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Soudan : Hypocrisie et rivalités des grandes puissances
Pire, la décision de la CPI a eu pour conséquence immédiate que le dictateur soudanais a sommé les ONG de quitter le pays : une catastrophe pour les populations locales, dont la survie dépend de l'aide humanitaire. Certaines ONG ont souligné que la CPI et l'ONU ne pouvaient pas ignorer que Khartoum réagirait ainsi. Mais le sort des populations que l'ONU prétend défendre ne pèse guère face aux intérêts des grandes puissances qui se cachent bien mal derrière les gesticulations de leur prétendue justice internationale.
300 000 morts, près de 3 millions de réfugiés...
Selon l'ONU, les forces armées soudanaises et les milices pro-gouvernementales Djanjawid ont déjà tué 35 000 civils lors d'attaques de villages du Darfour. Au total, 300 000 personnes sont mortes des suites de ce conflit, 100 000, précise l'ONU, « ayant péri de mort lente », de faim ou de maladie, dans des camps de réfugiés, à la frontière avec le Tchad. Et il y aurait 2,7 millions de « déplacés », un tiers de ses habitants ayant fui la région pour échapper aux bombardements et aux massacres.
Six ans après le début des massacres, viols, pillages, tortures, déplacements forcés de population, la CPI a inculpé le président soudanais pour génocide contre trois ethnies de son pays. Une inculpation qui, il faut le préciser, ne change rien. Et d'abord parce que la CPI, qui n'a aucune force de police propre, dépend de la bonne volonté des États, dont ceux qu'elle est censée mettre en cause. Ainsi, un ministre soudanais et le chef des milices Djanjawid, sous mandat d'arrêt de la CPI depuis 2007, restent en liberté car leur extradition pour jugement dépend... du dictateur el-Béchir.
Et puis tout laisse à penser que ce mandat d'arrêt est, dans l'esprit des grandes puissances qui dominent l'ONU, moins destiné à être mis à exécution qu'à servir de moyen de pression sur Khartoum. Surtout pour l'amener à reconsidérer les accords qu'il a conclus quant à l'exploitation de sa principale richesse, le pétrole.
Derrière l'odeur du sang, celle de pétrole
Depuis le milieu des années soixante-dix, où l'on a découvert du pétrole au Soudan, et notamment au Darfour, cela n'a cessé d'aiguiser les appétits. Ceux du géant américain Chevron, le premier arrivé, qui a fini par revendre à bon prix ses concessions. Ceux d'autres compagnies qui lorgnent sur une part de ce gâteau, la France notamment jouant les « bons offices » entre Khartoum et ses rébellions locales, comme au Darfour, afin de défendre les intérêts de Total. Quitte à attiser en sous-main le conflit permanent entre le Soudan et son voisin protégé de Paris, le Tchad, afin d'amener le régime d'el-Béchir à « plus de coopération », selon l'expression qu'a employée une nouvelle fois le ministre français des Affaires étrangères, Kouchner, à l'annonce de la décision de la CPI.
Quant aux États-Unis, depuis des décennies ils soutiennent des mouvements de rébellion, notamment dans le sud du pays. En maintenant cette pression sur le régime soudanais, ils ont pu en diverses occasions obliger ce dernier à des concessions : dans le domaine pétrolier, ou en le forçant à s'aligner sur Washington dans sa croisade contre ce qu'il appelle le « terrorisme international ».
Cette fois-ci, tout se passe comme si, par mandat d'arrêt de la CPI interposé, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne avaient voulu signifier à el-Béchir qu'elles n'accepteront plus longtemps qu'il fasse la part trop belle (à leur goût) à la Chine dans l'exploitation des richesses de son sous-sol. Mais, pour peu qu'el-Béchir, ou son éventuel successeur, revienne à de meilleurs sentiments à l'égard des compagnies occidentales, il n'y a pas gros risque à parier que le régime soudanais ne soit blanchi demain par les mêmes qui le dénoncent comme génocidaire aujourd'hui.
Non loin de là, en Libye, le colonel Khadafi est bien revenu en odeur de sainteté auprès des puissances impérialistes alors que ces dernières l'avaient, durant des années, mis au ban de leur « communauté internationale » comme « terroriste ». Ce que les peuples de la région y ont gagné, bien malin qui pourrait le dire. Mais les trusts pétroliers américains, eux, n'ont eu qu'à s'en féliciter.
Le droit des peuples, leur défense, l'impérialisme n'invoque ces notions que quand et pour autant qu'il y trouve son compte. Sans que, même dans ce cas - on le constate au Darfour -, il lève le petit doigt pour soulager les victimes qu'il prétend défendre. Pour cela, au mieux, il s'en remet aux ONG, quitte d'ailleurs à compromettre leur peu de moyens, quand les intérêts des grandes puissances - pardon, la « justice internationale » - l'exigent.
El-Béchir est sans conteste un sinistre dictateur, qui sévit depuis une vingtaine d'années sans que cela dérange outre mesure les « grands » qui l'incriminent aujourd'hui. Mais qui s'en étonnera, de la part de gouvernants occidentaux qui ont sur la conscience - s'ils en ont une - des crimes d'une tout autre ampleur qu'un el-Béchir ?
Car, sans remonter bien loin, combien de millions de morts, de massacres, de destructions sans nombre ont à leur actif ceux qui, entre les guerres d'Indochine puis du Vietnam, d'Algérie, d'Irak, du Rwanda, ont depuis Paris ou Washington commandité ces crimes ? Et quel « tribunal international » a jamais songé à leur demander des comptes ? Ce n'est pas à l'échelle d'une région, ou d'un pays, mais de la planète que les dirigeants des puissances impérialistes ne cessent de patauger dans le sang des peuples.