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Turquie : la fuite en avant d’Erdogan
Vendredi 19 mars à minuit, Recep Tayyip Erdogan, le président turc, signait une ordonnance pour se retirer de la convention internationale d’Istanbul, traité du Conseil de l’Europe imposant aux gouvernements d’adopter une législation réprimant les violences faites aux femmes.
Erdogan avait pourtant fait l’éloge de cette convention en 2011, lors de sa signature. Pourquoi ce changement brusque ? En fait, depuis des mois, les milieux islamistes profitent des difficultés économiques affrontées par le gouvernement pour imposer leur morale réactionnaire et leur profonde misogynie. Alors, cette décision peut être une occasion de leur plaire, au moment où le mécontentement monte dans tout le pays.
Erdogan, qui veut s’afficher comme « le grand Sultan » aux pouvoirs illimités, s’est heurté à un obstacle. De nombreuses femmes ont fait entendre sans tarder leur protestation contre sa décision. « Annule ta décision et applique le traité », « Ce sont les femmes qui gagneront cette guerre », a-t-on pu voir affiché dans les manifestations, à Istanbul, Ankara et Izmir. Des associations de juristes et d’avocats ont déclaré cette décision d’Erdogan nulle et non avenue, et les mobilisations continuent, exigeant son annulation.
En Turquie, ces dernières années, la dégradation de la situation économique et le renforcement des idées réactionnaires ont provoqué une croissance continue des féminicides. En 2020, plus de 300 femmes ont été tuées par leur mari ou par leurs proches et, depuis le début 2021, le meurtre de plus de 80 femmes est à déplorer. En une seule journée, le 22 mars, une femme a été tuée par son mari policier à Izmir et une autre, aux environs d’Adana, par son ex-mari.
Mais une fois de plus cette décision d’Erdogan apparaît comme une tentative de diversion et de fuite en avant devant les difficultés qui s’accumulent. Sur le plan économique, l’équilibre financier de l’État est plus que jamais compromis. Il y a peu, pour tenter de renflouer les caisses, le gouvernement, n’hésitant pas à recourir aux pratiques en usage dans l’Empire ottoman, a même décrété l’obligation, pour tous les bijoutiers, d’ « avancer » à l’État 500 grammes d’or chacun. Nul ne sait si Erdogan comptait marchander ces avances, toujours est-il que les bijoutiers n’ont pas joué le jeu.
Le même vendredi 19 mars, à minuit, le gouverneur de la banque centrale a été limogé par décret. Nommé par Erdogan lui-même il y a à peine quelques mois, Naci Agbal est le quatrième à être éjecté du poste depuis juillet 2019. La raison invoquée est d’avoir voulu augmenter les taux d’intérêt de 17 à 19 %. Mais l’État frôle la faillite, les revenus extérieurs, notamment ceux du tourisme, sont en chute libre, tombés de 50 milliards de dollars à 15 milliards, les dépenses et le déficit n’ayant pas diminué pour autant. Non seulement le gouvernement n’est pas en mesure de payer les échéances des dettes, mais même le paiement des intérêts est compromis. Dans ces conditions, la Bourse d’Istanbul a suspendu à deux reprises les cotations le 22 mars, perdant presque 8 % en quelques heures ce même jour, et la livre turque a encore dévissé de presque 10 %.
La situation est telle qu’Erdogan et son gouvernement ne sont plus à même d’arroser de leurs générosités leurs amis et partisans. Mais surtout ils ne peuvent pas arrêter la dégradation continue du niveau de vie de la population, y compris de la partie qui votait pour eux.
Dans cette impasse, Erdogan et son parti l’AKP cherchent à détourner l’attention de l’opinion publique. Aux décisions destinées à complaire aux courants religieux et réactionnaires, aux coups d’éclat en matière de finances, s’ajoutent les prises de position anti-Kurdes et la poursuite des arrestations d’opposants.
Dans la presse aux ordres, la seule autorisée, court le bruit que le parti HDP, pro-kurde, pourrait être interdit et ses députés arrêtés, accusés d’être des terroristes. Un de ces députés a déjà été arrêté et l’immunité parlementaire de 25 d’entre eux suspendue. Le 22 mars, dans 53 départements différents, 184 personnes liées aux milieux militaires ont été arrêtées, accusées d’être des terroristes au service de Fethullah Gülen, ex-rival et désormais ennemi juré d’Erdogan.
La population travailleuse paie chèrement le prix de la crise économique, exacerbée par la politique d’Erdogan et de l’AKP, par l’inflation et les brutales dépréciations de la livre turque. Mais les récents rassemblements d’étudiants hostiles à ce gouvernement, comme les manifestations provoquées par ses prises de positions misogynes et provocatrices, montrent que la dictature du « grand Sultan » ne suffit plus à faire taire les opposants.