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Kirghizstan : Une révolution de palais ?
Au Kirghizstan, un État d'Asie centrale issu de la décomposition de l'URSS fin 1991, il a apparemment suffi d'une journée de manifestations dans la capitale, le 24 mars, pour que le président Akaev quitte précipitamment le pays et que le pouvoir échoie à des gens qui, formant l'opposition, étaient ses adjoints directs, il y a peu encore.
Si l'on en juge par ce qu'en ont montré diverses télévisions, les manifestants du 24 mars n'étaient pas plus de quelques milliers à affronter la police dans la capitale pour protester contre le résultat des élections législatives de février, notoirement truquées par le clan Akaev. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette police n'a guère fait preuve d'ardeur à défendre le régime. On en eut une explication quand parut une interview, réalisée la veille des événements, de celui qu'Akaev avait, juste avant sa chute, nommé ministre de l'Intérieur. Ce dernier y déclarait se placer "aux côtés du peuple", un slogan de l'opposition, et être seul à décider du recours à la force, ajoutant ne pas avoir d'ordre à recevoir du président.
En fait, comme ce ministre, ce sont de larges couches des milieux dirigeants qui ont saisi là l'occasion de se débarrasser d'Akaev, au pouvoir depuis 1990.
Celui-ci a longtemps été présenté comme un "démocrate". Sans doute parce que, de tous les satrapes dirigeant les ex-républiques soviétiques d'Asie, il était le seul à ne pas avoir dirigé le Parti Communiste de "sa" république, puis, l'URSS ayant disparu, à ne pas avoir écrasé toute expression d'une quelconque opposition. Mais, sur le plan de la corruption, son régime n'avait rien à envier à ceux des pays voisins.
Une catastrophe sociale
Comme eux, le Kirghizstan se trouve désormais tributaire, pour ses ressources, de divers trafics, et d'abord de celui de l'opium dont il est devenu une plaque tournante. Dans ce pays de cinq millions d'habitants, montagneux, enclavé et n'ayant ni pétrole ni gaz, à la différence de ses voisins, la fin de l'URSS a été plus encore qu'ailleurs une terrible catastrophe. La plupart des rares usines ont cessé de fonctionner. La principale ressource locale -la mine d'or de Kumtor, qui rapporte 14% du budget du pays- a été livrée (contre pots-de-vin) au Canada. Quant à l'économie pastorale et aux échanges commerciaux, ainsi qu'aux échanges entre populations dans une région où s'entremêlent une demi-douzaine de peuples, ils sont maintenant entravés par des frontières, qui ne sont plus seulement administratives comme du temps de l'URSS, mais des murs hérissés de barbelés.
Pour ces populations sans travail ou n'ayant que des salaires misérables (officiellement: 40 euros en moyenne par mois et 8 euros au minimum, si ces notions ont un sens), il reste l'exil en Russie, pour y trimer comme clandestins sur les chantiers ou les marchés, ou les mille et une débrouilles permettant de survivre sur place.
C'est cela aussi qui explique que la population, trop occupée à survivre au jour le jour, a finalement peu participé aux manifestations de l'opposition et que, une fois ce régime pourri jusqu'à la moelle tombé facilement, des déshérités se soient lancés en foule à l'assaut des magasins de Bichkek, la capitale, où une bonne partie du commerce appartient à de proches parents d'Akaev.
Mais à trop placer les siens à la tête des entreprises publiques, du secteur commercial, des administrations centrales, bref des sources de détournement d'argent et de pots-de-vin, Akaev a fini par dresser contre lui la plupart des autres clans de la bureaucratie dirigeante.
Un chef de clan de la bureaucratie chassé par les autres
À la veille de l'installation de l'Assemblée nouvellement élue -où les familles d'Akaev et de ses proches trustent les deux tiers des postes- l'opposition, encore plus écartée du Parlement, avait appelé à manifester. Cette opposition hétéroclite allant des milieux religieux à des partis soutenant, chacun, un des chefs de clan de la bureaucratie locale, avait déjà, en fait, pris le contrôle depuis une semaine du sud du pays, fief de plusieurs de ses dirigeants. Dans le sud, des chefs de la police, de l'armée, les autorités locales, avaient annoncé leur ralliement à ceux qui briguaient la place d'Akaev. On connaît la suite.
Ceux qui ont succédé à Akaev-Bakaiev, le chef de l'opposition devenu Premier ministre et président par intérim, et Koulov, un général de l'ex-KGB devenu chef de la police et de l'armée -sont tout sauf des inconnus en ex-URSS.
Après une carrière classique dans la bureaucratie kirghize durant les dernières années de l'URSS, Bakaiev avait fini par se retrouver vice-président de l'organisme chargé des privatisations (un poste recherché dans toutes les ex-républiques soviétiques où la bureaucratie s'est jetée dès qu'elle l'a pu sur la propriété d'État), puis gouverneur de région, avant qu'Akaev le nomme à la tête du gouvernement, fin 2000. Des émeutes ayant été sauvagement réprimées dans une région considérée comme son fief, Bakaiev avait fini par démissionner en mai 2002, non sans laisser ses trois frères à des postes-clés de l'État, notamment de la police et de la justice. Quant à Koulov, adjoint actuel de Bakaiev -que ce dernier avait fait jeter en prison pour corruption en 2001- sa carrière au sein de la police politique, le KGB, en fait l'homme de la situation.
C'est lui qui a reconnu... la nouvelle Assemblée contre laquelle l'opposition appelait encore à manifester il y a quelques jours. Ce geste était adressé aux gens du clan du président déboulonné, dont la plupart ont acheté leur siège au prix fort. Dans le même temps, pour ne pas faire de jaloux, des députés non réélus de l'ancienne opposition se voyaient attribuer des places de ministres. Surtout, Koulov n'a rien eu de plus pressé que d'ordonner à tous les policiers du pays de reprendre leur poste, sous peine de renvoi, et de menacer les manifestants qui s'en étaient pris aux biens et commerces du président enfui.
Un général de l'ex-KGB à la barre
Dans une interview, Koulov a déclaré que ceux qui avaient évoqué une "révolution des tulipes" ne savaient pas de quoi ils parlaient. "La révolution n'a pas encore commencé", disait-il, voulant dire par là que, par son intervention, il avait justement réussi à empêcher tout véritable débordement. Eh oui, dans ces pays que la bureaucratie a mis à genoux économiquement et socialement, les représentants politiques de cette dernière savent quelle haine leur pillage a fait naître au sein des peuples. Ils savent qu'elle peut exploser sans prévenir et là où on ne l'attendrait pas. Comme cette fois, au Kirghizstan, où des bureaucrates réglant des comptes entre eux, pour se repartager le gâteau, ont vu descendre dans la rue des milliers de manifestants puis, le dictateur étant tombé, des dizaines de milliers.
C'est sans doute parce qu'ils craignaient que les leaders de l'opposition aient joué avec le feu que les dirigeants américains, qui semblent avoir soutenu ces derniers, n'avaient toujours pas, une semaine après, reconnu les nouvelles autorités. Par la bouche du président kazakh Nazarbaev, les dirigeants des voisins du Kirghizstan n'ont pas dit autre chose. Parlant des "désordres" survenus dans ce pays, Nazarbaev les a attribués aux "problèmes sociaux et économiques accumulés depuis des années" et, ajoutait-il, "à la faiblesse des autorités qui ont laissé des voyous (...) agir à leur guise".
Maintenant, avec un général de la police politique aux commandes au Kirghizstan, les dictateurs de la région doivent mieux respirer...