignant en 1960 quelque 113 milliards de dollars, pour presque tripler la décennie suivante - toujours en dollars - atteignant en 1970 environ 302 milliards.

Grâce notamment aux États-Unis, l'économie capitaliste était de nouveau sur ses rails. Elle tentait de s'y maintenir en s'appuyant de façon croissante sur les béquilles étatiques.

L'État est devenu, dans tous les pays industriels, un monstre économique. Il détient, sous forme de propriétés d'État, un grand nombre d'entreprises, voire des branches entières de l'industrie. Il détient des parts dans un grand nombre de sociétés privées. il contrôle une partie des secteurs qui ne sont pas sous sa mainmise directe, grâce à ses commandes énormes, notamment pour l'industrie de guerre.

28 % des travailleurs sont employés dans l'administration et dans les entreprises publiques en Angleterre, plus de 30 % en France. L'État détient près d'un tiers des actions des sociétés par actions en Italie, 13 % encore en Allemagne. Même aux États-Unis, citadelle de la libre entreprise, la part du secteur d'État dans le produit national global atteignait en 1962 environ 20 %.

Les interventions multiformes de l'État dans la vie économique au service des capitalistes (subventions, commandes d'État, prise en charge des branches non rentables et néanmoins indispensables à l'économie, financement de la recherche scientifique et technologique, mise à la disposition des capitalistes en difficulté des fonds publics, investissements étatiques pour suppléer les investissements privés en défaut dans les périodes de difficulté stimulation de la consommation grâce au contrôle du système de crédit, etc ... ), ont incontestablement joué un rôle considérable dans la prospérité que connurent les capitalistes pendant le quart de siècle qui suivit la guerre.

Mais, malgré l'intervention de l'État et malgré les mythes que cette intervention suscité, les fluctuations économiques n'ont nullement disparu. Pas de crise généralisée jusqu'à présent, mais des crises sectorielles ; pas d'effondrement brutal de l'ensemble de l'activité productive, mais des ralentissements périodiques de la croissance avec un temps de stagnation plus au moins long, voire, pour les États-Unis, des périodes de franc recul de la production.

Ce sont ces derniers qui connurent les fluctuations les plus perceptibles avec, dans les vingt premières années de l'après guerre, quatre récessions qui se succédèrent à un rythme d'environ quatre ans, se traduisant par un recul de la production nationale.

Bien que ces fluctuations représentent une mise hors d'usage d'une partie de la capacité de production sociale, une perte peut-être limitée en pourcentage mais importante en volume pour l'économie, une augmentation du nombre des chômeurs avec les conséquences que cela représente pour des millions de travailleurs, les capitalistes peuvent s'estimer satisfaits en comparaison du cataclysme de 1929.

Mais l'intervention multiforme des États dans la vie économique de leurs pays respectifs, l'intervention de l'État américain dans la vie économique du sien comme dans colle des autres - interventions sans lesquelles le développement économique du dernier quart de siècle n'aurait pas été ce qu'il fut - n'aura pas été possible sans les manipulations monétaires, sans la saturation de tous les pores de l'économie en faux billets en surabondance, sans la plongée incessante dans un état de crise monétaire potentielle. La facture, en contrepartie non point de la disparition des fluctuations cycliques, car elles n'ont jamais cessé, mais de ce qu'elles ne se sont pas généralisées, arrivait. La généralisation de la crise que l'on croyait avoir définitivement écartée, se dessinait au travers du système monétaire international.

De la gloire à la déchéance du dollar

Pour les mêmes raisons qu' entre les deux guerres, l'inflation n'a jamais cessé de miner l'économie de tous les pays du monde sans exception. Les États-Unis sont logés exactement à la même enseigne que tous les autres pays. L'indice des prix de gros y est passé de 62 en 1945, à 94 en 1950 et à 108 en 1961. S'ils ont pu passer pour un modèle de stabilité monétaire, c'est vraiment parce que, chez les autres, ce fut encore pire. Le franc, dévalué cinq fois entre 1945 et 1958, a vu sa parité dégringoler de 1/50 à 1/493,7 même par rapport à ce dollar en dépréciation incessante.

Le système de Bretton Woods n'était pas plus immunisé que ceux qui avaient failli dans le passé contre cette dégringolade en désordre de toutes les monnaies qui le composaient.

Le dollar étant la clé de voûte de l'ensemble, l'effondrement du système devait passer par l'effondrement de celui-ci. Et cet effondrement devait nécessairement arriver.

Après avoir inondé le marché international de dollars pendant cette période qui suivit la guerre où le dollar était réellement demandé, les États-Unis continuent à faire marcher la planche à billets. D'une part dans le même dessein que n'importe quel autre État bourgeois, pour pouvoir aider ses propres capitalistes. Mais aussi pour faire face aux tâches particulières qui lui incombent du fait de son leadership politique du monde capitaliste : bases et installations militaires à l'intérieur comme à l'extérieur, soutien de diverses dictatures, guerre de Corée d'abord, du Vietnam une décennie plus tard.

De surcroît, les États-Unis profitent de la possibilité qui leur est donnée de financer leurs dépenses par leur propre monnaie pour investir sur le sol étranger, en particulier en Europe, pour mettre la main sur des entreprises, voire sur des branches entières dans le Vieux Monde. Soit dit en passant, ceux qui, lors du déballage de linge sale qui suivit l'effondrement du dollar, mirent en tête de leurs griefs envers les USA cette invasion de l'Europe financée par des dollars inflationnistes, sont mal fondés de vanter en même temps le « miracle allemand » ou d'autres miracles du même acabit : le volume considérable des investissements américains a été pour une large part dans la rapide croissance économique de l'Allemagne.

Cependant, dès le début de la décennie 60, ce miraculeux instrument à faire de l'argent à partir de rien, cet extraordinaire système à assurer la prospérité continue aux capitalistes, américains surtout, aux autres accessoirement, se met à grincer, puis commence à paraître pour ce qu'il est : une gigantesque supercherie à la merci d'une crise de confiance en le dollar.

L'État américain devait payer sa prodigalité en dollar-papier de la même manière que n'importe quel autre État capitaliste, et pour les mêmes raisons.

D'abord, par une inflation intérieure accélérée. Tant que celle-ci était malgré tout plus lente que chez les autres, pas trop de problèmes. Mais le ralentissement de l'inflation chez certains de ses protégés et néanmoins concurrents, conjugué avec l'accélération de la sienne, a fini par priver le dollar de son titre de monnaie la moins sujette à l'inflation, avec les avantages subséquents.

Le processus, que tant d'autres monnaies connaissent si fréquemment, s'est mis en marche. la hausse des prix étant plus forte aux USA que chez certains de ses concurrents, Japonais ou Allemands par exemple, les produits américains devenaient moins concurrentiels. La balance commerciale, depuis longtemps largement excédentaire, penchait vers le déficit en commençant, dans un premier temps, à ne plus suffire à compenser le flux régulier de capitaux allant s'investir sous d'autres cieux, ou les dépenses militaires ou de prestige à l'étranger.

Conséquence directe, le commerce américain sur le marché international a subi une baisse relative. Les États-Unis ont commencé à payer leur privilège de pouvoir exporter leur inflation chez les autres en perdant des positions commerciales. Conséquence indirecte, liée à la précédente mais infiniment plus grave et pour les États-Unis, et pour l'ensemble du système monétaire, la confiance en le dollar était ébranlée. Ses détenteurs cherchaient à se débarrasser de cette monnaie il y a peu encore recherchée à l'égal de l'or.

Cet ébranlement de la confiance fut d'une importance capitale. Car en fait, bien avant, le monde était en état de crise potentielle. Il y avait trop de dollars émis et ces dollars s'accumulaient dans tous les pores de l'économie. Tant que la confiance régnait, on thésaurisait les dollars, sans les jeter sur le marché. Mais les flots étaient accumulés, il suffisait d'ouvrir les vannes. Dès le moment où la confiance se perdait, les dollars thésaurisés quittaient les bas de laine - et surtout les dépôts en dollars des grandes sociétés dans les banques américaines - pour inonder le marché monétaire, bien audelà des besoins de celui-ci.

Cette perte de confiance, reflétant les inquiétudes suscitées par l'inflation américaine et par la détérioration de la balance des paiements des États-Unis, conduisit donc à de nouvelles sorties d'argent, aggravant encore le déficit. Et de surcroît, les USA, obligés de faire face aux dépenses de la guerre du Vietnam, ne pouvaient guère mettre de l'ordre dans leurs finances. Et plus le temps passait, plus il était trop tard.

Le dollar eût été une monnaie comme les autres, ses malheurs, qui n'avaient rien d'original par rapport à ce que toutes les autres connaissaient périodiquement, n'eussent concerné que les seuls États-Unis. Mais le dollar est la pierre angulaire de tout le système monétaire. Sa maladie a ébranlé le fragile système mis en place à Bretton Woods et sur lequel s'appuyait la prospérité de toute l'économie capitaliste mondiale.

Un monde monétaire sans amarres

L'émission de dollars à profusion a augmenté de façon considérable la masse monétaire immédiatement disponible. Grâce précisément aux règles de Bretton Woods, levant tout obstacle devant la libre circulation des capitaux, cette masse monétaire peut se déplacer d'une minute à l'autre sur un simple coup de téléphone, d'un pays à l'autre, et se changer aussitôt de dollars en marks, de yens en francs.

Cela est ainsi depuis longtemps, mais au temps de la splendeur du dollar, la masse monétaire disponible n'avait guère de raisons de se déplacer, si ce n'est vers les banques américaines, et y restait en bénéficiant de l'intérêt que ces banques payaient. Du moment que leurs propriétaires ont perdu confiance dans le dollar, du moment qu'ils craignent les pertes qu'ils pourraient subir en cas de dévaluation de la monnaie américaine - ou le manque à gagner en cas de réévaluation d'autres - ils se déplacent en quête du meilleur placement. Contre cette spéculation, il n'y a rien, mais strictement rien à faire dans le cadre des règles du système monétaire. Comment empêcher un trust multinational, par exemple, de transférer ses liquidités d'une filiale à l'autre, d'un compte libellé en dollars à un compte libellé en marks, sans un contrôle strict des changes, sans l'interdiction des transferts de capitaux, contrôles et interdictions gravement préjudiciables au commerce international ?

Or, de tels déplacements peuvent ruiner d'un moment à l'autre l'équilibre de n'importe quelle monnaie. Du mark au yen, en passant par le franc ou la livre sterling, toutes les monnaies en ont fait depuis cinq ans la triste expérience, dans un sens ou dans l'autre.

Les États capitalistes avaient joué à l'apprenti sorcier. Ils ont créé à partir du néant le papier-monnaie, lui ont donné un pouvoir extraordinaire dans la vie économique, afin de se servir de ce pouvoir pour juguler les tares de leur système économique. Et voilà qu'ils finissent par perdre le contrôle de leur créature. Comble de l'absurde : celle-ci se met à faire des petits sans que, cette fois, aucun des États soit responsable de la paternité !

Les dollars correspondant à l'origine au déficit américain et dispersés dans le monde, restent rarement sans emploi, même lorsque leurs propriétaires (banques, sociétés) n'en ont pas un usage immédiat. Déposés dans des banques non américaines, ils permettent à ces dernières d'ouvrir des crédits libellés en dollars. Comme dans toute opération de ce genre, les banques reprêtent - contre d'ailleurs un intérêt particulièrement élevé -le multiple de ce qu'elles ont en dépôt. Il y a donc là création d'une monnaie scripturale en dollars. La quantité de disponibilités monétaires en dollars s'en trouve donc augmentée. Or, aucun des États n'assume la responsabilité de ces dollars-là : pas l'État américain, car il n'y est pour rien, le prêt se déroulant sur le territoire d'un autre État, pas l'État du prêteur non plus, car le prêt est accordé en une monnaie qui n'est pas la sienne. Ce nouveau genre de monnaie s'appelle l'euro-dollar. Inexistant avant 1952, le montant total des euro-dollars avait atteint en 1971 quelque 63 milliards de dollars, équivalant à la somme totale de toutes les monnaies existant en France, et dépassant de loin la valeur totale de tout l'or détenu par toutes les banques centrales du monde.

Les États capitalistes sont pris à leur propre piège : l'inflation mondiale s'alimente d'elle-même, sans patelle profite à aucun des États.

De la crise monétaire a la crise économique ?

La crise monétaire a déclenché chez tous les économistes de la bourgeoisie une recherche fébrile de la pierre philosophale, du système idéal, engendrant des projets plus fantaisistes les uns que les autres et parfaitement contradictoires. Mais il n'y a aucun système idéal en lui-même, il n'y a aucune solution technique à la crise. Les plus intelligents sont encore ceux qui se contentent d'attendre et d'espérer que la confiance se rétablisse d'elle-même, si elle veut bien se rétablir. Il ne reste en somme à tous ces laudateurs et profiteurs du système capitaliste qui se faisaient forts de «contrôler», de « maîtriser », de « dominer » leur économie, qu'à faire comme leurs prédécesseurs qui n'avaient pas cette prétention : s'abandonner aux lois aveugles et de plus en plus absurdes de l'économie capitaliste, La confiance ne se rétablira cependant peut-être pas. En tous cas, la dévaluation du dollar n'y a pas suffi...

Et c'est parce que cette éventualité existe que la crise monétaire est peut-être l'événement de loin le plus important de la période actuelle.

L'histoire se souviendra-t-elle un jour du 15 août 1971 comme elle se souvient du tristement célèbre « jeudi noir » de Wall Street qui a marqué la crise de 1929 ? Ou les événements de ce jour-là se classeront-ils simplement parmi les multiples péripéties d'un système monétaire en folie périodique ? Rien n'indique la réponse ni dans un sens, ni dans un autre.

En tous cas, même un prolongement de longue durée de la crise, sans effondrement, peut mettre fin à la fragile prospérité de l'après-guerre. Soit parce que les mesures prises par les différents États pour se protéger des conséquences de la détérioration monétaire conduiraient au renforcement du protectionnisme donc au ralentissement du commerce international, soit parce que les incertitudes monétaires elles-mêmes, se concrétisant par des dévaluations et des réévaluations fréquentes, amèneraient directement au même résultat.

Or dans un système économique où l'on produit pour vendre, et compte tenu de l'importance du commerce international, reflet de la complémentarité des diverses économies, un tel ralentissement des échanges conduit nécessairement au ralentissement de la production, et à la dépression. Le voile des illusions monétaires déchiré, il restera l'économie capitaliste sans masque, avec ses crises et ses dépressions périodiques.

Prétendant que grâce à l'intervention de l'État le capitalisme peut assurer une croissance économique, régulière sinon tout à fait harmonieuse au prix, somme toute acceptable, de l'inflation, les économistes bourgeois affirment que les dirigeants des États ont le choix entre la stagnation OU l'inflation. Voilà qu'ils commencent à faire connaissance avec des situations qui allient et la stagnation et l'inflation. Rassurons-nous, ils ont déjà trouvé le terme pour désigner le mal, la « stagflation », à défaut de trouver le remède. C'est le maximum qu'ils puissent faire.

En substituant le papier-monnaie à la monnaie-or à valeur relativement intrinsèque, et en donnant de la sorte à l'État bourgeois des moyens supplémentairas d'intervention dans la vie économique, le capitalisme n'a pas supprimé les contradictions qui sont à la base de son mode de production. Il a simplement introduit un nouvel élément d'irrationalité et un nouveau facteur d'anarchie. C'est cette constatation qu'impose avec la force de l'évidence la crise monétaire actuelle.

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