- Accueil
- Lutte ouvrière n°2799
- Russie : Poutine, sa guerre et ses "traîtres"
la guerre en ukraine
Russie : Poutine, sa guerre et ses "traîtres"
Si Poutine comptait sur une victoire éclair en Ukraine, il en est pour ses frais. Un mois après le début de la guerre, son armée piétine, les deux principales villes de pays, Kiev et Kharkiv, résistent et le président ukrainien répète qu’il ne se rendra pas.
Mais « l’opération spéciale se déroule avec succès, strictement selon les plans établis à l’avance », a prétendu Poutine à la télévision, le 16 mars, comme s’il répondait à qui en douterait. À entendre le chef du Kremlin, les sceptiques ne manqueraient pas, même en haut lieu. Une bonne partie de son discours a consisté, en les opposant « aux vrais patriotes », à menacer de ses foudres et traiter de tous les noms « la racaille, les traîtres [qu’il faut] recracher comme un moucheron qui aurait accidentellement atterri dans (votre) bouche ».
Même s’il a tenu à préciser : « Je ne juge pas ceux qui ont une villa à Miami ou sur la Riviera française, qui ne peuvent pas se passer de foie gras ou d’huîtres », tout le monde a compris de qui il parlait. Il s’agit des oligarques, ou de certains de ces magnats du monde des affaires russe qui se sont enrichis avec l’aide du pouvoir. Ces gens, dit Poutine, se voient comme « appartenant à une caste supérieure », ils seraient « prêts à vendre la mère patrie ».
On présente les affairistes visés comme « les oligarques de Poutine ». Mais si cela a été vrai, ce n’est peut-être plus aussi conforme à la réalité quand Poutine déclare, avec un vocabulaire quasi stalinien, qu’il faudrait en « purifier la société, ce qui ne fera que renforcer le pays ».
Il faut croire qu’avec les sanctions occidentales qui frappent 700 oligarques, plus les membres de leur famille, ceux-ci trouvent moins de charme, sinon au régime, du moins aux effets de sa politique. À quoi leur sert d’avoir pu s’offrir un yacht, une villa sur la Côte d’Azur, un appartement à New York avec ce qu’ils volent à la population russe si, se voyant interdire de voyager, ils ne peuvent plus y aller déguster du foie gras et des huîtres ? Ou si leurs comptes dans des banques occidentales sont bloqués, voire, pour les plus riches, s’ils ne peuvent plus vendre un club de foot prestigieux comme celui de Chelsea parce que tous leurs avoirs sont bloqués ? Et il y a les effets des sanctions sur la marche de leurs affaires en Russie même.
Ces désagréments ont débuté avec l’annexion de la Crimée par Poutine en 2014. Huit ans de sanctions, d’interdictions de visa, de ratés dans une vie de grand luxe, cela fait déjà long. La pression augmentant encore, certains ont pris le parti de filer à l’anglaise. Ce n’est pas seulement à Londres, où beaucoup d’oligarques russes (et ukrainiens) vivent une bonne partie du temps à deux pas de ce haut lieu de la spéculation mondiale qu’est la City, mais aussi à Dubaï. C’est vers cette place réputée de la finance offshore qu’ont filé de nombreux jets privés russes ces derniers temps.
Le 28 février, un des oligarques les plus en vue, le « roi de l’aluminium » Oleg Deripaska, a dénoncé sur tweeter le « capitalisme d’État » en Russie, ce qui signifie pour lui la tutelle de la bureaucratie sur le monde des affaires, et réclamé « un autre management pour la crise ». En clair, il voudrait une autre politique que celle de Poutine. Deux semaines plus tard, on constate que Deripaska n’est peut-être pas seul de son espèce à penser que le monde russe des affaires pourrait se passer désormais du mode de gouvernement actuel, et de celui qui l’incarne. Il est vrai qu’il n’y a nul moyen de savoir s’il s’agit de plus que d’un état d’âme, ni si cette grogne pourrait se manifester autrement que sous forme d’une prise de distance, géographique et prudente.
On peut aussi se demander si, dans les hautes sphères de la bureaucratie, l’autorité de son chef reste intacte après ses insuccès en Ukraine. Depuis vingt ans, des millions de bureaucrates se sont reconnus en Poutine. En restaurant un État fort, il a conforté leur position, leurs privilèges et leurs revenus après la décennie de chaos qui avait suivi la fin de l’Union soviétique en 1991. Mais Poutine n’a pas de blanc-seing à vie pour tout ce qu’il entreprend ; pas plus en tout cas que n’en avait son lointain prédécesseur, Khrouchtchev. Ce dernier, ayant engagé le pays dans un bras de fer avec l’Amérique en 1962 dans ce qu’on appela la crise des missiles de Cuba, dut finalement reculer. Ses pairs de la haute bureaucratie ne le lui pardonnèrent pas : deux ans plus tard, ils le lui firent payer en le renversant.
Le 21 février, quand, prélude à l’invasion de l’Ukraine, Poutine a reconnu l’indépendance des républiques pro-russes du Donbass, il avait pris soin de réunir les principaux dirigeants russes, les membres du Conseil de sécurité, et de demander que chacun approuve sa décision devant les caméras de télévision. Il voulait prouver à la population, mais aussi aux bureaucrates et aux oligarques, qu’il avait l’aval de tous ceux qui gouvernent le pays. Mais il y eut un couac, le chef du renseignement extérieur se montra si réticent que Poutine le reprit en public.
Le fait que deux hauts responsables du même renseignement extérieur viennent d’être arrêtés indique-t-il que, pour lancer sa guerre, Poutine n’avait pas forcément le soutien de certains piliers du régime, même au sein de l’ex-KGB dont il est issu et qui reste la force principale sur laquelle il s’appuie pour réprimer toute forme d’opposition ? En tout cas, plus la guerre dure et plus ce soutien risque de lui faire défaut.