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Ukraine : Une «révolution orange» couverte de bleus
Épilogue provisoire de la crise politique qui secoue l'Ukraine depuis des mois, le président Iouchtchenko s'est résolu à nommer à la tête du gouvernement Ianoukovitch, son rival à l'élection présidentielle de 2004.
Ianoukovitch, qui était alors Premier ministre du président sortant Koutchma, avait tenté de truquer les résultats en sa faveur, mais des manifestations massives l'avaient fait reculer. La victoire du camp «orange», pro-occidental, sur celui des «bleus» pro-russes reflétait à sa façon l'opposition entre une Ukraine de l'ouest rurale, tournée vers l'Occident, et la moitié orientale du pays, industrielle, regardant vers la Russie.
Il avait ensuite suffi de quelques mois au nouveau pouvoir «orange» pour démontrer qu'il n'était pas moins pourri que son prédécesseur. Les clans dirigeants -ceux du président, de son alliée devenue une rivale, Ioulia Timochenko, et d'autres politiciens de premier plan- ont été surtout préoccupés de mettre la main sur les entreprises privatisées, comme l'avaient fait avant eux les gens de Ianoukovitch. Ayant jusqu'alors eu moins accès que leurs concurrents au pouvoir central, donc aux affaires les plus juteuses, ils mirent les bouchées doubles. Cela s'est d'autant mieux vu que les alliés «orange» n'ont pas tardé à se déchirer autour des meilleurs morceaux de la galette étatique. En quelques mois, bien des sympathisants de la révolution «orange» se détournèrent de ceux qu'ils avaient portés au pouvoir.
Et cela s'est traduit, lors des élections législatives de mars dernier, par le fait que les partis «orange» ont été devancés par le principal parti de l'opposition, celui de Ianoukovitch. Cependant, aucun parti n'ayant un nombre de députés suffisant pour s'imposer d'emblée, l'Ukraine resta quatre mois avec un gouvernement intérimaire chargé d'expédier les affaires courantes, tandis que les états-majors des uns et des autres échafaudaient diverses combinaisons, avec coups fourrés, retournements d'alliances et rebondissements à la clé, jusqu'à ce que, finalement, le président Iouchtchenko soit contraint de faire appel à son rival de 2004.
Depuis, l'un et l'autre ont signé un «pacte» qui, selon la presse, se résumerait en trois points: perspective d'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN (voulue par le camp «orange», mais pas par les «bleus»), sous réserve d'un référendum, alors que la majorité de la population refuse cette adhésion; maintien de l'ukrainien comme seule langue officielle (alors que les Ukrainiens, dans leur majorité, s'expriment en russe), mais avec la promesse d'aménagements en faveur du russe; poursuite des réformes, un terme suffisamment vague pour recouvrir bien des choses et leur contraire...
Derrière ce que personne n'ose qualifier de programme, ce qui sera déterminant, ce sont les rapports de forces au sein de la bureaucratie ukrainienne. Car, même baptisée pour la galerie «d'unité nationale», l'actuelle coalition gouvernementale ne prend guère la peine de masquer qu'elle est une entente entre clans rivaux pour se partager le contrôle des sources de richesse du pays.
Ioulia Timochenko, qui avait été Premier ministre après la «révolution orange», puis éjectée de son poste parce qu'elle faisait de l'ombre à Iouchtchenko, avait cru pouvoir reprendre la tête du gouvernement en juillet. Mais, les autres clans dirigeants s'étant ligués contre elle, elle se retrouve tenue à l'écart de ce repartage du pouvoir entre clans dirigeants. Et du coup, elle a hurlé à la «trahison des intérêts nationaux» et du tournant pro-occidental amorcé fin 2004. Mais les dirigeants des grandes puissances ne lui ont pas fait écho. Certains ont même paru satisfaits d'une solution finalement rassurante pour les entreprises occidentales faisant des affaires en Ukraine. Car Ioulia Timochenko avait inquiété des milieux d'affaires européens et américains quand, pressée de servir ses obligés, elle avait annoncé qu'elle allait revoir les privatisations de l'époque précédente, et changer leurs bénéficiaires. Au contraire, la réputation pro-russe de Ianoukovitch ne l'avait pas empêché, comme Premier ministre de 2002 à 2004, d'assurer des conditions favorables, et stables, aux affaires entre groupes occidentaux et bureaucratie locale.
Alors, pour les hommes politiques d'ici, l'espoir d'un retour à cette stabilité fructueuse vaut bien d'oublier ce qu'ils disaient, en 2004, de Ianoukovitch et du régime incontestablement corrompu et antidémocratique de Koutchma dont il était un pilier. Tout comme, fin 2004, les mêmes avaient oublié de dire que les chefs «orange», opposés à Koutchma-Ianoukovitch, étaient issus de la même caste dirigeante dont ils défendaient, chacun à sa façon, les intérêts contre leur propre peuple.