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- Lutte ouvrière n°2195
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Des grèves de Gdansk à la fondation de Solidarnosc : La classe ouvrière polonaise face à ses ennemis et à ses faux amis
En augmentant le prix de la viande vendue sur les lieux de travail, les gouvernants de la Pologne prétendument socialiste s'attendaient à des réactions de mécontentement. Dans un passé récent, d'autres hausses des prix ou des baisses de salaires avaient provoqué des grèves et affrontements avec les forces de répression. Ce fut le cas à Poznan, en juin 1956. Puis, en décembre 1970, les travailleurs du Littoral affrontèrent le régime. Et encore, en 1976, à Ursus et à Radom. Mais la réaction ouvrière d'août 1980 dépassa, et de loin, tout ce que le régime avait connu.
Dès juillet 1980, des grèves avaient éclaté. De crainte que le mouvement ne fasse tache d'huile, les bureaucrates avaient promis ici de relever les salaires, là de geler les prix.
Mais ce régime avait montré qu'il savait feindre de céder pour, une fois la pression retombée, reprendre l'initiative. Cette expérience était vivace dans la mémoire ouvrière maintenue par de petits noyaux militants, proches du Comité de défense des ouvriers (KOR), créé en 1976 pour aider les victimes de la répression.
Une opposition liée aux travailleurs, mais hostile aux intérêts politiques de la classe ouvrière
S'adressant aux travailleurs, le KOR ne se présentait pas comme ayant des objectifs politiques. Créé par des intellectuels catholiques, démocrates ou progressistes, c'est pourtant parce que ses animateurs avaient des idées politiquement marquées que le régime leur faisait la chasse. C'est d'ailleurs leur détermination face au régime, leur dévouement, qui leur avaient permis de gagner des travailleurs à leurs vues.
Parmi ceux-ci, Lech Walesa, électricien de Gdansk, apprécié des ouvriers du chantier Lénine qui l'avaient élu à leur comité de grève en 1970. Il avait été licencié suite aux grèves de 1976.
Ces militants souvent liés à l'Église catholique étaient tolérés par le régime depuis 1956. Ils avaient réussi à fédérer une nébuleuse de courants : nationalistes, cléricaux, conservateurs, adeptes de la « démocratie occidentale », intellectuels ayant été attirés par le marxisme, avant de se rallier aux idées de la social-démocratie.
Ces milieux avaient en commun la volonté de réformer l'appareil d'État polonais. Ils voulaient représenter les intérêts de la société polonaise, toutes classes confondues. Et, au prétexte de n'exclure personne du combat contre la dictature, beaucoup encensaient le régime du général Pilsudski des années vingt.
De là, la présence dans les entreprises occupées en août 1980, de symboles nationalistes et religieux, alors qu'en 1956, 1970 et 1976, les idéaux socialistes inspiraient la lutte des ouvriers contre le régime.
La grève éclate aux chantiers de Gdansk
Le 14 août au matin, à Gdandsk, une poignée de militants diffusa le bulletin Robotnik (L'Ouvrier) qui, faisant le point sur les grèves de l'été, appelait les 17 000 travailleurs des chantiers navals à cesser le travail.
En deux heures, la grève paralysa les chantiers. Dans la journée, elle gagna toute la ville, puis ses voisines, Sopot et Gdynia. Rapidement, elle s'étendit à tout le Littoral et aux mines de Silésie.
Les grévistes avaient établi une liste de 21 revendications économiques et politiques : augmentation des salaires, annulation des hausses de prix, échelle mobile des salaires, création de syndicats libres, libération des détenus politiques, élections pluralistes... Les militants de l'opposition présents critiquèrent le « maximalisme » des grévistes. « Jamais, ils n'accepteront ça » déclara Walesa, avant de se rallier à la volonté de la majorité.
Pour présenter un front uni face au régime, les ouvriers, qui avaient formé des comités de grève, les fusionnèrent en un comité de grève interentreprises (MKS) qui regroupa jusqu'à mille délégués sur Gdansk et sa région. L'exemple fit école à Szczecin et en Silésie. Ces MKS allaient forcer le gouvernement à négocier avec eux. Un vice-Premier ministre dut s'installer à Gdansk, au cour de la grève.
L'organisation de la grève
Dès le début, les élus au comité de grève des chantiers avaient tenu à rendre compte de leurs discussions avec le représentant du régime : des haut-parleurs, permettant à tous les grévistes de suivre les négociations et d'approuver ou refuser en direct ce qui se disait. Pour les délégués des entreprises représentées au MKS, les enregistrements sur cassettes tinrent le même rôle.
Les grévistes établirent des piquets de grève contrôlant les accès aux entreprises et décidèrent lesquelles continueraient à fonctionner pour assurer la vie quotidienne de la population.
Cette large démocratie ouvrière n'était pourtant pas le seul facteur déterminant du mouvement. Pour tester le sens des responsabilités de l'opposition, le pouvoir avait proposé que la négociation, publique, sur les revendications soit préparée par des discussions, à huis-clos, entre « experts », les siens et ceux du MKS.
Du même monde, socialement et politiquement étrangers à la classe ouvrière, ces « experts » allaient trouver, loin des oreilles ouvrières, un terrain d'entente acceptable par les deux bords.
Le gouvernement cède
Après des jours de négociations, en public et en coulisse, le représentant du pouvoir accepta, le 31 août, dans une séance retransmise à la télévision d'État, de déclarer pour chacune des 21 revendications : « J'accepte, je signe ».
Les travailleurs avaient le sentiment d'avoir remporté une victoire exceptionnelle : dans une Démocratie populaire, les tenants du régime venaient d'accepter la création d'un syndicat indépendant d'eux. Celui-ci, Solidarnosc (Solidarité en polonais), allait compter jusqu'à 10 millions de syndiqués dans un pays de 35 millions d'habitants. Nombre d'entre eux avaient eu en poche une carte du parti dit communiste. Même des membres de la police et de l'armée demandaient à rejoindre Solidarnosc.
De Solidarnosc à l'état de guerre
Ayant politiquement reculé, le régime n'était pas vaincu. Le parti du pouvoir n'avait plus de poids réel, mais il lui restait son armée. Et pendant que les chefs de Solidarnosc présentaient cette armée comme le garant de l'unité nationale, l'état-major se préparait à briser la classe ouvrière.
Il suffit d'une nuit, le 13 décembre 1981, au chef du gouvernement, le général Jaruzelski, pour interdire Solidarnosc. Au grand soulagement des États occidentaux, auprès desquels la Pologne frappée par la crise mondiale s'était endettée, il proclama l'état de guerre, interdit les grèves, imposa des hausses de prix, fit emprisonner des milliers de travailleurs, dont la plupart des cadres de Solidarnosc. Primat de Pologne, le cardinal Glemp appela les travailleurs à se soumettre pour ne pas se dresser contre d'autres Polonais. L'état-major, lui, n'hésita pas : il fit tirer sur des mineurs qui résistaient. La chape de la dictature retomba pour des années sur la classe ouvrière.
Puis, lorsque se concrétisa pour les couches privilégiées polonaises la possibilité de rejeter la tutelle de Moscou, en 1988-1989, le régime polonais, qui avait déjà ouvertement engagé des pourparlers en ce sens avec les chefs de l'opposition, se tourna vers elle pour assurer une transition en douceur. Cette opposition avait démontré qu'elle savait protéger les intérêts de l'État, même quand la classe ouvrière occupait la scène. Dix ans après Gdansk, le très catholique Walesa fut élu président d'une Pologne revenue dans le giron de l'impérialisme, avec à ses côtés une ex-figure de proue de la « gauche » du KOR, Jacek Kuron, comme ministre du Travail.
Depuis 1956, la classe ouvrière polonaise a maintes fois prouvé sa combativité, son sens de l'organisation. Le drame fut que, en 1980, quand elle réussit à entraîner dans son sillage la majorité de la population, ceux qui se trouvaient à sa tête n'avaient à lui proposer que de changer la couleur politique de son oppression. Ce qui lui a dramatiquement manqué au moment décisif, ce sont des militants, des organisations, un parti qui défendent ses intérêts politiques de classe et une perspective communiste révolutionnaire.