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- Lutte ouvrière n°2205
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Russie, octobre-novembre 1905 : La grève générale et la naissance des soviets
Quatre ans avant qu'éclate la révolution en Russie, pays alors dirigé par un monarque absolu, le tsar, considéré comme le pilier de la réaction en Europe, un inspecteur de police russe déclarait: « Il ne peut y avoir de révolution en Russie. Je croirais davantage à l'apparition d'un volcan en flamme sur la perspective Nevsky (une des grandes artères de la ville de Saint-Pétersbourg) qu'à la possibilité d'une révolution en Russie. »
Pourtant le 9 janvier 1905 éclatait la révolution, qui commença par une manifestation d'ouvriers venus déposer une supplique au tsar. Cette manifestation fut écrasée dans le sang. Mais dix mois plus tard, en octobre 1905, une grève générale balayait tout le pays, ébranlant ce régime réactionnaire. Les travailleurs n'en étaient plus à supplier le tsar et, organisés dans des conseils d'ouvriers, « soviets » en russe, ils contestaient le pouvoir à la classe dirigeante.
Le capitalisme moderne avait fini par pénétrer dans ce pays semi-féodal où le pouvoir du tsar semblait devoir durer toujours, faisant naître une classe ouvrière jeune qui, bien que minoritaire (10 millions d'ouvriers sur 150 millions d'habitants en très grande majorité paysans), n'allait pas tarder à montrer sa puissance révolutionnaire.
Le 19 septembre, les compositeurs de l'imprimerie Sytine à Moscou se mettaient en grève. Ils exigeaient une diminution des heures de travail et une augmentation du salaire aux pièces basé sur mille caractères, y compris les signes de ponctuation. Cet événement, qui pouvait alors sembler mineur, allait ouvrir la voie à la grève générale dans toute la Russie. « On commençait par des signes de ponctuation et l'on devait, en fin de compte, jeter à bas l'absolutisme » écrivait Trotsky.
La grève générale politique
Dans la soirée du 24 septembre, cinquante imprimeries étaient déjà en grève. La grève gagna les autres branches de l'industrie, les employés des tramways, les boulangers. De Moscou, l'agitation gagna alors Saint-Pétersbourg, où les imprimeurs décidèrent le 2 octobre de se mettre en grève par solidarité. Le 9 octobre, les cheminots de la ligne Saint-Pétersbourg-Moscou arrêtaient le travail, paralysant la ligne. Les mots d'ordre de la grève des cheminots furent expédiés par télégraphe : la journée de huit heures, les libertés civiques, le droit de grève, l'amnistie, la convocation d'une Assemblée constituante. Le 12 au soir, la grève était totale sur l'ensemble du réseau de l'Empire, elle avait gagné les régions les plus éloignées et touché quasiment les 700 000 cheminots que comptait la Russie.
En réalité la grève ne se borna pas aux chemins de fer, touchant les salariés des banques, des assurances, du commerce et de la pharmacie, les théâtres et les marchés, puis tous les services publics. Plus de trains ni de transports en commun, plus d'électricité ni de journaux.
La grève générale se propagea comme une traînée de poudre.
Le pouvoir finit par réagir le 14 octobre en faisant savoir que l'armée avait reçu l'ordre de tirer et de « ne pas ménager les cartouches ». Mais le pays, à cette date, comptait déjà un million et demi de grévistes. Les tentatives de répression poussèrent la population dans plusieurs villes à ériger des barricades et à faire main basse sur les magasins des armuriers, comme à Kharkov le 10 octobre où, après un meeting, la foule s'empara d'un magasin d'armes. Les travailleurs montraient qu'ils ne se contentaient pas d'interrompre le travail en attendant passivement les événements. Comme le dit Trotsky, la grève « se défend et, de la défensive, passe à l'offensive ».
Les soviets, premiers embryons de pouvoir ouvrier
C'est en pleine grève générale d'octobre qu'apparurent les soviets, ces comités démocratiquement élus par les ouvriers qui prenaient en main la direction de la lutte à l'échelle de l'entreprise, de la ville, voire de la région.
Il y avait un délégué par groupe de 500 ouvriers. Les petites entreprises s'unissaient pour former des groupes d'électeurs ; les jeunes syndicats reçurent également le droit de représentation.
Le soviet le plus célèbre fut celui de Saint-Pétersbourg, constitué le 13 octobre. « Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique : il fallait avoir une autorité indiscutable qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison », disait Trotsky qui fut un des dirigeants du soviet de Saint-Pétersbourg. En effet l'autorité du soviet allait vite s'affirmer, comme le montre le témoignage d'un de ses députés : « Je passais devant la fabrique Pecuelieu. Je vois qu'on y travaille. Je sonne : Dites que c'est un député du soviet ouvrier - Qu'est-ce que vous voulez ? demande le gérant. - Au nom du soviet, j'exige que la fabrique ferme immédiatement - C'est bon, à 3 heures nous cesserons le travail. » Toute usine qui abandonnait le travail nommait un représentant et l'envoyait, muni des papiers nécessaires, au soviet. À la seconde séance, quarante grosses usines étaient déjà représentées ainsi que deux entreprises et trois syndicats : celui des typographes, celui des commis de magasin et celui des comptables.
Au fil des événements, ces soviets allaient finir par se comporter en véritables « gouvernements ouvriers », prenant des décisions sur tous les problèmes de la vie sociale et opposant de fait leur autorité aux institutions et aux autorités officielles.
Le manifeste du 17 octobre
Les journées d'octobre furent surtout une grève politique. Ce ne fut pas une véritable insurrection. Et pourtant l'absolutisme recula. Il ne pouvait pas compter de manière certaine sur les soldats, car certains se montraient dans les meetings. De plus, la grève des cheminots créait des obstacles insurmontables à la répression.
Le 17 octobre le comte de Witte, le nouveau ministre, publiait un manifeste contenant les promesses de « libertés civiques fondamentales sur la base des principes intangibles suivants : inviolabilité effective de la personne, liberté de conscience, de parole, de réunion et d'association ». Il promettait aussi l'élection d'un Parlement, « Douma » en russe.
L'enthousiasme à la nouvelle de ce manifeste fut immense. C'était en effet un recul que personne n'aurait osé imaginer quelques mois auparavant, un recul que la classe ouvrière avait obtenu par la puissance de sa mobilisation. Le régime montrait qu'il avait peur.
Mais il n'en était pas encore à céder sur toute la ligne. Le tsar ne promettait en fait rien de concret. Il n'était par exemple pas question d'amnistie, ni d'abolition de l'état de siège, qui entraînait en fait immédiatement la suppression des libertés individuelles là où il était proclamé. Et surtout le mode de scrutin pour l'élection des députés à la Douma était on ne peut plus antidémocratique. Ouvriers et étudiants continuèrent donc à se soulever contre l'autocratie, réclamant la levée de l'état de siège et les huit heures.
La grève générale d'octobre fut suivie de celle de novembre. Des mutineries dans l'armée, dans la flotte surtout, éclatèrent, dont la plus célèbre, la mutinerie du cuirassé Potemkine. Enfin en décembre 1905, à Moscou, éclata une véritable insurrection armée. Celle-ci fut écrasée et cela marqua la fin de la révolution.
À partir de ce moment, la réaction releva la tête et la répression s'abattit sur la population. La reprise en main du pays par la réaction demanda pourtant encore un an et demi.
Pour quelques années encore, la Russie resta une monarchie arriérée et réactionnaire. Mais la conscience des travailleurs avaient fait un bond.
Le soviet était une première grande conquête pour la classe ouvrière car, à travers lui, pour la première fois elle avait appris à prendre ses affaires en main. Comme l'écrivit plus tard Trotsky : « Le prolétariat est arrivé au pouvoir en 1917 grâce à l'expérience acquise par ses aînés en 1905. »