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- Lutte ouvrière n°2639
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il y a cent ans
1918-1919 : la grippe espagnole, produit de la guerre
Le 29 septembre 1918, un paquebot quitte les États-Unis pour Brest, avec 9 000 soldats destinés à renforcer l’offensive finale contre l’Allemagne. Dès le début de la traversée, une épidémie attaque les hommes, qui présentent de fortes fièvres et une inflammation massive des poumons, crachent abondamment du sang, se déshydratent et tombent dans l’inconscience. On patauge dans le sang et les vomissures des cales aux ponts supérieurs, partout les malades gémissent et crient de terreur, frappés par ce qu’on va appeler la grippe espagnole.
À l’arrivée, une semaine plus tard, il y a à bord 2 000 malades et déjà 90 morts, des chiffres qui doubleront dans la semaine qui suit. Trois mois plus tard, le même virus aura ravagé la planète entière, affecté plus d’un quart de l’humanité et tué 100 millions de personnes selon les estimations les plus récentes. C’est plus que les deux guerres mondiales réunies. Le paquebot portait un nom prédestiné, Léviathan, ce monstre marin capable, selon la mythologie, d’anéantir le monde.
Mais l’origine de l’épidémie est assez banale : une simple grippe saisonnière probablement partie de Chine, ayant transité durant l’hiver 1918 sur les divers continents. La guerre qui fait alors rage en Europe lui a donné toutefois une ampleur particulière. Ainsi, en juillet 1918, le commandant en chef allemand Ludendorff se plaint que la grippe, qui cloue sur leurs paillasses 900 000 soldats, l’empêche de les envoyer au front. L’épidémie semble reculer au cours de l’été lorsque, brutalement, elle se transforme en un monstre meurtrier digne des grandes pestes du Moyen Âge.
Un phénomène rare facilité par la guerre
Le mécanisme biologique qui a abouti à cette transformation est la recombinaison antigénique, qu’on peut considérer comme la résultante d’un accouplement entre deux virus.
Ce phénomène de recombinaison entre virus est rarissime. Il ne peut exister spontanément que dans le cadre d’un bouillon de culture viral massif… ce que lui offre à la mi-1918 la folie de la guerre impérialiste. Bien sûr, on ne saura jamais précisément où a eu lieu la transformation du virus de la grippe saisonnière en grippe espagnole, mais les historiens suspectent des lieux de concentrations humaines particulières, parmi lesquelles le port d’Étaples sur la Manche. Choisie comme base arrière par l’armée britannique et lieu de transit vers le front, cette petite ville du Pas-de-Calais, qui compte actuellement moins de 20 000 habitants, vit alors passer jusqu’à 100 000 hommes par jour, 2 millions pouvant s’y croiser à certains moments. Étaples a d’ailleurs été le site d’une importante mutinerie en septembre 1917. Son hôpital militaire de 23 000 lits était si infect que des blessés demandaient à repartir au front avant même la cicatrisation de leurs blessures. La grippe espagnole y explose entre septembre et novembre 1918, passant de l’hôpital aux casernements, puis aux camps de prisonniers allemands nombreux autour du site. Elle se répand dans les villages voisins où vit le personnel français de la base et sur les bateaux ramenant sur tous les continents les régiments coloniaux de l’Empire britannique.
Une contagion à l’échelle de la planète
Car si la guerre se déroule surtout sur des champs de bataille européens, elle implique des forces provenant de toute la planète. La grippe espagnole n’a qu’à emprunter les voies de dissémination que la guerre lui offre. Chaque mouvement de troupe apporte une nouvelle vague de l’épidémie qui aborde jusqu’aux rivages les plus reculés. Pour ne prendre qu’un exemple des plus improbables, les Samoa occidentales, des îles de l’océan Pacifique, perdent ainsi 25 % de leur population. À l’autre bout de la terre, des villages inuits d’Alaska sont rayés de la carte. Les troupes américaines débarquant en septembre 1918 à Arkhangelsk, en Russie du Nord, pour combattre la révolution bolchevique, y apportent le virus en même temps que leurs mitrailleuses. Rentrée également par l’ouest, la grippe espagnole fait sans doute en quelques mois plus de deux millions de morts en Russie, parmi lesquels le chef du jeune État soviétique Iakov Sverdlov, qui meurt à 34 ans, en 1919.
En plus du rôle joué dans la dispersion de l’épidémie, la guerre est la première responsable de son impact meurtrier en lui offrant des populations affaiblies, affamées, déjà souvent victimes des maladies de la misère. La grippe espagnole a parfois été caractérisée de « démocratique » parce qu’elle a atteint des mendiants et des rois, notamment Alphonse XIII d’Espagne, d’où le nom injustifié par ailleurs donné à l’épidémie. Si la barrière de classe n’empêche rien, la mort est loin de frapper riches et pauvres à égalité. À Paris, 25 % des femmes mortes de la grippe à l’automne 1918 sont des servantes ; à New York, le taux de décès est inversement proportionnel à la taille des logements. La combinaison de la grippe et de la tuberculose sévissant dans les couches populaires des grands pays industriels est si meurtrière que des historiens font de la pandémie grippale de 1918 une des causes du recul du bacille de Koch ! Dans des régions misérables de l’Asie, on risque 30 fois plus de mourir de la grippe qu’en Europe occidentale. Les États-Unis et le Royaume-Uni perdent environ 0,5 % de leur population, le bilan étant au moins dix fois plus lourd en Inde : 18 millions de morts recensés, peut-être le double en fait.
La grippe espagnole est un enfant sauvage de la guerre et de la misère impérialistes. Son histoire illustre quels dangers mortels le capitalisme pourrissant peut faire courir à l’humanité. L’amélioration de l’hygiène, la révolution sanitaire de la vaccination puis celle des antibiotiques ont certes permis une augmentation significative de la durée de vie moyenne au 20e siècle, en tout cas dans les pays développés. Mais l’organisation de la société prive en grande part l’humanité des bienfaits de la science et de la médecine. Aujourd’hui, la plus grande partie de la planète vit dans des conditions d’hygiène déplorables, souvent sans même un accès à l’eau potable. Les campagnes de vaccination se heurtent à la misère des mégapoles du tiers-monde, aux guerres innombrables qui jettent sur les chemins des millions d’êtres humains affamés et affaiblis, autant de cibles privilégiées des virus et des bactéries. Jaurès disait que le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. Il peut être aussi porteur de catastrophes sanitaires.