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Dans le monde
Turquie : le Parti social-démocrate au secours d’Erdogan
Une semaine après la tentative manquée de coup d’État contre le gouvernement Erdogan, le dimanche 24 juillet a été marqué par l’entrée en scène du Parti social-démocrate turc, le CHP, venu au secours de ce gouvernement fragilisé.
Il est vrai que, depuis le coup du 15 juillet, le président Erdogan appelle ses partisans à continuer d’occuper les places, à tenir meeting sur meeting. Ils parcourent les rues drapeau turc en tête, menaçant parfois les opposants réels ou supposés ou avertissant les femmes que désormais le port du voile sera de règle. Mais si Erdogan veut ainsi les persuader qu’ils ont gagné, il veut aussi par là cacher sa propre faiblesse.
Erdogan fragilisé
C’est pourquoi les grands meetings tenus le 24 juillet par le CHP dans les principales villes du pays, sous le mot d’ordre « Ni dictature, ni coup d’État, une Turquie démocratique », ont eu le soutien ouvert de l’AKP, le parti d’Erdogan. Celui-ci a désormais besoin d’une caution à sa gauche, en tout cas du côté de la gauche institutionnelle, et c’est un tournant politique visible.
Le fait est que, dans la nuit du 15 au 16 juillet, lors de la tentative de putsch, le coup est passé bien près pour Erdogan. Les putschistes, qui avaient prévu de l’arrêter, voire de le tuer, ne l’ont raté que d’un quart d’heure, n’arrivant à sa résidence de vacances qu’après qu’il avait déjà fait route vers un aéroport. Et si la tentative n’a été le fait que d’une minorité de l’armée, les sommets de celle-ci et les services secrets n’ont réagi que très mollement, voire pas du tout, attendant de voir dans quel sens pencherait la balance avant de prendre position.
Le fait qu’au moins la haute hiérarchie ne se soit pas rangée immédiatement du côté des putschistes a sans doute permis au gouvernement de surnager, mais il a aussi souligné combien l’appareil d’État est peu fiable pour Erdogan, et sa position fragile. Sa réaction immédiate a donc été de lancer une vaste opération d’épuration visant non seulement l’armée et la police, mais aussi l’appareil judiciaire et les principaux ministères, notamment celui de l’Enseignement.
Cette épuration, qui toucherait maintenant 60 000 personnes, ne fait que prolonger celle qui était déjà en cours. Il semble d’ailleurs que les putschistes aient décidé de se lancer dans l’action parce qu’ils savaient qu’ils en seraient prochainement l’objet. Car depuis au moins trois ans, l’appareil d’État turc est le théâtre d’une lutte à mort entre deux clans, celui du président Erdogan et celui de son ennemi Fethullah Gülen réfugié aux États-Unis, qui ensemble ont présidé à la création du parti AKP, dit « islamiste modéré », qui gouverne la Turquie depuis quatorze ans.
Combat de cliques dans l’appareil d’État
La secte Hizmet, que dirige Fethullah Gülen, a acquis une forte influence, formant à travers ses écoles et universités privées une grande partie des enfants de la bourgeoisie turque, prenant des participations dans des entreprises capitalistes, gardant ensuite de nombreux liens au sein de l’État, supplantant au sein de l’armée les généraux de tradition kémaliste. Or depuis 2013, la clique de Gülen et celle d’Erdogan se déchirent.
La crise économique, la crise du Moyen-Orient ont sans doute joué leur rôle, en réduisant les parts de profit que chacun pouvait s’approprier. En tout cas, depuis que des juges proches de Gülen ont lancé une enquête pour corruption visant Erdogan, celui-ci cherche désespérément à éliminer ses partisans de leurs positions au sein de l’État. Mais le coup d’État des 15-16 juillet et ses suites ont montré que, pour Erdogan, cette opération risque d’être un combat sans fin. De plus, le résultat de toutes ces vagues d’épuration est de fragiliser l’État lui-même, et en particulier l’armée, désormais privée non seulement des soldats et officiers impliqués directement dans le putsch, mais aussi de nombre de ceux qui l’ont observé avec neutralité ou bienveillance.
La recherche d’une caution de gauche
Au lendemain de la tentative de coup d’État, Erdogan a donc dû chercher des soutiens ailleurs que du côté de ses amis islamistes, dont il ne sait plus très bien sur lesquels s’appuyer. Il les a trouvés... du côté des généraux et officiers kémalistes que l’AKP avait éliminés. Ceux-ci, qui avaient été mis à l’écart, ont été conviés à reprendre du service pour combler les vides laissés par l’épuration des partisans de Gülen.
Cette opération, remerciement contraint d’Erdogan à des hommes qui ont bien voulu rester à l’écart de la tentative de coup d’État contre lui, se double maintenant d’une opération politique. L’ensemble des partis parlementaires ont en effet condamné la tentative de coup d’État, du moins après son échec. Ils se proclament tous les défenseurs de la démocratie, à commencer par le Parti social-démocrate CHP. Par ailleurs l’épuration a visiblement épargné la gauche, au contraire d’un certain nombre d’opérations précédentes.
Erdogan, tant critiqué pour l’évolution autoritaire de son régime, a besoin de trouver de ce côté-là une caution afin d’apparaître maintenant comme un démocrate victime des velléités putschistes de l’armée. Le CHP s’est montré prêt à la lui fournir, notamment avec les meetings du 24 juillet, mais on devine qu’il ne la fournira pas pour rien et qu’entre AKP et CHP des marchandages sont en cours sur ce qui pourra lui être cédé en échange.
L’infléchissement d’une politique
Reste à savoir quel sens peut avoir, du point de vue des intérêts généraux de la bourgeoisie, cette bataille entre confréries musulmanes au sein de l’appareil d’État. Elle montre d’abord que le parti islamiste, déchiré par ses batailles de cliques, peut parfois faire passer celles-ci avant les intérêts du grand capital. D’autre part, Erdogan lui-même a lancé la Turquie dans une politique qui, du point de vue de ces intérêts, est devenue de plus en plus aventureuse. Sa politique au Moyen-Orient, soutenant les menées de Daech contre le régime de Bachar al-Assad qu’il proclamait auparavant son ami, s’est soldée par de lourdes pertes pour les capitalistes turcs, en même temps qu’elle isolait de plus en plus la Turquie, y compris d’un allié traditionnel comme les États-Unis.
Erdogan lui-même a d’ailleurs commencé à infléchir cette politique, renouant avec la Russie et cherchant désormais à combattre Daech, non sans que le pays subisse en retour une vague d’attentats, comme celui qui s’est produit fin juin à l’aéroport d’Istanbul. Mais les putschistes du 15 juillet espéraient sans doute, s’ils réussissaient à évincer Erdogan, se faire les porteurs d’une politique plus conforme aux souhaits des États-Unis et des gouvernements occidentaux et mettre en place un gouvernement qui soit pour eux plus fiable.
C’est sans doute une telle politique qu’Erdogan, qui a senti passer le vent du boulet, va maintenant tenter de mettre en œuvre, avec l’appui du CHP. Mais il est désormais redevable à ce parti, qui se dit social-démocrate mais surtout de tradition kémaliste et favorable, en paroles, à la laïcité de l’État. De même, Erdogan est maintenant encore plus dépendant du bon vouloir des chefs de l’armée, et donc des généraux kémalistes qu’il a dû remettre en place. On peut se demander combien de temps ce mariage durera et à l’avantage de qui il tournera finalement.
Les travailleurs les plus conscients, et même nombre de militants du CHP ou des syndicats, ont en tout cas des raisons de se méfier du brusque tournant de ce dernier. Le dirigeant social-démocrate Kiliçdaroglu, qui avait juré de ne jamais mettre les pieds dans le nouveau palais présidentiel construit par Erdogan, s’y est rendu le 25 juillet à son invitation. Les ennemis d’hier sont ainsi devenus amis et, comme l’a dit un ouvrier, « quand ils en auront fini avec les gülenistes, ils se tourneront contre nous, les travailleurs ». Et en effet, la classe ouvrière a toutes les raisons de se méfier de cette union nationale qui se met en place et qui pourrait permettre au patronat et au gouvernement de mener à bien des attaques qui sont depuis longtemps dans les cartons.