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Dans le monde
Ukraine : Trous dans la caisse et trous de mémoire
Si une chose peut étonner dans le limogeage, le 8 septembre, du gouvernement ukrainien par le président Iouchtchenko, arrivé au pouvoir fin 2004 sur la vague des manifestations géantes de Kiev (la " révolution orange "), ce sont les commentaires qu'en fait la presse d'ici. Elle qui avait encensé les Iouchtchenko, Timochenko et autres leaders de ladite " révolution ", qu'elle présentait comme des démocrates combattant la corruption - en passant sous silence ce qu'ils étaient, des bureaucrates de même nature que leurs adversaires - a subitement recouvré la mémoire après que le nouveau pouvoir a dénoncé lui-même la vénalité de certains des siens.
" La révolution orange n'est pas venue à bout des oligarchies " (les milieux affairistes de la bureaucratie), titrait Le Figaro du 10 septembre. La veille, Libération parlait encore en termes élogieux de Ioulia Timochenko, qui venait d'être éjectée de son poste de Première ministre. " Pasionaria de la révolution orange ", selon ce journal, elle se trouve pourtant depuis des semaines au coeur d'affrontements où de hauts dirigeants s'étripent en public, chacun accusant l'autre d'être corrompu.
En août, le président fut mis en cause au travers de son fils, dont la presse étala le train de vie somptuaire et, plus choquant pour ceux qui avaient cru en la " révolution orange ", révéla qu'il a capté les droits commerciaux sur les gadgets évoquant celle-ci. Pour donner le change, le président avait alors dissous la police de la route en l'accusant, chose notoire, de n'avoir d'efficacité que dans le racket des automobilistes. Mais quand la mêlée devint générale au sommet du pouvoir, pour savoir qui récupérerait des géants industriels que l'équipe précédente avait privatisés entre amis, le président dut trancher dans le vif.
Iouchtchenko éloigne ainsi sa Première ministre ainsi que Porochenko, " un oligarque qui avait financé la révolution orange " vient de " découvrir " Le Monde -et qui avait obtenu en remerciement le poste de secrétaire du Conseil de sécurité. Écartés de l'exécutif, ces gens qui ne faisaient guère mystère de viser la place du président n'ont plus accès aux moyens que leur procurait le pouvoir de satisfaire leurs ambitions. En même temps Iouchtchenko se pose en " Monsieur Propre ". À en croire sa déclaration télévisée, il ne tolérerait pas que des " membres du gouvernement commencent à diriger des juges et des procureurs, à organiser des privatisations dans l'ombre, mettant le pays au bord d'un bain de sang, au nom d'avantages s'élevant à des centaines de millions ".
Iouchtchenko n'ignore rien de cette engeance (dont il fait partie), ni de ses turpitudes. Il sait que le pillage du pays par ses dirigeants a crû en intensité avec l'arrivée au pouvoir de clans qui, ayant été tenus écartés pendant des années, mettent les bouchées doubles pour se rattraper. Il sait aussi que, pour la même raison, la situation de la majorité de la population ne cesse de se dégrader. Alors, par ce limogeage, non seulement il écarte des rivaux, mais il se donne le beau rôle face à des clans dont la rapacité n'a pas de bornes. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler certains faits.
De 1999 à 2001, Timochenko fut l'adjointe de Iouchtchenko qui, ancien banquier impliqué dans maints trafics d'envergure, était devenu le Premier ministre de Koutchma, qui présidait alors au pillage du pays par les clans de la bureaucratie. Koutchma ayant fini par démettre Iouchtchenko, la justice s'intéressa à son adjointe, que l'on n'appelait pas encore la " pasionaria de la révolution orange ", mais la " princesse du gaz ". Les relations politico-familiales de cette " princesse " liée à la haute bureaucratie lui avaient permis d'obtenir la haute main sur une activité des plus lucratives : le transit du gaz russe via le territoire ukrainien, après l'effondrement de l'URSS. À trop bien réussir, elle avait fait des envieux parmi ses pareils et passa du gouvernement à la prison pour détournements de fonds.
Elle avait donc toutes les compétences requises pour, en décembre dernier sur la place de l'Indépendance de Kiev, traiter de " bandit " son ancien compère devenu ennemi, Koutchma, depuis la même tribune qu'un Iouchtchenko ne déparant pas le tableau.
Alors, le limogeage de cette " pasionaria ", et avec elle de quelques autres de la même veine, n'est sans doute qu'un épisode de plus dans ces luttes de clans pour s'approprier les richesses et revenus du pays, au détriment de la population.