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Leur société
Eurotunnel : Bataille autour d'une dette
"C'est la victoire de la démocratie actionnariale, un grand jour pour la France", a pompeusement déclaré Nicolas Miguet, cet affairiste proche de l'extrême droite, devenu par ses manoeuvres l'interprète de la colère des actionnaires de la société Eurotunnel. En théorie, après que les deux tiers de ceux-ci eurent renversé l'ancienne direction de cette société au cours d'une houleuse assemblée tenue le 7avril dernier, Miguet aurait pu en prendre la tête, mais comme il est interdit de gestion à la suite d'une condamnation pour "escroquerie, vol et abus de biens sociaux", c'est Jacques Maillot, ex-PDG de Nouvelles Frontières, qui se retrouve à la présidence.
Ce dernier a choisi comme n°2 un polytechnicien spécialisé dans le redressement des entreprises. La direction financière sera confiée à un cadre mis par ailleurs en examen pour "blanchiment aggravé". On y retrouve aussi le député UMP Pierre Cardot, lui même actionnaire, ainsi que le sociologue qui dirige le Credoc, Robert Rochefort.
La nouvelle direction, plébiscitée par les actionnaires, prétend trouver des solutions à la dette de 9 milliards d'euros -équivalente à dix ans de chiffre d'affaires d'Eurotunnel- qui plombe la valeur de l'action et a engendré la colère des quelque 1,1 million d'actionnaires (dont les neuf dixièmes sont français): en quinze ans, la valeur de l'action a chuté de près de 20 euros à un demi-euro.
Cette dette est pour un tiers entre les mains de différentes banques à l'origine du lancement du projet, parmi lesquelles le Crédit Agricole et la BNP et des banques anglaises. Mais, pour les deux tiers, elle est désormais aux mains de fonds d'investissements spéculatifs.
Le projet de tunnel, fruit de la collaboration franco-britannique, vit le jour en 1981. Mitterrand respecta le point de vue britannique défendu par Margaret Thatcher: "Pas un sou d'argent public". Il fut donc entièrement financé par emprunt aux banques et par appel à l'épargne. Pour attirer les gros sous des petits épargnants, on multiplia les bobards: "Un placement de père de famille, au rendement de 18% par an" disait le Trésor public lors de l'introduction en Bourse en 1987. L'action valait alors 5,33 euros. Avec les mouvements spéculatifs, elle frisa les vingt euros en 1989, avant de dégringoler. Car, comme toujours dans ce genre de grands travaux, toutes les prévisions se sont révélées fausses et trompeuses. L'investissement total (15 milliards d'euros) a doublé par rapport aux prévisions. Ces dépassements n'ont pas été perdus pour tout le monde: Bouygues, Dumez, etc., s'y sont enrichis. De plus, le trafic a été surévalué: 12millions de voyageurs contre 30millions annoncés, 1,7million de tonnes de frêt contre les 15millions prévus.
Il reste maintenant à gérer ce passif, qui n'a pas été perdu pour tout le monde. Les créances douteuses ont été transformées en actions ou ont été bradées. Les banques n'en détiennent plus que 30%. Les fonds spéculatifs qui ont pris alors le relais possèdent désormais 70% des dettes. En cas de faillite, ces créances pourraient se transformer, pour eux, en parts du capital d'Eurotunnel. Leurs détenteurs en deviendraient alors les principaux propriétaires, ce qui réduirait à peu de choses le poids des petits actionnaires.
En l'absence d'aide financière ou de nouvelles garanties des États français et britannique, la nouvelle équipe dirigeante aimerait que la dette soit mise à l'écart des comptes de l'entreprise. Les banques et les fonds spéculatifs de leur côté estiment qu'en cas de faillite, ils pourront se substituer à la direction. Dans ce cas, la "victoire" des petits actionnaires n'aurait été que le prélude d'une défaite bien plus cuisante, ramenant la "démocratie actionnariale" au niveau zéro de l'action Eurotunnel.
Jacques FONTENOY
Nicolas Miguet gagne sa vie en vendant des conseils boursiers soit par l'intermédiaire d'une lettre La Bourse (4000 exemplaires) soit par un hebdo Bourse Plus.com (20000 exemplaires). Certaines de ses chroniques boursières peuvent être écoutées sur un service audiotel, qui fait l'objet de 3000 à 10000 appels quotidiens facturés 1,35euro l'appel, plus 34 centimes la minute. Les résultats sont juteux: 3 millions d'euros de bénéfices pour un chiffre d'affaires de 7 millions. Le président du fantomatique "Rassemblement des contribuables" s'y entend pour mettre les gogos à contribution.