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Dans le monde
Russie : L’affairiste n°1 atterrit en prison
L'arrestation, sur un aéroport sibérien, de Khodorkovski, tenu pour l'homme le plus riche de Russie, n'a rien d'une surprise. Depuis l'été, ce magnat, sacré «seconde fortune mondiale parmi les moins de 40 ans» par le magazine américain Fortune, voyait se resserrer sur lui l'étau de la justice et du pouvoir.
Son bras droit avait été jeté en prison pour détournement de fonds et fraude fiscale; Ioukos, son groupe pétrolier, était soumis à des enquêtes et le chef de la sécurité de Ioukos était incarcéré pour meurtres commandités. En août, son allié, le PDG du groupe pétrolier Sibneft, Abramovitch était menacé de poursuites: lui et Khodorkovski venaient de fusionner leurs deux groupes et d'annoncer vouloir ouvrir le capital de la quatrième compagnie pétrolière mondiale ainsi formée au n°1 mondial, l'américain ExxonMobil. Mi-octobre, la police arrêtait un autre actionnaire de Ioukos et saccageait des locaux du parti «libéral» Iabloko, soutenu par Khodorkovski aux élections législatives de décembre avec d'autres formations d'opposition, dont le parti «communiste». Le chef de Iabloko accusa alors le président russe Poutine de vouloir promouvoir... «un capitalisme au visage stalinien».
Après l'arrestation de Khodorkovski, les milieux d'affaires internationaux ont protesté. Certains ont gelé les projets d'investissement qu'ils pouvaient avoir en Russie. La Bourse de Moscou, elle, a plongé. Il est vrai qu'elle ne cote qu'un tout petit nombre de sociétés, surtout pétrolières et gazières, étroitement contrôlées et que Ioukos et Sibneft y comptent... pour un tiers de l'indice boursier russe!
Du coup, des hommes d'affaires occidentaux se demandent à haute voix (et ce n'est pas la première fois) quelle confiance ils peuvent accorder à ce régime qui encense le «marché» en s'en prenant périodiquement aux «oligarques», ces magnats du monde financier et politico-criminel que la Russie a vu surgir ces dernières années.
Affairistes, mafieux et bureaucrates au pouvoir
Qu'est-il advenu des plus connus de la période précédente qui s'étaient enrichis en pillant l'économie sous la protection de la «Famille», le clan du président russe d'alors, Eltsine? L'un, Goussinski, a tâté de la prison en 2000 pour avoir déplu à Poutine, dès son élection. Puis, il a dû céder la majeure partie de ses avoirs en Russie aux nouveaux favoris du pouvoir afin d'être autorisé à s'exiler. L'autre, Berezovski, a aussi dû s'exiler en «cédant» la plus grande partie de son ex-empire financier dans les mêmes conditions pour échapper à la prison en Russie.
Quant à ceux qui les ont remplacés au hit-parade de la fortune, leur situation dorée reste suspendue aux faveurs du pouvoir central et des clans qui se le disputent. Khodorkovski avait beau être protégé par le chef de l'administration présidentielle, un homme d'Elstine (qui vient d'ailleurs d'être «démissionné»), voire par le Premier ministre, cela ne lui a pas évité la prison. Tchernoï, le «roi de l'aluminium» et gangster notoire, lui se cache à l'étranger pour échapper à un mandat d'arrêt russe. Tout gouverneur qu'il soit et malgré l'immunité que cela lui confère en théorie, Abramovitch juge plus prudent de vivre à Londres: des fois que le Kremlin veuille l'envoyer rejoindre son compère Khodorkovski.
En situation difficile (selon les sondages) pour les élections législatives de décembre et présidentielle de mai, Poutine sait que la population russe hait ces affairistes en qui elle voit, à juste titre, des voleurs. En incarcérant le plus riche, il fait d'une pierre deux coups. Il prive l'opposition d'une source de financement et escompte que les électeurs lui revaudront ces gestes et déclarations comme celle exigeant des autorités qu'elles «entament une lutte systématique contre la corruption».
Bien sûr, ce n'est que poudre aux yeux. Comme tous les dirigeants de la bureaucratie russe, Poutine est bien placé pour savoir que la corruption n'est qu'une des multiples façons dont les hommes du pouvoir et leurs alliés pillent l'économie, rançonnent la population, cela ouvertement depuis la fin de l'URSS. Ce gangstérisme, avec ses variantes plus ou moins légales, c'est ce que les dirigeants russes nomment «marché». Alors, la justice n'est jamais en mal de trouver un chef d'inculpation contre tel ou tel «nouveau riche» ayant cessé de plaire aux dirigeants du moment, parce que ces gens n'ont pu s'enrichir que par les pires moyens et avec le soutien du pouvoir.
Le bradage de l'économie
Dans l'»affaire Khodorkovski», la presse occidentale insiste sur l'appétit des clans de l'entourage de Poutine (l'ex-KGB notamment) qui, n'ayant pas autant profité du pillage de l'économie soviétique sous Eltsine que les Khodorkovski et Berezovski, voudraient prendre leur revanche en dépouillant leurs rivaux.
Sans doute, mais il s'y ajoute une autre raison. En arrivant à la présidence, Poutine se targuait de rétablir un pouvoir central fort par, disait-il, la «dictature de la loi». Cela, il l'a tenté, avec un succès variable, contre les chefs des régions qui, du temps de son prédécesseur, frondaient en permanence contre le «centre». Mais les mettre au pas serait un piètre succès si des puissances telles celle d'un Khodorkovski pouvaient toujours entraver le pouvoir central, moins en soutenant des partis dits d'opposition qu'en privant le pouvoir d'un minimum de ressources.
Car, pour se financer, l'État russe ne peut compter que sur ce que veulent bien rétrocéder au «centre» ceux qui contrôlent pétrole, gaz et matières premières, une fois bien sûr qu'ils ont mis à l'abri de paradis fiscaux le plus gros de cette manne financière. Or, s'agissant de la fusion de la compagnie de Khodorkovski avec celle d'Abramovitch, ce qui risque d'échapper au Kremlin, ce n'est pas seulement certains de ses revenus, mais l'ensemble de cette société (désormais la première de Russie). La holding qui contrôle Ioukos-Sibneft est déjà domiciliée à Gibraltar, hors d'atteinte du pouvoir russe. En prenant 40 à 50% de son capital, comme prévu, ExxonMobil mettrait, de fait, la main sur une des principales sources de revenus de l'État russe.
Ce bradage économique est déjà largement amorcé. Ainsi, l'associé de Khodorkovski, Abramovitch, revend son groupe par pans entiers aux plus offrants et place cet argent dans d'autres affaires, toutes situées hors de Russie. À 37 ans, il estime ne plus avoir grand chose à tirer de Russie, alors il tire l'échelle. Khodorkovski, lui, a déclaré qu'il se retirerait des «affaires» à 45 ans. Et peu importe de savoir s'il entend prendre une retraite dorée en Occident ou, comme on lui en prête l'intention, guigner la place de Poutine. Il reste que la soif d'enrichissement des sinistres hérauts du marché en Russie n'y laisse pas grand-chose d'autre que des ruines et une économie exsangue.