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- Lutte ouvrière n°2549
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Russie 1917 : la révolution au fil des semaines
Les journées de juin
Réunis début juin à Petrograd, les délégués du premier congrès des soviets, venus de tout le pays, majoritairement socialistes-révolutionnaires et mencheviks, réaffirmèrent leur soutien au gouvernement Kérensky, qui comptait dix ministres bourgeois, et approuvèrent l’offensive militaire préparée par ce gouvernement.
Les ouvriers et les soldats de Petrograd étant, eux, hostiles et à l’offensive et au gouvernement, les bolcheviks appelèrent à manifester pacifiquement le 10 juin (23 juin selon le calendrier actuel) devant le bâtiment du congrès. Dans l’Histoire de la révolution russe, Trotsky raconte cette première confrontation directe des ouvriers de Petrograd avec le comité exécutif.
« L’idée d’une confrontation des ouvriers et des soldats de Pétrograd avec le congrès était imposée par toute la situation. Les masses faisaient pression sur les bolcheviks. L’effervescence était grande surtout dans la garnison qui craignait, à l’occasion de l’offensive, d’être disloquée de force et dispersée sur les fronts. (…) L’initiative de la manifestation venait de l’organisation militaire des bolcheviks. Ses dirigeants affirmaient, et avec pleine raison, comme l’ont montré les événements, que si le parti ne prenait pas sur lui la direction, les soldats, d’eux-mêmes, sortiraient dans la rue. (...)
La manifestation devait hisser le drapeau du pouvoir des soviets. Le mot d’ordre de combat était : “À bas les dix ministres capitalistes !” C’était l’expression la plus simple de la revendication d’une rupture de la coalition avec la bourgeoisie. »
Après le vote par le congrès des soviets d’une résolution interdisant pour trois jours toute manifestation à Petrograd : “Plusieurs centaines de délégués [du congrès des soviets] furent groupés par dizaines et envoyés dans les quartiers ouvriers et les casernes pour prévenir la manifestation, étant entendu que, le lendemain matin, ils se présenteraient au palais de Tauride pour communiquer les résultats. (…) Toute la nuit durant, la majorité du congrès, plus de cinq cents de ses membres, sans fermer l’œil, par équipes de dix, parcoururent les fabriques, les usines et les casernes de Pétrograd, exhortant les hommes à s’abstenir de la manifestation. (…) Les brigades de pacificateurs arrivaient, après une nuit blanche, au palais de Tauride dans un état de complète démoralisation. Elles avaient compté sur une irrécusable autorité du congrès, mais s’étaient heurtées à une muraille de défiance et d’hostilité : “ Les masses sont dominées par les bolcheviks.” “On se montre hostile à l’égard des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires.” »
Pour tenter de reconquérir un peu de crédit auprès des ouvriers et des soldats, le comité exécutif décida finalement d’appeler à manifester le 18 juin (25 juin selon le calendrier actuel). « Les mots d’ordre de la manifestation furent choisis et calculés de façon à ne point provoquer d’irritation dans les masses : “Paix générale”, “Convocation au plus tôt de l’Assemblée constituante”, “République démocratique”. (…) Mais, sur les pancartes des manifestants, les délégués purent lire les mêmes mots d’ordre, qui se répétaient encore et encore : “À bas les dix ministres capitalistes !” “À bas l’offensive !” “Tout le pouvoir aux soviets !” Les sourires ironiques se figeaient sur les visages et, ensuite, lentement, s’en détachaient. Les drapeaux bolcheviks flottaient à perte de vue. Les délégués renoncèrent à leurs supputations ingrates. La victoire des bolcheviks était trop évidente. (…)
Les provinciaux atterrés cherchaient du regard les leaders. Ceux-ci baissaient les yeux ou tout simplement s’esquivaient. Les bolcheviks faisaient pression sur les provinciaux. Ressemblaient-ils donc à une petite bande de conspirateurs ? Les délégués en convenaient, ce n’était pas pareil. “À Petrograd, vous êtes une force – avouaient-ils d’un tout autre ton qu’à la séance officielle – mais ce n’est pas la même chose en province et sur le front. Petrograd ne peut marcher contre tout le pays. – Attendez un peu, leur répondaient les bolcheviks, votre tour viendra ; bientôt, chez vous aussi l’on étalera les mêmes pancartes.” (…) La manifestation du 18 juin avait produit une énorme impression sur les participants eux-mêmes. Les masses avaient vu que le bolchevisme était devenu une force, et les hésitants se tournèrent vers lui. »