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- Lutte ouvrière n°2423
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Russie, 9 janvier 1905 : Le Dimanche rouge ouvre la voie à la révolution
La manifestation dominicale des ouvriers de Saint-Pétersbourg n'éclata pas dans un ciel serein. La Russie du début du 20e siècle, cette prison des peuples, vivait sous la domination d'un tsar qui affirmait détenir son pouvoir de Dieu et pouvoir disposer des hommes et des biens à sa guise. Le régime autocratique faisait régner l'ordre par la violence, s'appuyant sur une bureaucratie inculte et avide pour défendre les privilèges des grands propriétaires nobles. Les paysans misérables restaient privés de terres, endettés et maltraités par leurs maîtres qui les déplaçaient en même temps que leurs domaines étaient vendus, au gré de leurs pertes au jeu. Tout concordait à faire détester ce régime, même si le tsar conservait l'image d'un père protecteur.
Parallèlement à l'essor de l'Europe capitaliste, le régime tsariste avait favorisé l'industrialisation du pays, rendu l'armée plus efficace et plus mobile grâce au chemin de fer. Techniques, usines clé en main et capitaux venaient d'Occident. Le développement économique sapait les bases de l'ancienne société patriarcale, donnant naissance à un des prolétariats les plus concentrés au monde. Peu nombreux, misérables, les ouvriers se retrouvaient dans d'immenses zones industrielles comme celle des usines d'armement Poutilov à Saint-Pétersbourg. Dès les dernières décennies du 19e siècle, leurs luttes, leurs grèves, leur combativité montraient que renverser le régime devenait possible.
L'influence du courant socialiste restait marginale en Russie. Il regroupait d'un côté les socialistes-révolutionnaires, héritiers des populistes, et de l'autre quelques centaines de sociaux-démocrates, divisés entre les bolcheviks et les mencheviks. Mais la contestation montait au sein de toute la société : insurrections paysannes, agitation dans les universités, assemblées de petits bourgeois libéraux, grèves dans les industries du sud se multiplient.
Le prolétariat saisissait toutes les opportunités offertes par le régime pour se défendre, même les plus restreintes. Les services de la Sûreté avaient contribué à la mise en place d'organisations ouvrières, les confiant à des agents afin de tenter de les limiter à des revendications économiques. C'est au début à travers elles, même parfois dirigées par des religieux comme le pope Gapone, que bien des ouvriers allaient mener leurs premières expériences d'organisation, avant de s'orienter au cours de l'année 1905 vers un affrontement direct avec le régime.
Le tsar avait pensé pouvoir détourner la colère populaire en se lançant dans un conflit avec le Japon, dans la continuité de ses velléités impérialistes en Extrême-Orient. Mais la guerre commencée en février 1904 tourna au fiasco, décuplant les oppositions.
Fin décembre 1904, un mouvement de grève éclata aux usines Poutilov de Saint-Pétersbourg, pour protester contre le licenciement de plusieurs militants de l'Association des ouvriers russes des fabriques et des usines qu'animait Gapone. Dès les premiers jours de janvier, l'extension de la grève paralysait la capitale. Une pétition adressée au tsar circulait, signée bientôt par 135 000 ouvriers lors de grands meetings. Elle ne réclamait plus seulement la réintégration des licenciés, mais une amélioration de la condition ouvrière dans son ensemble, des mesures pour distribuer les terres aux paysans, des droits démocratiques, dont la convocation d'une Assemblée constituante, et la fin de la guerre. S'adressant au tsar sur le ton d'une supplique, le texte affirmait que, en cas de refus du souverain d'y répondre favorablement, les signataires étaient résolus à aller jusqu'à l'affrontement.
Au matin du dimanche 9 janvier, quatre cortèges s'ébranlèrent, avec comme objectif de se rassembler devant le Palais d'hiver. Les manifestants endimanchés étaient venus désarmés et en famille, banderoles et drapeaux politiques retirés, pour ne laisser en tête que les icones et les croix des popes.
Dans la ville en état de siège, le tsar avait confié le maintien de l'ordre à des militaires à poigne, préparant une saignée pour faire passer aux mécontents « leurs rêveries libérales ». Les fusillades éclatèrent dès les premières heures : après les charges de cosaques jouant du fouet et du sabre, vinrent les salves de tirs à l'approche des ponts gardant l'accès au centre-ville. La foule ne reculait pas, s'égaillant pour se reformer aussitôt, éberluée devant la violence de la troupe. Profitant des températures glaciales, elle contourna les ponts pour franchir les canaux pris par la glace. Les premiers manifestants se massèrent sur la place centrale, immobiles en attendant le renfort des colonnes restées en arrière.
C'est là que le carnage fut le plus sanglant. Au commandement, les 2 000 hommes de troupes rassemblés firent feu en ligne, répétant les salves, abattant même les badauds grimpés aux arbres alentour. La foule cherchant refuge dans les cours et les caves fut pourchassée des heures durant. À la nuit tombante, les soldats reçurent l'ordre de retirer les cadavres, les jetant à la hâte dans des fosses communes pour masquer l'ampleur du massacre.
La boucherie commise de sang-froid par les hommes du tsar allait détruire d'un coup la foi naïve des masses en son caractère protecteur et libérer un torrent de révolte. Alors que la répression battait son plein dans la capitale, une vague de grèves se répandit pendant deux mois dans le pays. Plus d'un million de prolétaires firent grève, deux fois plus que le total des dix années précédentes. Le soulèvement du prolétariat des villes entraîna bientôt une partie du monde paysan, avec des attaques de manoirs, des saccages, des réquisitions des grains. Alors que les défaites se succédaient face au Japon, le mécontentement contamina la troupe durant l'été, jusqu'à provoquer des mutineries. Sur le cuirassé Potemkine stationné en mer Noire, les marins révoltés jetèrent par-dessus bord leurs officiers avant d'arborer le drapeau rouge.
Tout au long de l'année 1905, les luttes se succédèrent par vague, culminant lors de la grève générale d'octobre. À travers elles, le prolétariat russe prenait conscience de sa force et du rôle moteur qu'il pouvait jouer pour renverser le régime, contraignant ce dernier en octobre à annoncer la création d'une Assemblée élue. Dans cette marche vers le pouvoir, les prolétaires russes inventèrent une forme nouvelle d'organisation pour diriger leurs luttes, les soviets : des assemblées d'élus ouvriers prenant peu à peu le contrôle de la vie sociale à l'échelle de villes entières. Le pouvoir tsariste allait finalement parvenir à écraser la révolution en mobilisant des soldats issus du monde rural. Mais une partie du prolétariat put mener l'expérience révolutionnaire jusqu'à son terme, en répondant au mois de décembre à la répression par une insurrection armée.
Les événements de 1905 trempèrent toute une génération de prolétaires, dont bon nombre allaient repartir douze ans plus tard à l'assaut du pouvoir, en 1917. L'année révolutionnaire donna naissance à une nouvelle génération militante, la future base du Parti bolchevik, seule organisation restée jusqu'au bout aux côtés des masses en lutte. Au plan international, la révolution de 1905 allait relancer, trente-quatre ans après la Commune, le débat sur la nécessaire prise du pouvoir politique par le prolétariat, et permettre au courant révolutionnaire de mener le combat dans cette perspective au sein des partis de la Deuxième Internationale.