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Ukraine : Changement de président
Viktor Iouchtchenko, le nouveau président ukrainien, vient officiellement de prendre ses fonctions, un mois après un "troisième tour" électoral qu'il a emporté grâce à la pression, durant des semaines et dans la rue, de centaines de milliers de gens manifestant contre les dirigeants en place.
Dans une cérémonie à grand spectacle, Iouchtchenko a prêté serment de respecter la Constitution du pays, la main sur la bible, un nouveau rituel pour les chefs des ex-républiques soviétiques qui, de la Russie à la Géorgie, ont tous débuté leur carrière de bureaucrates dans la religion du parti unique, dit communiste, du temps de l'URSS. Devant ses partisans, qui occupaient de nouveau le centre de Kiev pour son investiture, Iouchtchenko a redit vouloir "lutter contre la corruption" et "faire entrer l'Ukraine dans l'Europe". Il n'a fait que rappeler là l'argumentaire dont il s'est servi pour se faire élire, de vagues promesses n'engageant que ceux qui y croient.
Le "réalisme"de Iouchtchenko
Le lendemain, Iouchtchenko filait à Moscou pour sa première visite officielle comme président de l'Ukraine. Certes, il a vendu l'argument de l'éloignement par rapport à Moscou à diverses couches de l'électorat: les nationalistes ou encore la petite bourgeoisie qui espère monts et merveilles d'un rapprochement avec l'Occident. Mais il sait fort bien que l'économie ukrainienne, mal en point, s'effondrerait si elle rompait ses liens avec la Russie. Car c'est d'elle que dépend son approvisionnement énergétique et c'est en Russie qu'elle écoule une grande partie de sa production industrielle et agricole. Alors, Iouchtchenko qualifie maintenant la Russie d'"allié stratégique éternel", car il sait aussi que toute une fraction de la caste dirigeante ukrainienne doit tout son poids social, son pouvoir politique et ses revenus crapuleux aux immenses conglomérats de l'industrie lourde dont le sort et le fonctionnement, héritage de la planification soviétique, sont intimement liés à l'économie russe.
Bien sûr, les barons de la bureaucratie ukrainienne de l'Est industriel et russophone ont, durant la récente campagne présidentielle, plus souvent soutenu le candidat officiel du pouvoir et de Moscou, Ianoukovitch, que son challenger, finalement victorieux. Mais une fois élu, Iouchtchenko est devenu le représentant des intérêts généraux de la caste dirigeante. Et on imagine mal comment il pourrait gouverner contre une fraction déterminante de cette bureaucratie, même s'il doit, aussi, donner des gages aux clans de la bureaucratie qui l'ont soutenu car ils s'estimaient tenus trop à l'écart du pillage des ressources du pays par l'équipe dirigeante sortante.
La "lutte contrela corruption"
Iouchtchenko vient ainsi de désigner Ioulia Timochenko comme Premier ministre. Sa nomination doit encore être entérinée par le Parlement, ce qui n'est pas acquis car, si la dame a les dents longues, elle a eu l'occasion récente de s'en casser quelques-unes lors de conflits d'intérêts avec d'autres clans dirigeants. Durant la "révolution orange" qui a porté Iouchtchenko au pouvoir, la presse d'ici soutenait l'opposition pro-occidentale et qualifiait Ioulia Timochenko de "madone de la démocratie". Aujourd'hui que la mobilisation de la rue est retombée, certains journaux n'ont plus autant de raisons de jouer les aveugles professionnels et "découvrent" certains pans de la personnalité de cette affairiste de haut vol. Elle arbore la coiffure "des paysannes ukrainiennes", écrit Le Figaro, mais s'habille chez de grands couturiers. Et elle en a les moyens, elle qu'on surnomme la "princesse du gaz" (ce que les médias d'ici passaient jusqu'alors sous silence) depuis qu'en 1995 ses liens avec l'ancienne équipe gouvernante lui ont permis de mettre la main sur l'approvisionnement énergétique du pays.
Les trafics liés au détournement du gaz et du pétrole russes transitant par l'Ukraine l'ont prodigieusement enrichie, ainsi que son clan. Un peu trop au goût de ses rivaux qui, s'estimant lésés, ont obtenu son renvoi du gouvernement en 2001 avec, en prime, sa mise en prison pour détournements de fonds. Si le Parlement n'entérine pas la nomination de Timochenko, un certain Lazarenko, ancien Premier ministre et ardent soutien de Iouchtchenko durant la "révolution orange", aurait pu faire l'affaire. Mais il est "retenu" ailleurs: il purge une peine de prison aux États-Unis pour avoir détourné en grand des milliards de dollars de prêts occidentaux du temps où il était aux "affaires" à Kiev.
En fait, pour constituer son équipe gouvernementale, Iouchtchenko n'a que l'embarras du choix. Vu la foule de dirigeants de la même eau qui guignent une place de choix au plus près de la principale source d'enrichissement que constitue le pouvoir en Ukraine, "la lutte contre la corruption" annoncée par Iouchtchenko est en bonne voie...
Un rapprochement avec l'Union européenne ?
Quant au rapprochement avec l'Union européenne, il va y avoir de grands discours à Bruxelles ces jours-ci pour la seconde visite officielle de Iouchtchenko. Les instances dirigeantes de l'Union vont lui proposer un "partenariat renforcé", elles l'ont annoncé, le même que celui, accordé à la Russie, que l'Union européenne avait déjà promis à Koutchma, le précédent président ukrainien, en 1999... avant de revenir sur cet accord qui n'avait, d'ailleurs, pas grand contenu concret.
Iouchtchenko ne se fait sans doute guère d'illusions: même largement ouverte aux capitaux occidentaux depuis la fin de l'URSS en 1991, l'Ukraine ne les a guère attirés. Un rapport de l'OCDE sur la question évalue à moins de 4 milliards de dollars les capitaux investis en Ukraine en dix ans, un chiffre que cet organisme met au regard des 20 milliards de dollars que les dirigeants du pays ont fait sortir d'Ukraine dans le même temps, en se les appropriant, pour conclure que l'Ukraine est "devenue un pays exportateur de capitaux". En clair, elle ne cesse de s'appauvrir du fait du pillage auquel elle est soumise par ceux qui la dirigent. Et, constate un autre rapport, lui de la Banque mondiale, le pays est à l'avant-dernier rang de tous ceux issus de l'URSS quant aux investissements étrangers, les investisseurs se plaignant de l'instabilité du droit et du régime de la propriété, de la corruption des autorités, du manque d'infrastructures permettant d'exporter la production locale, en même temps que du trop faible pouvoir d'achat des consommateurs ukrainiens.
Évidemment, rien de cela n'a changé avec l'élection de Iouchtchenko. En revanche, la perspective agitée par lui d'une intégration à l'Union européenne a un avantage pour la nouvelle équipe dirigeante: elle lui sert de prétexte pour imposer de nouveaux sacrifices aux consommateurs sans le sou et aux travailleurs aux salaires misérables. En fait, c'est cela la première priorité que se fixe Iouchtchenko, quand il annonce, pour l'instant sans plus de précisions, vouloir "redresser l'économie" pour, dit-il, la rapprocher des standards ouest-européens.