Pourtant, l’arrêt de la poussée de l’alliance militaire occidentale vers les frontières de la Russie ne dépend, et Poutine le sait, que du rapport de force avec les États-Unis. Or ceux-ci ne cessent de faire monter les enchères. Ils envoient toujours plus d’armes et de troupes en Europe orientale, tout en « informant » le monde entier sur une invasion possible de l’Ukraine par la Russie qui, selon les services secrets américains, serait même fixée à la mi-février.

Face à cette escalade militaire, le chef du Kremlin n’est évidemment pas mécontent de se montrer ouvert au dialogue. Mais, après cinq heures de face-à-face, Poutine a remis les pendules à l’heure : « Je considère un certain nombre des idées et propositions d’Emmanuel Macron, dont il est encore un peu tôt pour discuter, comme possibles pour jeter les bases d’avancées communes. »

Le résultat est plus que maigre, il n’y a même rien à ronger sur l’os que M. Bons-Offices rapporte de Moscou. Mais il en aurait fallu plus pour interrompre le spectacle. Après Kiev, il s’est poursuivi à Berlin, où le chancelier allemand a été informé des « avancées » obtenues par Macron.

On pourrait parler de simple mise en scène, s’il n’y avait les populations d’Ukraine et de Russie. Qu’elles ne figurent pas dans les communiqués officiels et bien peu dans les reportages télévisés ne doit rien au hasard. Pour les Macron, Poutine, Biden ou Zelensky, elles n’existent pas dans ce bras-de-fer, ou bien comme chair à canon. C’est déjà le cas dans l’est séparatiste de l’Ukraine, le Donbass, où les affrontements entre les forces pro-russes et ukrainiennes ont déjà fait 15 000 morts, des destructions sans nombre et provoqué l’exode de centaines de milliers de personnes.

C’est, de part et d’autre de la ligne de front du Donbass, là où les obus n’ont jamais cessé de tomber depuis huit ans, que les populations semblent le plus craindre que le conflit, pour l’instant limité, entre Moscou et Kiev ne dégénère et se généralise. Et cela, même si Zelensky répète que tout ira bien, vu les armes que l’Occident fournit à Kiev. Les partisans de l’ex -président Porochenko comme les formations ultra-nationalistes en appellent à une « lutte héroïque » contre « l’ennemi russe ». Mais, dans les régions, les autorités, qui dépendent de puissants groupes d’oligarques, n’entonnent pas toutes la trompette guerrière avant de savoir dans quel sens le vent – et le rapport de force – peut tourner.

Ajouté au discrédit de Zelensky – on a récemment parlé de son prochain renversement – cela fait que la population ukrainienne n’est sans doute pas aussi contaminée par la propagande nationaliste que le prétendent le pouvoir à Kiev, ses parrains occidentaux et les médias en France. Et puis, dans les couches laborieuses, l’idée d’une guerre peut sembler lointaine. D’abord sur un plan géographique quand on vit loin de la frontière russe, mais surtout parce que les travailleurs, les retraités, les pauvres ont bien d’autres préoccupations, plus immédiates, et pour l’instant plus vitales.

L’année écoulée, 600 000 Ukrainiens, un chiffre assez stable depuis des années, ont émigré pour chercher un emploi : en Pologne et en Tchéquie le plus souvent, en Allemagne, en France, partout où l’on peut espérer vivre mieux qu’en Ukraine. Et ce n’est pas difficile, quand le niveau de vie plonge aussi vite que le cours de la monnaie nationale, la hryvnia, ou quand, même aux abords de la capitale, de longues coupures de courant se produisent plusieurs fois par semaine.

Les coupures de courant ne sont pas rares non plus en Russie. Car l’État fait des économies sur l’entretien du réseau. Et l’exportation du pétrole et du gaz, dont le pays regorge pourtant, importe plus aux bureaucrates qui le gouvernent, et qui contrôlent cette manne, que de satisfaire la population.

C’est d’ailleurs parce que cette même population voit son niveau de vie se dégrader fortement depuis des années que les autorités ont tout lieu de craindre son mécontentement.

Selon une recette éprouvée, Poutine cherche donc en permanence à créer un climat de citadelle assiégée, afin d’obliger à serrer les rangs derrière lui. De ce point de vue, la stratégie de la tension choisie par les États-Unis et leurs alliés rend un grand service à la bureaucratie russe, en lui offrant sur un plateau un prétexte pour mettre au pas sa population. Et elle ne s’en prive pas, en interdisant les organisations qui lui déplaisent, en emprisonnant ceux qui la critiquent, en créant un climat d’autoritarisme policier renforcé.

Rien ne dit que tout cela permettra aussi au Kremlin d’avoir un soutien unanime. Lors de son intervention militaire au Kazakhstan début janvier, que Washington, Paris, Londres et Berlin approuvaient car elle visait à mater la classe ouvrière, Poutine n’a pas obtenu de soutien massif à domicile, même quand il a prétendu défendre les Russes du Kazakhstan. Dans le conflit autour de l’Ukraine, Poutine a pu voir sa propagande va-t-en guerre reprise, des monarchistes au prétendu parti communiste KPRF en passant par l’appareil d’État. Mais c’est loin d’être le cas parmi les travailleurs.

Ceux-ci constatent sans doute de plus en plus nombreux que ce pouvoir est celui de leurs exploiteurs. Ils savent aussi que l’inflation permanente des budgets militaires, nécessaire aux galonnés, aux industriels de l’armement et à ceux qui dirigent l’État, est payée par les couches populaires. Son prix est de plus en plus insupportable, en Ukraine et en Russie, alors même que ces populations, qui n’ont aucun intérêt à se combattre, voient leur niveau de vie fondre et même s’effondrer.