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Haïti : Après le départ d'Aristide
Au fil des heures, il se confirme qu'en Haïti Aristide a bien été poussé à la démission et à l'exil par un commando américain. Les dirigeants de Washington ont démenti être à l'origine de ce que l'ex-président haïtien appelle "un coup d'État diplomatique", mais ils n'en sont pas à un mensonge près.
L'administration Bush a choisi de se débarrasser d'Aristide, qu'elle n'a jamais porté dans son coeur, parce qu'il a cessé d'être utile du point de vue des intérêts américains. La crise politique amorcée depuis décembre dernier, transformée en crise militaire au début février, a montré qu'Aristide, en perdant son crédit auprès de la population, a perdu sa capacité de maintenir l'ordre.
Lors de sa première élection, en décembre 1990, Aristide fut porté par un vaste mouvement populaire qui lui valut d'être élu à la présidence avec plus de 67% des voix. Cet élan fut brutalement stoppé quelques mois plus tard, en septembre 1991, par le coup d'État militaire du général Raoul Cédras. Alors que depuis son élection, Aristide n'avait cessé de célébrer "la réconciliation du peuple et de l'armée", Cédras et sa clique se chargèrent de démontrer le contraire en soumettant le pays à une sanglante répression.
Les dirigeants de l'impérialisme américain n'étaient pas fâchés de voir les militaires haïtiens faire un bain de sang dans les quartiers populaires de Port-au-Prince. Mais les militaires ne se sont pas contentés de mettre au pas les classes populaires d'Haïti. Ils ont soumis l'économie haïtienne exsangue à un tel pillage, ils ont tant élargi les rackets, la corruption, le trafic de drogue que cela en devenait gênant pour la bourgeoisie elle-même, y compris pour les patrons américains qui voulaient exploiter en paix des ouvriers haïtiens payés un dollar et demi par jour. L'administration Clinton finit par se convaincre qu'il valait encore mieux au pouvoir un Aristide, convenablement mis au pas et chapitré pendant son exil américain, qu'une dictature militaire déliquescente.
Aristide fut remis en selle, en 1994, après que le débarquement de 20000 marines eut chassé Cédras du pouvoir. A l'époque, Aristide conservait un certain crédit auprès des masses pauvres mais il s'évertua à éteindre tous les espoirs qu'elles avaient mis en lui, ne faisant absolument rien pour améliorer un tant soit peu le sort des classes populaires. Au contraire, alors que les barons du régime et Aristide lui-même s'enrichissaient, ce pays, déjà l'un des plus pauvres du monde, s'enfonça plus encore dans la misère et la famine. Parallèlement, Aristide s'appuya de plus en plus sur la police et des bandes armées à son service, les "chimères", pour quadriller les quartiers pauvres, terroriser et bâillonner la population.
Le fait que des chefs de l'actuelle rébellion comme Louis-Jodel Chamblain et Guy Philippe, pourtant connus pour être à l'origine d'une multitude d'assassinats et d'exactions du temps de Cédras, aient pu être accueillis en libérateurs à Port-au-Prince et dans plusieurs villes, montre à quel point le régime d'Aristide s'était coupé de la population. Certes, parmi la foule venue les acclamer, beaucoup, la majorité peut-être, venaient des beaux quartiers de Pétionville, qui n'ont jamais accepté Aristide. Mais il y avait également des gens issus des quartiers populaires, applaudissant les oppresseurs d'avant-hier pour les avoir débarrassés d'un régime devenu dictatorial et honni.
Ce ne sont pas les quelques milliers de soldats de l'ONU, venus rejoindre les troupes américaines, françaises et canadiennes déjà sur place, qui pourront stabiliser un pays livré aux bandes armées et à toutes sortes de trafiquants. Et ils pourront encore moins imposer la démocratie, contrairement aux affirmations de Chirac et des dirigeants américains. Ces troupes d'intervention seront là surtout pour protéger les ambassades, les banques, quelques bâtiments publics et les entreprises de la zone industrielle, qui travaillent pour les marchés occidentaux et exploitent les travailleurs haïtiens pour des salaires de misère, au profit de patrons américains, français, et accessoirement haïtiens. Ils laisseront les bandes armées de la rébellion militaire régler leurs comptes avec les quartiers pauvres d'où sont issues les "chimères", les bandes armées d'Aristide.
C'est pour participer au maintien de cet ordre-là -et pas pour soulager la misère de la population- que le gouvernement français, comme ses homologues américains, a envoyé des troupes.