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Tribune de la minorité
Haïti, 500 ans de capitalisme
Les grandes célébrations patriotiques offrent d'habitude aux États de tranquilles occasions d'auto-glorification, sous l'oeil complaisant des diplomates invités. Dans le cas du deux centième anniversaire de l'indépendance d'Haïti, cela semble loin d'être gagné pour le régime du président Aristide. La situation politique est tellement tendue que chaque cérémonie officielle du pouvoir haïtien est d'abord l'occasion d'affrontements avec l'opposition. Le 1er janvier dernier, la commémoration de la proclamation d'indépendance de 1804 s'est faite en service minimum. Le président sud-africain Thabo Mbeki, seul chef d'État à avoir osé le déplacement, est resté dans ses appartements, et Aristide lui-même a dû se contenter d'un programme écourté, pendant qu'une manifestation rassemblait 10000 opposants. Depuis plusieurs semaines, les affrontements avec la police ont fait officiellement des dizaines de morts, sans compter le bilan sans doute beaucoup plus lourd des "Chimères", ces bandes armées que le régime utilise pour éliminer ses opposants.
La misère et l'oppression...
Haïti vit dans un climat de violence permanente. En 1986, un soulèvement populaire abattait la dictature presque trentenaire des Duvalier, avant que l'armée ne récupère le pouvoir. En 1990, le prêtre Jean-Bertrand Aristide, suscitant les espoirs des plus pauvres avec un discours démagogique inspiré de la "théologie de la libération", était élu président. L'armée l'écartait par un coup d'État l'année suivante. Les États-Unis, dont Haïti est une arrière-cour coloniale, se méfiaient un peu d'Aristide et de son populisme; mais faute de meilleur candidat au maintien de l'ordre, le Pentagone se décidait en 1994 à envoyer 20000 GI's pour ramener au pouvoir le "président des pauvres", le "curé des bidonvilles". Depuis, à défaut d'instaurer un régime solide, Aristide a eu le temps de dissiper les dernières inquiétudes impérialistes sur son programme.
Derrière le chaos politique, il y a la misère du pays le plus pauvre du continent américain. Les deux tiers de la population sont au chômage, une majorité d'Haïtiens survit avec un dollar par jour, et l'espérance de vie dépasse à peine 50 ans. Une société extrêmement inégalitaire aussi, où tous ne sont pas pauvres, puisque 1% de la population détient 50% des richesses. Haïti montre les traits les plus brutaux du monde capitaliste.
L'opposition qui tient tête aujourdhui à Aristide et organise les manifestations contre son régime est menée par des grands et des petits bourgeois qui n'en méprisent pas moins les pauvres d'Haïti que l'actuel dictateur. Ils représentent des possédants aspirant à exploiter leur peuple dans des conditions plus confortables pour eux-mêmes. Ils sollicitent le soutien de l'impérialisme américain. Lequel pour le moment n'a pas choisi de changer de cheval, même s'il peut très bien le faire demain. Ce qui ne changerait sans doute rien ni à la misère de la population d'Haïti, ni à l'absence de liberté et de démocratie. Si ce ne sont pas des représentants des intérêts des travailleurs et des pauvres qui mènent aujourd'hui le combat contre cette dictature dont ils sont les principales victimes, c'est d'abord à cause du lourd passé qui pèse sur eux.
...vieux héritages
L'existence même de ce pays résulte de l'essor du capitalisme marchand en Europe. Celui-ci s'est en effet largement nourri de la mise en coupe réglée du continent américain. L'exploitation du Nouveau Monde a été faite par la déportation de millions d'esclaves africains, au cours de trois siècles de traite des Noirs. Et la colonie française de Saint-Domingue, ancêtre d'Haïti, a été au centre de cette histoire. A la fin du XVIIIE siècle, transformée en machine à consommer des esclaves et à produire du sucre (75% de la production mondiale), l'île était l'une des plus juteuses colonies du monde. Ce gigantesque camp de travail a donc joué un rôle essentiel dans la construction de la puissance économique de la bourgeoisie française, comme pour d'autres les mines et les plantations de l'Amérique latine, ou les champs de coton des États-Unis.
Arriération économique, inégalité et rapports de pillage entre métropoles occidentales et Tiers-monde... Le fait que tout cela résulte directement du développement mondial du capitalisme n'est nulle part aussi clair qu'à Haïti. Comme les racines du "problème noir", le racisme comme mode de fonctionnement des sociétés d'Amérique et d'ailleurs, la double oppression que subit la population d'origine africaine, déportée dans le Nouveau Monde pour servir de bêtes de somme.
La mémoire d'une révolution
Mais l'histoire du peuple haïtien n'est pas seulement celle de son oppression. En pleine Révolution française, cette population d'esclaves a été capable de se lever contre les colons et la bourgeoisie de la métropole. La France était alors une des toutes premières puissances du monde; en face, les insurgés composaient une armée de va-nu-pieds, dont les chefs, pour la plupart analphabètes, gardaient dans le dos les cicatrices du fouet. Malgré cela, ce sont les anciens esclaves qui ont écrasé les armées de leurs maîtres, et qui leur ont arraché non seulement leur liberté mais l'indépendance, après plus de dix ans de guerre.
Le régime d'Aristide n'a aujourd'hui que le ressassement et la manipulation de ces souvenirs à offrir à sa population. La mémoire de la révolution des esclaves de Saint-Domingue, transformée depuis longtemps en mythe patriotique, ne pourra pas grand chose pour leurs descendants. Mais dans un monde dominé par l'impérialisme, elle permet quand même de rappeler que les masses les plus opprimées peuvent parfois renverser le cours de l'histoire. C'est aussi une raison de la gêne qui entoure ce bicentenaire.
Benoît MARCHAND
Convergences Révolutionnaires nE 31 (Janvier-février 2004), bimestriel publié par la Fraction
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